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PARTIE II. 1 La voix comme moyen de dépasser le naturel (typologie thématique et générique)

CHAPITRE 2. Quand la voix (se) dévoile au moyen d’un art, d’un artifice (artificiel > naturel)

III. La narration d’une fiction : mécanique de la vo

Les démiurgiques littéraires dont il va être question donnent, dans la traduction cinématographique, forme et vie à leur personnage grâce à la voix. On peut invoquer l’analyse d’A. Boillat de la réactualisation du bonimenteur193 : il s’agit pour un

narrateur/commentateur/créateur de raconter une histoire dans laquelle s’agitent toutes sortes de personnages mus par la voix194. Le Roman d’un tricheur en est l’exemple195, il pourra évoquer Providence également, où un vieil homme imagine son roman mentalement. Les corps deviennent alors désincarnés puisque manipulés, ils sont interprétés, ils apparaissent comme des marionnettes sous l’égide d’un grand parolier. Ce sont en quelque sorte des films bonimentoriels, si l’on peut excuser ce néologisme. Il y a quelque chose d’extatique dans cette incarnation démiurgique, omnipotente, omnivoyante, omniprésente, panoptique. Un personnage assume sa subjectivité et la diffuse malgré ses efforts d’interprétation sur ses petites créatures.

Cela peut même devenir un accident, comme dans Providence où le créateur s’empare presque irrésistiblement d’un de ses personnages et ce, de façon vocale. Il y a un risque de dévisagéification du fait du manque de subjectivité des personnages dont la voix est en suspens ; un risque de révélation de fiction aux spectateurs, une mise en péril de l’identification. Mais il y a aussi le plaisir de se faire raconter une histoire par un narrateur qui assume tous les rôles (de façon nostalgique, en souvenir du parent qui prend en charge le récit et montre les images avec sa voix), le plaisir de créer des images soit d’imaginer, de représenter, de rendre présent.

Le Roman d’un tricheur : le flux de la voix

Ce film a déjà fait couler beaucoup d’encre quant à son dispositif cinématographique. Le commentaire constant du narrateur-auteur Guitry a en effet été analysé comme celui d’un bonimenteur196 par Boillat, qui inscrit le film dans la tradition du cinéma oral197. En parlant constamment à la place de tous les personnages en discours direct et pour ceci, en interprétant le ton de leur voix ou leurs intonations, Guitry « procède de la même manière que ces acteurs qui, à l’époque du muet, doublaient les personnages en restant cachés derrière l’écran, ou que

193 Alain Boillat, Du Bonimenteur à la voix-over, op. cit.

194 C’est notamment le cas dans le flash-back, voir Michel Chion, La Voix au cinéma, op. cit., p. 47.

195 Voir aussi l’article d’Alain Boillat, « La voix-over du Roman d’un tricheur et sa postérité dans Providence. A propos de la résurgence de pratiques bonimentorielles », dans Germain Lacasse, Vincent Bouchard et Gwenn Scheppler (éd.), Pratiques orales du cinéma, Paris, L’Harmattan, pp. 191-208.

196 Alain Boillat, Du Bonimenteur à la voix-over, op. cit., p. 184. 197 Alain Boillat, Pratiques orales du cinéma, op. cit, p. 198.

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le benshi, qui imitait successivement la voix de plusieurs protagonistes198 ». Il rappelle ainsi le passage entre le cinéma parlé des premiers temps et le cinéma parlant actuel, que Noël Burch nomme « interrègne », soit une période de transition où le muet ne cède le pas au parlant que petit à petit199.

De la même façon qu’un bonimenteur aux pleins pouvoirs et à tout crédit, il s’agit pour Guitry à la fois d’exprimer ses multiples je à travers ses jeux d’autorité, à la fois de prendre un plein contrôle sur les événements du film, mais aussi sur les images et les personnages tout droit sortis du roman qu’il écrit, à la fois de vouloir assujettir la représentation à la performance

orale du conteur200. On peut faire l’analogie avec Orson Welles, que Chion évoque, en abordant

l’image d’un enfant-dieu qui prête sa voix (sa puissance) à ses marionnettes, « canalisant ainsi à travers un seul organe vocal, le sien, les voix des différents personnages […] C’est véritablement la voix qui leur donne la vie, et qui revient comme voix des autres, diffractée dans le miroir multiple de la représentation qu’il se donne201. » S’il a dû apposer sa voix en voix

over et commenter sur un rythme métronomique les événements à l’écran202, ce qui est souligné

