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Échange de corps subi – de l’inconfort d’être dans le corps de l’autre

PARTIE II. 2 Aspects de la substitution vocale comme motif narratif (typologie formelle)

CHAPITRE 1. De la non-adéquation du « bon » corps avec la « bonne » vo

II. Échange de corps subi – de l’inconfort d’être dans le corps de l’autre

L’équilibre peut être déstabilisé d’une autre façon : la substitution vocale ne signifie pas systématiquement l’emprise d’une instance (voix/corps) sur une autre, mais peut impliquer une transformation morpho-vocale sans qu’il y ait rapport de force interne à la recombinaison morpho-vocale – le rapport de pouvoir peut par ailleurs être externe : c’est généralement une force supérieure qui est à l’origine de l’échange corps/voix. Dans Stardust par exemple, le personnage de Bernard est transformé contre son gré par une sorcière, qui lui fait prendre l’apparence d’une jeune fille – apparence physique seulement. Le corps de Bernard devient ainsi plastique sous la magie de la sorcière puisqu’il change de forme (la voix, elle, semble échapper à la plasticité et indique l’ipséité du personnage malgré les apparences). Catherine Malabou rappelle à ce sujet : « La plasticité caractérise ainsi le rapport que le sujet entretient avec l’accident, c’est-à-dire avec ce qui lui arrive258 ». Ces personnages trans-formés, soient

257 Ibid.

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qui ont pris une autre forme, ou plutôt, à qui l’on a attribué une autre forme, sont ainsi contraints de devoir interpréter leur nouveau corps. C’est notamment le cas à l’occasion des body-swap, soient des échanges de corps entre, la plupart du temps, deux personnes – cela peut être plus.

On peut remarquer deux particularités dans les films qui vont être étudiés : ces échanges de corps sont mixtes, autrement dit, ils impliquent au moins un homme et une femme, ce qui augmente le contraste morpho-vocal (en impliquant deux sensibilités a priori éloignées) et, lors de ceux-ci, c’est le corps qui change, et non la voix. En effet, il n’est pas question de montrer un échange de voix mais bien un échange de corps (plus facilement trompeur par sa présence physique). La voix, à chaque fois, révèle donc la véritable identité de la victime de la métamorphose. Un homme dans un corps de femme, une femme dans un corps d’homme… Une expérience subjective extraordinaire est vécue par ces personnages. Lyotard évoque par ailleurs la singularité inatteignable de chacun :

« Le point de vue, le point d’écoute, le point de toucher, le point d’arôme par où les sensibles me portent atteinte est intransférable dans l’espace-temps. On appelle cette singularité de la résonance “existence”. Dans le langage elle est suspendue aux déictiques : je, ceci, maintenant, là, etc. ; elle se signale par eux. Encore cette expérience ou existence est-elle partageable dans son intransitivité. Ton point d’écoute, de tact, etc., ne sera jamais le mien […]259 »

Le cinéma, de façon transgressive, outrepasse cette impossibilité pour proposer de faire de ton point de vue mon point de vue. Il répond alors à un ancien fantasme d’un désir de connaissance sensible de l’autre sexe, d’une empathie incarnée, sauf que cette empathie est de prime abord subie, non volontaire. Les victimes de la substitution endurent en fait une punition, une épreuve, le retour de leurs mauvais faits ou erreurs. Il s’agit en quelque sorte d’accéder à la moralité.

Turnabout ou l’impossible empathie

L’instance responsable du body swap dans Turnabout est une statue magique, un génie qui, lassé des disputes à répétition et des désaccords d’un couple, décide de lui donner une bonne leçon en alternant l’homme et la femme. J’ai déjà insisté sur l’initiative surnaturelle des substitutions vocales, abordons désormais les impressions sur les personnages. « Les règles du jeu vont changer pour les êtres de l’écran qui se transforment ou se dupliquent sous nos yeux. Désormais réunis dans l’intimité, ils ne seront plus que deux : l’un dans l’autre, l’un contre l’autre, l’un à la place de l’autre260 ». Ces propos de D. Arnaud s’appliquent en effet pour ces

259 Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants : correspondance 1982-1985, Galilée, Paris, p. 137.

