2.1 Le romanche comme langue d’arrivée
2.1.3 La traduction littéraire vers les idiomes
2.1.3.1 Trois figures contemporaines de la traduction romanche Nous désirons immédiatement rappeler que bien d’autres traducteurs,
2.1.3.1.1 Ursicin Gion Gieli Derungs
Né en 1935 à Vella (Val Lumnezia, Surselva), élève de l’écrivain Toni Halter, puis professeur et écrivain358, traducteur d’œuvres de Dante, Goethe et Shakespeare359, Ursicin Gion Gieli Derungs a des choses très intéressantes à dire sur les langues, le romanche et la traduction.
Voici tout d’abord une remarque sur la diglossie caractérisant les locuteurs romanches:
«Der unvermeidliche Bilinguismus der Rätoromanen, der eigentlich eine Chance ist, führte zu einer weit in die Geschichte zurückreichende Aufteilung der Kompetenzen.
Der rätoromanischen Sprache stand vorwiegend der Alltag, das religiöse und politische Leben, die volkstümliche Heimatliteratur zu, während das <Humanistische> und
<Technische> dem deutschen Sprachbereich zugehörte.»360
356 Deux d’entre eux mettent en avant le rôle d’«artisan de la paix» du traducteur (évoqué lors de certains cours à l’ETI) et le troisième, l’amour de la langue maternelle.
357 La traducziun litterara, 6/2, édité par l’union des écrivains romanches, Coire, 1983 (ouvrage disponible aux Archives littéraires suisses de la Bibliothèque nationale suisse, à Berne). Gabriel Mützenberg, Destin de la langue et de la littérature rhéto-romanes, l’Age d’Homme, Lausanne, 1991.
358 Mützenberg 1991, pp. 198-‐199.
359 Derungs 2008, p. 123; mais aussi du célèbre Se questo è un uomo, de Primo Levi (traduction qui n’a malheureusement pas été publiée).
360 Tschuor 1998, pp. 145-‐146, citant Urcisin Gion Gieli Derungs.
Ce qui fait dire à l’auteur qu’il est logique qu’il ne soit jamais venu à l’idée d’un Romanche (si une traduction était un jour disponible) de lire Tolstoï dans son idiome, ou même d’imaginer qu’une telle traduction puisse un jour exister, alors qu’il lira le plus normalement du monde cet auteur dans l’une de ses traductions allemandes361.
Dans un article paru en 2008 aux Annalas da la Societad Retoromontscha, intitulé Translatar: creativitad e cumpromiss362, Urcisin Gion Gieli Derungs nous parle de son expérience de la traduction littéraire mais, d’abord, de la littérature:
«La littérature est, en soi, de la traduction. Où donc est l’original? De manière un peu superficielle, on pourrait répondre: il est partout. Par exemple dans nos têtes, dans les têtes de ceux qui écrivent. Ce que nous mettons sur le papier est une transposition de ce que nous avons dans la tête, une vraie traduction363. Et, comme toute traduction, celle-ci ne sera pas toujours la meilleure version possible. Elle peut être bonne ou médiocre. Si elle est médiocre, c’est peut-être parce que l’‘original’ est médiocre. En d’autres termes: médiocre, parce que nous n’avons pas grand-chose à dire, ou encore parce que nous ne faisons qu’effleurer de notre plume un sujet qui mériterait plus d’attention, de tranchant, de précision et de force.»364
Par la suite, Derungs décrit le caractère obligatoire de la traduction pour toute personne appartenant à un monde minoritaire:
«Toute personne appartenant à une minorité doit, tôt ou tard, ‘traduire’
pour vivre. Elle doit comprendre dans sa langue ce qui provient de la langue étrangère. Elle devient bilingue. Il peut s’agir d’un bilinguisme très primaire, complémentaire, dans le sens qu’un langage s’immisce dans les
361 Tschuor 1998, p. 146, citant Urcisin Gion Gieli Derungs.
362 “La traducziun: creativitad e cumpromiss”, in: Annalas da la Societad Retorumantscha, 2008, vol. 121, pp. 105 – 130.