à l’inverse, c’est la façon dont tout ce qui se passe à l’image est en fait orchestré par cette voix démiurgique qui remplit le cadre de sa présence. A. Boillat souligne son effort de synchronisation comme opération et précise que cette instance narrative y occupe « une position médiane équivalant à la fois à un “spectateur” et au “producteur” des images203 ». À la fois la voix se soumet au rythme des images déjà fabriquées, déjà montées, à la fois c’est comme si c’était elle qui en était à l’origine, comme si elle organisait le filmique. C’est le rythme presque mécanique du flux de la voix qui permet l’ordonnancement du roman.

Ce qui nous intéresse tout particulièrement, ce sont les moments où sa voix coïncide avec les paroles des personnages qu’il met en scène et qu’il incarne. Dès le générique parlé, alors qu’il présente et commente les mouvements des opérateurs et acteurs, il s’exclame : « Où est Serge Grave ? Serge, où es-tu ? (Serge, le petit garçon, sort sa tête de derrière un mur) Quoi ? Rien, voilà, c’est tout. Ah bon. » Les répliques en italique sont celles de Serge, l’acteur du jeune tricheur, (on voit ses lèvres bouger et son visage correspondre à l’expression d’étonnement), mais c’est la voix de Sacha Guitry que l’on entend qui a fait quelques efforts de travestissement

198 Ibid.

199 Noël Burch, « Du muet, le parlant. Réflexions cursives sur un interrègne », in Ch. Belaygue (éd.), Le

Passage du muet au parlant, Toulouse, Cinémathèque de Toulouse, 1988, p. 51.

200 Alain Boillat, Ibid.

201 Michel Chion, La Toile trouée, Editions de l’Etoile, Paris 1988, p. 104

202 Alain Boillat, Du Bonimenteur à la voix-over, op. cit., p. 44 précise « comme inféodé à ce qui est montré ». 203 Alain Boillat, Pratiques orales du cinéma, op. cit., p. 198.

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vocal pour ceci. En présentant Serge au début, il le rend présent : le mot devient maître. Il répète le même schéma à d’autres occurrences dans le film : si le flux de la parole décrit la plupart du temps les actions, à quelques occasions, Guitry injecte du dialogue (à l’instar de ce qu’on pourrait lire dans son roman) en apposant sa voix sur les mouvements de lèvres des personnages et en mimant leur accent ou leur timbre. En outre, plus qu’un auteur qui organise la fiction selon son bon vouloir, c’est Guitry lui-même qui contrôle ses acteurs, de façon systématique, réglée.

En effet, lors du générique, les acteurs n’incarnent pas les personnages mais sont en réalité eux-mêmes : cela n’empêche pas Guitry d’anticiper sur ce qui va se passer par la suite (de façon plus fictionnelle) dans la façon dont il met en scène les mouvements et énonciations des êtres à l’écran. Son omnipotence précède l’histoire fictionnelle ; le générique fait déjà partie de ce plan plus ambitieux qui excède la narration du Roman. Plus qu’un narrateur qui figure par la parole les personnages de son roman, c’est un metteur en scène qui dirige et ordonne les acteurs. En prononçant le mot, Guitry fait advenir ; il incarne le créateur.

A. Boillat signale que le régime vocal du Roman… est hybride et, bien qu’il s’agisse d’une « imitation de l’oralité sous forme fixée204 », « à certains égards, donne l’illusion

d’entendre à nouveau la “voix-attraction” du cinéma parlé205 » : tout est fait pour que l’on croie

que les actions se déroulent en simultané avec la profération verbale. On peut situer une séquence d’Ant-Man comme prolongeant ce genre de procédé. Toutefois, si dans Le Roman, tout le film est construit comme le récit enchâssé d’un narrateur, pour Ant-Man, il s’agit plutôt d’une pause joyeuse dans la narration. L’attraction aujourd’hui, au-delà du procédé de « juxtaposition d’éléments autonomes tels qu’on en trouve dans les spectacles de variétés206 », nous fait penser au parc d’attractions, aux stimuli sensoriels constants, aux mouvements compliqués des manèges. Il s’agit de quelque chose qui attire tout de suite nos sens, notre regard, notre ouïe, qui nous capte pour un temps donné.