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êtres qui doivent, malgré eux, éprouver l’intimité de l’autre, de façon empirique. Ce qui est paradoxal, c’est que les personnages de Turnabout, mariés, sont censés s’aimer, c’est-à-dire éprouver l’intimité de l’autre. Lyotard, à propos de la subjectivité insaisissable, explique que « l’amour fait exception261 » : « Il exige la perméabilité et la reddition de mon champ de perspective au tien262. » Alors qu’ils semblent oublier cette expérience hors du commun, le cinéma va leur rappeler comment faire preuve d’empathie.

Tim et Sally Willows nous sont montrés en alternance ; que ce soit par la mise en scène ou le montage, les personnages sont instaurés comme se faisant front : soit ils se tiennent tous deux face à face ou côte à côte occupant chacun leur « côté » de l’écran, soit ils occupent indépendamment leur espace personnel263, le tout montré aux spectateurs grâce à un montage alterné (l’espace professionnel étant tout de même le plus représenté, que ce soit Tim ou Sally qui s’y présentent). Il y a ainsi un affrontement spatial et sexuel, puisque les deux personnages se tiennent de façon plutôt égalitaire à l'image. Tim, par ses gestes, ses propensions enthousiastes, son lieu d’activité, se meut davantage dans une expansion centrifuge, c’est un homme d’affaires, énergique et expansif, soigneux de son corps, qui aime jouer avec son chien ou faire du sport, et qui se révèle maladroit lorsqu’il est question de faire plaisir à sa femme. Celle-ci, par son manque affectif, son attention à son physique, sa gêne du chien qui vient perturber son espace, son association au milieu domestique et économique (oikos), est davantage illustrée dans un principe centripète ; elle est cantonnée au foyer et à ses relations sociales (féminines), frustrée des activités professionnelles et de l’incompréhension sexuelle de son mari. Ce sont ainsi des forces contraires mais complémentaires, qui s’attirent et se repoussent, qui n’arrivent pas à s’entendre dans le même espace.

Mr. Ram, une statue qui fait face à leurs lits, semble ainsi assister à ces scènes de ménage de la même façon que le spectateur : il occupe la même position frontale que la caméra dans la chambre des époux. C’est lui qui va substituer les corps de l’une et de l’autre, répondant à leur désir commun de vivre la vie de l’autre, qui va porter l’opération magique (et audio-visuelle).

Turnabout remplit ainsi les fonctions de la comédie screwball, à savoir l’inversion des rôles

genrés264 de façon très littérale : on nous donne alors à voir des corps travestis puisque la femme

261 Jean-François Lyotard, op. cit. p. 137. 262 Ibid.

263 En effet, le premier plan du film (après le générique) panote de 180° de la statue (Mr. Ram) aux époux chacun dans leur lit l’un parallèle à l’autre, chacun au bord du cadre. On remarquera par la suite que Sally occupera la plupart du temps la droite et Tim la gauche, de façon assez systématique et symétrique.

264 Voir Kathleen Rowe, The Unruly woman: gender and the genres of laughter, Austin, University of Texas Press, 1995, p. 118

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est dans le corps de l’autre, et inversement, et plus encore, travestis par la voix. Cela questionne alors le genre par rapport au sexe. Une performance, ou plutôt, une performativité265 doit se mettre en place, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, au niveau des personnages, ceux-ci doivent, pour faire bonne figure, faire croire qu’ils sont ceux à quoi ils ressemblent : l’autre, donc. Il y a ainsi quelque chose de la performance théâtrale : les personnages vont devoir se donner en spectacle, par exemple Sally (dans le corps de Tim) veut prouver à Henry qu’il s’agit bien de Tim devant ses yeux. Elle l’appelle alors volontairement Hank (car Tim se trompe toujours de prénom) et adresse quelques mots gentils au chien qu’elle déteste. Toutefois, leur attitude, leurs mots, leurs réflexes et surtout leur voix trahissent leur véritable personnalité.