363 Berman 1993, p. 47, citant Hamann: «Parler, c’est traduire – d’une langue angélique en une langue humaine.»
364 Derungs 2008, p. 105 (traduction de l’auteur du présent mémoire). À ce sujet, voir également Berman 1993, p. 47, citant Hamann.
lacunes de l’autre. Un bilinguisme imparfait, mais commode, qui traduit aussi peu que possible.»365 Et l’auteur d’illustrer son propos avec l’exemple de phrases romanches truffées de termes allemands366. Il poursuit:
« […] On peut penser que tout Romanche est appelé, tôt ou tard, à devenir traducteur professionnel. Il est en tout cas traducteur, peut-être en raison des circonstances, le plus souvent sans en être conscient.»367
Il s’interroge sur sa motivation, sur les raisons qui le poussent à traduire:
«En quoi consiste cette envie, à quoi tient ce besoin? Peut-être à celui de se
‘dire à soi-même’ ce qu’on entend de la bouche des autres. C’est peut-être cela, au fond, que l’on entend par ‘traduction’: se dire à soi-même et, au gré des circonstances, le dire aussi à d’autres.»368
Concernant la signification pratique de la traduction, il nous explique ce qui suit, en citant Schleiermacher et Rosenzweig:
«Traduire, c’est porter le texte (étranger) au lecteur, mais c’est aussi le contraire: porter le lecteur au texte (étranger). Ou, en d’autres termes: le traducteur doit servir deux maîtres: l’étranger, dans son œuvre, et le lecteur, dans son désir de comprendre.»369
Dans la conclusion de l’article, Ursicin Gion Gieli Derungs évoque d’autres regards possibles, éthique, sociologique, anthropologique, sur la traduction:
«Il y aurait encore tant à dire: aujourd’hui plus que jamais, à une époque où la rencontre entre représentants de divers peuples, provenant de continents différents, n’a pas pour seule conséquence d’effrayer, mais aussi de fasciner. Une nouvelle culture de la coexistence, du partage, devient nécessaire. À son service, la traduction, plus ancien moyen de
365 Derungs 2008, p. 107. Voir également Solèr 2002, p. 261, qui qualifie ce système, caractérisé par de nombreuses interférences, de «mentale Symbiose».
366 Voir également Furer 2001, p. XXI. On en trouve un exemple amusant chez Solèr 2002, p. 255, concernant le chemin de fer: «Anguoscha da Dieu! Schnell istige! Il Zugführer ho gia tschüvlo per la abfahrt. Na, que eira be per la Berninabahn. Allura puodessans tuottüna istige perché il zug es sowieso überfüllt.» Il poursuit avec une liste de verbes à particules et de substantifs adaptés de l’allemand, par exemple «il ferstan» pour rendre le substantif allemand «der Verstand», alors que le mot romanche original est «igl entelletg» (pp. 256-‐257).
367 Derungs 2008, p. 107.
368 Derungs 2008, p. 108.
369 Derungs 2008, p. 128; Pym 1997, pp. 21 et 106, concernant spécifiquement le client.
communication entre étrangers et indigènes, peut recevoir une signification nouvelle. Aussi et avant tout pour les minorités. Le philosophe français Paul Ricœur appelle la traduction hospitalité linguistique. En tant que telle, elle serait partie intégrante de l’hospitalité entre les peuples, au sens le plus large.»370
Voici, pour conclure, un extrait du Saltar dils morts (la danse des morts), écrit en sursilvan par Ursicin Gion Gieli Derungs:
«Sperar ei per aschia dir semiar cun egls aviarts de caussas realas. Mo nus che avein restrenschiu la realitad sin las paucas fatschentas de mintgadi che nus numnein productivas, nus che senumnein pervia da quei loschamein ‚realists’, vein piars la mesadad dil mund real e perquei la speronza. Sche la via digl uffiern ei sulada cun speronzas satradas, lu sa quella dil parvis mo consister enten cavar si las speronzas e dar veta ad ellas.»371