Le manège de la voix

Dans Ant-Man, les séquences de déliaison vocale – il y en a deux : une vers la vingtième minute du film, une autre juste avant le générique – sont de fait des éléments autonomes dans la narration et la réalisation, qui forment une sorte de boucle puisque la seconde occurrence vient conclure le film et la première initie la justification du braquage et, conséquemment, la naissance du héros Ant-Man. Ce sont des récits-cadres qui déterminent une influence sur le

204 Ibid., p. 194.

205 Alain Boillat, Du Bonimenteur à la voix-over, op. cit. p. 190. 206 Ibid, p. 213.

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héros et qui témoignent du pouvoir de la parole, de l’information et de la mise en réseau. Il s’agit en fait de récits de Luis, ami de Scott Lang (futur Ant-Man), qui raconte comment il a eu son tuyau pour braquer le coffre-fort d’un vieil homme, soit : untel a parlé avec untel à qui untel a dit qu’untel lui avait dit que… Il s’agit d’un flash-back, puisque le temps de son récit est antérieur au récit initial, ou plutôt, de plusieurs petits flash-backs agencés selon la parole du narrateur.

Le premier s’ordonne ainsi : Luis est avec son cousin Ernesto qui lui a dit que sa cousine Emily a dit à Carlos, un chef de gang, qu’elle travaillait chez un riche retraité – Carlos qui joue au softball avec Ernesto, à qui il raconte le plan du coffre-fort et qui le transmet à Luis. Celui- ci, après un commentaire dans le présent diégétique qui entrecoupe les audio-images du récit, finit par résumer à Scott les différentes étapes de la transmission et va jusqu’à s’introduire lui- même dans ce relais de personnages qui se transmettent un message. Toutes ces images en flash-back sont gouvernées par la parole de Luis et son flux rapide, ce qui crée un dynamisme audio-visuel et artificiel de concaténation et qui influe sur les mouvements de caméra. Celle-ci se cale sur le propos : à chaque nouvelle étape du récit, elle commence par montrer de façon assez générale le lieu et le cadre de la conversation, pour ensuite s’avancer doucement vers celui qui prend la parole. Puis, une transition volet vient furtivement balayer l’image pour donner place à la nouvelle. On a un peu cette impression d’être dans une nacelle d’une montagne russe qui s’avance doucement avant d’accélérer et d’effectuer rapidement sa boucle pour reprendre son flux plus calme.

C’est comme si les personnages, par le biais de la voix over, se passaient le relais du message. De fait, les paroles rapportées en discours direct par Luis viennent s’ajuster dans un parfait synchronisme labial avec les mouvements du visage de Carlos, Ernesto ou Emily et même lui-même207. Si les paroles ont réellement été énoncées par ceux-ci, c’est bien la voix singulière de Luis que l’on entend et qui remanie la façon de les présenter. Ce qui est assez remarquable, c’est la façon dont la voix s’appose sur les visages. Luis (interprété par Michael Peña) a une diction tout à fait atypique qui porte son individualité : accent hispanique particulier, flux très rapide, accentuation tonique de la parole, emploi de mots familiers ; il n’essaye pas d’imiter l’intonation des autres, n’essaye pas de se faire maître des corps, mais traduit plutôt sa version des faits, la façon dont il les imagine. Cette individualité, lors du doublage, se transpose sur les différents personnages, puisque, dans ce qui est montré, on peut

207 Et, à la fin, de son cousin Ignacio, de la journaliste, du barman (interprété par Stan Lee, CIO de Marvels

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voir que leurs visages s’adaptent à cette parole et se rendent artificiels par leur façon de la rendre expressive ; la corporéité du locuteur s’ajuste sur la leur.