Ils ne cherchent en fait pas réellement à se mettre dans la peau de l’autre : ils subissent plutôt l’inconnu car ils s’acharnent à garder leurs habitudes et leur comportement (Sally qui met du parfum, qui lit la page de la mode féminine dans le journal, qui s’offusque dès qu’un homme la touche et ne comprend pas son imprudence lorsqu’elle touche les sous-vêtements d’un mannequin ; Tim qui continue ses exercices matinaux, se montre en petite tenue à Henry, escalade un réverbère, porte un pantalon). Comme l’indique Éric Fassin dans la préface de

Trouble dans le genre, le « genre ne se réduit pas à une performance théâtrale – comme le

spectacle des travestis pourrait le laisser penser. N’allons pas imaginer qu’il suffirait à celle-ci de mettre une cravate, et à celui-là une jupe, pour subvertir à la puissance normative du genre266. » Ici, ce qui est différent, c’est que le costume, c’est le corps lui-même et qu’il leur est impossible de l’enlever. Porter le corps de l’autre ne suffit pas à accéder à son genre. Judith Butler le souligne : « Le genre n’est pas un artifice qu’on endosse ou qu’on dépouille à son gré, et donc, ce n’est pas l’effet d’un choix267. » Les personnages sont donc contraints de l’arborer de façon ana-morphique. Leur corps devient à l’identité ce que l’anachronisme est à la contemporanéité.

Cette anamorphose traduit donc cette artificialité de la concordance d’un sexe à un genre, l’image des corps est transfigurée par quelque chose qui se meut à l’intérieur et qui semble aller à son encontre. La rupture en plein champ de bataille audio-visuelle se manifeste par les mouvements inverses qui animent le corps et le rendent ainsi mécaniques. Ces corps deviennent en outre burlesques ; à l’image de Jerry Lewis, des gestes exubérants amplifient leur

265 Voir Judith Butler, préface d’Eric Fasin, Trouble dans le genre, op. cit., p. 13. 266 Ibid.

267 Judith Butler, Bodies That Matter. On the Discursive Limits of Sex, Routledge, New York et Londres, 1993, p. X.

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voix, des grimaces viennent accentuer leurs intonations, leurs yeux s’exorbitent en même temps que leur bouche mastique leurs mots. Leur véritable identité façonne alors le corps, le module à mesure que cette identité n’arrive pas à être contenue et déborde les limites physiques en faisant de ces corps des êtres-pantins, des poupées automatiques qui ne s’expriment que par emphase. Les personnages, extatiques, illustrent un étrange rapport interne/externe : à la fois le mouvement est initié de l’intérieur-même du corps, à la fois c’est comme s’ils se regardaient, comme s’ils étaient extérieurs et qu’ils en manipulaient les ficelles. Ce rapport est à l’image de la voix, étrangère au corps, qui à la fois est diffusée par celui-ci, à la fois s’empresse de s’en échapper et de repousser les limites du physique.

Le nombrilisme extatique

Rendez-moi ma peau opère le même principe, à un degré d’humour et de parodie plus

ou moins certain, cette fois-ci avec deux personnes qui ne se connaissent pas. Il ne s’agit donc pas d’éprouver l’intimité et le quotidien de l’autre pour mieux le connaître, mais davantage d’une simple punition, sans morale empathique. Un homme et une femme causent un accident que subit une sorcière, celle-ci les inverse et les laisse ainsi. (La sorcière Zora opérera par ailleurs d’autres inversions de corps/voix dans le film, notamment un petit garçon blanc avec un homme adulte noir…) Reste à savoir s’ils arrivent vraiment à sympathiser (sun : avec, ensemble ; pathos : souffrance, passion).

