• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2. Adaptation, fragmentation et recomposition

III. Puissance de la réorganisation organique

Il faut ainsi réfléchir à tout ce qu’implique la substitution vocale dans ses puissances formelles et figurales, puisqu’il s’agit de donner une autre représentation de l’existence humaine. J’esquisserai ici quelques pistes de réflexion qui me permettront de rebondir par la suite sur la façon dont j’entends traiter les inventions vocales des personnages du corpus.

Le modèle de circulation dans la recomposition morpho-vocale consiste à la fois en une soustraction, à la fois en un ajout ; il s’agit de fragmentation et de réassemblage. Il y a donc déjà une puissance de réorganisation dans le corps cinématographique lui-même en tant que personnage plastique ou du moins, modelable. Toutefois, la substitution ne remet pas les compteurs à zéro en enlevant une voix pour en rajouter une (-1 + 1 = 0) : de la synthèse de cet échange plus ou moins subi par le personnage naît autre chose. Quelque chose de nouveau passe dans la figure, une valeur ajoutée prend forme et contamine sa présence. Il ne s’agit pas de remplacer une voix mais de faire acte de révolution (au sens physique et politique) : engendrer un mouvement de rotation qui ramène l’instance au point de départ tout en opérant un renversement brusque. Lorsque le T-800 prend la voix de John Connor devant ce dernier, quelque chose se produit (et pour le Terminator, et pour John, et pour le spectateur) : si les capacités « physiques » du cyborg relevaient jusqu’ici plus de la convention du genre et tendaient à le placer du côté du robot, de la technologie, de la matérialité, le fait de pouvoir imiter parfaitement la voix humaine du petit garçon, son grain, son intonation, sa juvénilité fait bousculer notre rapport au personnage. Il ne s’agit plus seulement d’une machine qui agit, mais aussi d’une machine qui pense et qui s’humanise d’une drôle de manière (et c’est ce qui dérange).

Ce changement de mode peut relever du pathétique ou « développement », comme le note G. Deleuze : « Il n’y a pas seulement lien organique entre deux instants, mais bond pathétique, où le deuxième instant acquiert une nouvelle puissance, puisque le premier est passé en lui97 ». Dès que l’événement lié à la révélation du montage audio-visuel advient, l’image

p. 39

prend une nouvelle puissance ; et en effet, il s’agit parfois réellement d’un événement. C’est l’exemple dans Stardust : on pourrait croire que c’est l’image et le son eux-mêmes qui révèlent la véritable nature de Bernard, que c’est l’image-son qui agit, plus que le personnage. Elle manifeste par ailleurs en même temps sa nature d’image-son, de dispositif filmique. Le pathétique, écrit Deleuze, est « à la fois “compression”, et “explosion”98 » puisqu’à la fois une voix vient se superposer au corps de quelqu’un d’autre, à la fois ce corps essaye de mimer par anticipation la voix qui viendra l’incarner – ce qui rappelle les mouvements générés par le doublage et le play-back d’après M. Chion99. La recomposition voco-morphique a donc quelque chose de pathétique intrinsèquement puisqu’elle rassemble et disperse, concentre et éclate. Elle fait passer l’image à une nature supérieure par l’apparition d’une nouvelle qualité. C’est d’abord le corps qui apparait comme unique, puis qui révèle sa division, sa dualité, puis cette dialectique vient reformer un nouveau corps hybride purement cinématographique.

Il est question en effet de corps. Dans le cas de la substitution vocale, il faut s’intéresser aux effets de façon ponctuelle : soit spatial (un voire deux corps sont audio-recomposés pendant une partie du film : on peut étudier leur espace corporel), soit temporel (lorsque plusieurs corps se mettent à échanger de voix, dans Scooby-Doo (Raja Gosnell, 2002) par exemple, cela ne peut pas durer très longtemps). Ces corps sont alors impliqués dans une narration pour que ces effets vocaux soient justifiés : ils incarnent des personnages – personnages réagencés, refigurés, modulés, extraits pour leur incarnation dans la fiction. Ainsi, « le personnage de cinéma résulte d’un ensemble de processus d’abstraction100», énonce Nicole Brenez : elle aborde notamment

l’abstraction contractuelle, « au sens où la mise en scène opère une conversion, elle arrache le visible à lui-même, elle le délie de sa littéralité (par exemple, vous voyez un acteur, vous comprenez un personnage)101». La conversion audio-visuelle synthétise bien un personnage, une figure en particulier. Dans Tu Dors Nicole, on ne voit pas, au premier abord, l’acteur Godefroy Reding (et encore moins Alexis Lefebvre, qui fait la voix) mais un personnage : le principe fait de Martin, le garçon à la voix d’adulte, un être fantasmatique qui n’existera que dans cette plastique-ci (jusqu’à, peut-être, devenir le concept de la mutation vocale précoce102). En effet, l’abstraction plastique se signale bien comme « circulation symbolique entre iconographie, éléments visuels et sonores “non-mimétiques” mais qui participent de la syntaxe

98 Ibid, p. 54.

99 Rappelons-le, si le doublage est « centrifuge », le play-back lui est « centripète ». Voir Michel Chion, La Voix

au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1982, p. 126.

100 Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier, op. cit., p. 183. 101 Ibid.

p. 40

figurative, schèmes narratifs et modalités de raccordement103». Si j’ai parlé de mimétisme dans la façon dont l’être audio-visuel paraissait au cinéma de façon aussi évidente que dans la nature, il faut bien sûr noter que ce qui est mimétique, c’est leur combinaison ; les éléments visuels et sonores, pris séparément, sont non-mimétiques. La voix seule embrasse la capacité d’abstraction en tant qu’elle est métaphysique, qu’elle parle au-dessus du corps.

À l’instar des deux individus dans le montage voco-morphique qui se séparent de leur voix ou de leur corps pour que se constitue une nouvelle entité contradictoire mais également plus riche, le corps du film est rythmé par un mouvement de division et de réunification constant. Généré par la forme montée, par l’agencement organique du film, il est synthétisé et appréhendé par le spectateur pour qui fonctionne le principe mimétique. Ainsi, le spectateur ne voit pas un corps isolé et n’entend pas une voix acousmatique mais, happé par le dispositif cinématographique, il reforme un corps original. On peut de plus noter qu’il peut être intéressant de considérer ce procédé de substitution vocale comme une forme de montage dans le sens où, comme toutes les formes de montage, il ne s’est pas imposé facilement dans les habitudes spectatorielles ou simplement de fabrication - les occurrences sont en effet assez disséminées depuis les débuts du parlant. En revanche, il s’est installé de plus en plus dans les pratiques filmiques de ces dernières années (et notamment dans les films de la firme Marvel) et commence à être assez normatif. Ainsi, de plus ou moins utilisé comme étrangement inquiétant ou, du reste, comme « impressionnant » au début de ses apparitions, il finit par être intégré voire attendu aujourd’hui dans certains types de films et même complétement accepté dans la fiction, diminuant son potentiel étrange pour devenir curieusement familier.