Les mouvements faciaux s’amplifient, des gestes viennent accentuer les ponctuations, de la façon dont Luis le ferait : ils deviennent en quelque sorte des pantins actionnés par la voix, des nouveaux je de ce dernier. Le présent de profération de la voix s’impose sur la situation d’énonciation antérieure : la « voix-over donne le sentiment de provenir du même espace-temps que celui dans lequel évolue le spectateur 208», impression qui culmine lorsque Luis finit par se doubler lui-même à la fin de sa démonstration (puisqu’il s’inclue dans le flash-back), brouillant les réalités spatio-temporelles.

D’un côté, ces moments représentent un moment passé et la transmission de la parole (soit à travers une voix-narration, qui se donne selon Boillat comme « la source “fixée” et anthropomorphisée de l’ensemble du discours filmique, et s’inscrit dans une visée

représentationnelle qui favorise l’immersion du spectateur dans la diégèse209 »), d’un autre, ils

s’imposent comme un spectacle audio-visuel de la mise en forme de la parole, qui s’insère de façon différente dans la forme générale de la diégèse (soit à travers une voix-attraction qui tend à « simuler la modularité des performances orales et à mettre l’accent sur la dimension

présentationnelle du spectacle210 »). Le tout tient alors dans la manière de montrer la représentation et participe bien, dans les deux cas, à immerger le spectateur, à le faire circuler dans ce nouveau cadre spatio-temporel hybride post-moderne211.

L. Jullier rappelle l’origine architecturale du post-modernisme en pointant le fait que l’évolution technologique du cinéma « se fait dans le sens de l’immersion dans l’image, et celle de son spectateur dans le sens de l’exploration, sinon de l’habitation212 », ce qui fait la synthèse

des propriétés de la voix-narration et de la voix-attraction. La mise en forme permet en effet grâce au travelling de nous rapprocher des personnages et de leur artificialité, mais aussi de nous laisser prendre par le récit quitte à passer à côté du texte proféré (qui nous dépasse quelque peu tant on est absorbé par la dimension audio-visuelle). On peut faire la comparaison avec le

208 Alain Boillat, Du Bonimenteur à la voix-over, op. cit., p. 183. 209 Alain Boillat, Pratiques orales du cinéma, op. cit., p. 194. 210 Ibid.

211 L’hybridation fait partie de cette attraction spectaculaire post-moderne, ces deux séquences sont les moments les plus amusantes (fun), les plus caractéristiques de la manifestation joyeuse du post-modernisme Marvel, qui traduisent ce plaisir de l’accumulation, du toujours plus, de la reconnaissance, de la référence et du hasard, de ce flux (flow) audio-visuel. Voir Laurent Jullier, L’Ecran post-moderne. Un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice, Paris, L’Harmattan, 1997.

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passager du manège de foire, soit une attraction mécanisée, car celui-ci est « trop absorbé par ses propres sensations pour faire attention à ce qu’il survole (aux sens propre et figuré)213 » ; il

en est rendu compte dans le film puisque Scott lui-même n’a pas tout compris et doit être réinformé plus simplement de ce qui vient d’être dit. Ce ne sont pas tant les données informatives qui priment mais plutôt ce qui constitue le supplément à la communication214, ce qui permet au spectateur d’éprouver la fantaisie du film et de s’y satisfaire voire de s’y complaire, de revenir aux origines simplement performatives et ludiques de la parole. Ce manège vocal rend ainsi compte du mouvement d’une machine destinée à engendrer des sensations fortes.

Tous ces exemples nous montrent alors la transfiguration du corps par la voix par le médium cinématographique, soit qui s’inscrit dans une dimension technique et artistique. La voix, par son flux, transcende le rythme du corps et le fait ainsi se mouvoir sous son contrôle, quitte à le rendre mécanique. Ces films font écho à des modes de lecture, à des genres assimilés dans notre connaissance cinéphilique, montrent les résurgences de certains effets (comiques, effroyables…) auxquels nous sommes habitués. Il s’agit en outre d’un principe culturel, qu’il faut considérer comme l’ensemble des activités instituées que l’humain ajoute à la nature et par lesquelles il transforme le monde (dans lequel il se trouve) et, en même temps, par là-même, s’humanise lui-même. En outre, l’humain est le produit de sa propre activité culturelle. Que nous disent alors ces recompositions morpho-vocales de notre appartenance culturelle ?

CHAPITRE 3. Quand la voix formule son appartenance culturelle (culturel >