Ici, l’homme se rend compte de la façon dont la femme est traitée ou doit se comporter et inversement ; cela nous dit quelque chose sur les normes et conventions sociales, politiques, culturelles, mais aussi sur l’époque. Toutefois, lorsque Marc est victime d’une agression sexuelle dans le corps de Marie ou de sexisme lorsque son patron lui dit qu’il ne peut pas payer un homme comme un femme, il ne se plaint pas en tant que victime d’une action qui vise un genre et qui opère une objectification du corps féminin, mais en tant qu’individu égocentrique à qui l’on a fait du tort personnel (voire en tant qu’homme). Les situations liées au genre ne sont ainsi pas dénoncées en tant que sexistes, machistes, politiques ou sociales mais sont admises comme normatives (telle situation arrivant à un genre en particulier). Elles donnent à voir un personnage dans une situation critique personnelle, le révoltant non pas de façon empathique mais égoïste. Le seul moyen qui permet l’empathie pour les deux personnages est la relation sexuelle qu’ils ont ensemble : par un désir égoïste et de façon extatique, chacun cherchera à faire plaisir à l’autre en tant que cela fera plaisir à son propre corps. Les instances résistant dans le corps étranger s’abandonnent enfin à l’expansion d’un soi à travers l’autre. La

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sympathie se crée alors par un échange érotique, par une réunion physique des instances anamorphiques et contradictoires.

Le principe est encore le même dans Scooby-Doo où Daphné et Fred puis les autres membres du scooby-gang, Véra et Sammy, dans une visée comique268, se voient échanger de corps (par une force surnaturelle incontrôlable et aléatoire). Si Fred se satisfait de pouvoir voir le corps de Daphné nu (et le prend donc plutôt bien), Daphné dans le corps de Fred le ridiculise par ses gestes rassemblés, ses manières précieuses et sa voix fluette. Les acteurs peuvent ainsi s’amuser à se dandiner ou à devenir sérieux en fonction des caractères très précis et formatés des personnages. La circulation est plus multiple et patente, d’autant plus qu’elle est soulignée par un effet visuel (les identités deviennent des petites têtes fantomatiques qui sont absorbées et recrachées par les corps). Toutefois, si les identités sont rendues plus fluides, elles ne débordent pas des stéréotypes informés aux corps et sont seulement transposées, indépendamment des enjeux de genre.

Substituer les corps peut en outre être perçu comme un geste moral d’une mise à l’épreuve empathique, mais montre surtout la façon dont le corps occupé devient un objet étrange et étranger qui n’a plus de moyen de s’exprimer, qui perd de sa substance en même temps qu’il perd sa voix. À l’inverse, la voix qui vient se loger dans ce corps s’exprime de façon personnelle sans pour autant s’identifier au corps. C’est elle qui traduit (en trahissant le corps) son logos, mais aussi ses besoins, ses désirs, ses pulsions. Le rapport se maintient alors dans cette division, les personnages semblent dire : « C’est le corps que j’occupe, il devrait m’être familier, or, il ne l’est pas ; je ne le connais et l’éprouve que par mon regard extérieur ». Le rapport sympathique ne se fait pas (d’autres cas de body-swap où la voix reste liée au corps semblent par ailleurs plus travailler sur l’empathie269 – le but n’étant pas de créer de contraste

audio-visuel burlesque) et ne permet pas de circulations identitaires plus ouvertes et étonnantes. Pour autant, si ces exemples concrets situent l’identité dans la voix qui veut à tout prix recoller avec son corps propre, ils ont tout de même permis d’imaginer d’autres formes possibles, d’envisager la perte de sa matérialité physique singulière et l’expérience de l’autre ; mais aussi d’autres identités de figures travesties qui dépasseraient la binarité normative du genre.

268 Voir : https://www.youtube.com/watch?v=Pf4RjsdJE0I

269 On peut citer Freaky Friday : dans la peau de ma mère (Freaky Friday, Mark Waters, 2003, Etats-Unis) par exemple.

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III. Mutation vocale et dysfonctionnement biologique/morphologique – continuité