2.1 Le romanche comme langue d’arrivée
2.1.1.5 Analyses de questions de traduction
2.1.1.5.1 Une analyse de la traduction en RG par Matthias Grünert Matthias Grünert, maître assistant auprès du département de romanche
de l’Université de Zurich, a publié en 2008 un article sur certains problèmes de traduction qu’il a relevés dans des textes traduits de l’allemand en RG298.
La question à la base de l’étude de Grünert est celle de savoir quand et dans quelle mesure la production non originale de textes (en langue d’arrivée) est influencée par le modèle (en langue de départ)299. L’une des caractéristiques des textes administratifs est leur parution simultanée dans plusieurs versions, ce qui permet de les comparer. Le texte traduit doit donc être au plus près de l’original, du point de vue de la sémantique comme de celui du registre. Il est toutefois difficile d’empêcher des interférences, par exemple des calques300, surtout si l’exigence de fidélité au texte original est comprise de manière trop superficielle. Ce sera le cas si l’on néglige le fait que des expressions apparemment équivalentes peuvent, par extension, receler des implications sémantiques différentes, de même que des expressions correspondantes sur le strict plan sémantique peuvent ne pas relever des mêmes registres301. Le texte traduit doit être conforme à l’usage général de la langue d’arrivée, spécialement dans le cas d’une langue minoritaire dont la forme écrite est moins répandue, moins développée: s’éloigner trop de la norme orale donne au texte traduit un caractère étranger302. L’auteur souligne également un élément caractéristique du romanche qui est le contact très étroit (nous serions presque tenté de surenchérir: l’imbrication) entre le romanche et
298 Grünert 2008 A, pp. 17-‐38.
299 Grünert 2008 A, p. 17.
300 Gendron 2009, p. 40.
301 Grünert 2008 A, p. 17.
302 Grünert 2008 A, p. 18.
l’allemand, en raison duquel il est parfois difficile d’isoler, dans une traduction, ce qui appartient à l’allemand de ce qui relève d’un usage particulier du romanche303.
Malgré ces possibles incertitudes, Grünert est d’avis que, dans la majorité des textes qu’il a analysés, la traduction romanche reste trop proche de l’original allemand au niveau de la sémantique lexicale et de la syntaxe.
Il relève également l’utilité d’une comparaison avec la version italienne (et, lorsqu’il s’agit d’un texte fédéral, avec la version française) pour obtenir une plus grande distance d’avec l’original en langue allemande304.
Concernant la sémantique, Grünert relève d’abord le phénomène fréquent de l’élargissement du champ sémantique de certains termes romanches, en raison de l’influence de termes allemands à la correspondance seulement partielle, dont voici quelques exemples:
- traduction de «Rollenverständnis der Frau» (conception du rôle de la femme) par «enclegientscha da la rolla da la dunna», alors que «maniera d’encleger la rolla da la dunna» aurait mieux convenu, pour exprimer l’idée de conception305, l’acception exacte d’«enclegientscha» étant plutôt celle de la capacité de comprendre;
- dans deux textes différents, l’expression allemande «Ehe schliessen»
(contracter mariage, se marier) a été traduite par «ina lètg vegn serrada»
ou «– concludida». Dans ces cas, les verbes «serrar» et «concluder» ne sont pas adaptés: alors que le premier est utilisé pour signifier la fermeture d’une porte au moyen d’une serrure, ou la fermeture d’un espace, le second signifie terminer ou tirer des conclusions de quelque chose. Grünert propose donc l’utilisation du verbe «sa maridar» (se marier) ou de
303 Grünert 2008 A, p. 18.
304 Grünert 2008 A, p. 18. Partout où cela était nécessaire, nous avons rajouté une traduction française des exemples allemands-‐romanches de Mathias Grünert, afin de permettre au lecteur francophone de suivre plus aisément le cheminement de son exposé.
305 Les traductions françaises, placées entre parenthèses, sont ajoutées par l’auteur du présent travail aux exemples donnés par Mathias Grünert dans l’article cité.
tournures exprimant différemment la même idée («unir» ou «registrar», dans le sens d’une inscription de l’union nouvelle à l’état civil)306;
- en matière d’asile politique, la tournure allemande «die Schweiz freiwillig verlassen» (quitter la Suisse de son plein gré) a été rendu par «bandunar la Svizra en moda facultativa», qui donne l’impression d’un choix alors que le départ de la Suisse est, pour le justiciable concerné, la conséquence obligatoire d’une décision administrative ou judiciaire307;
- dans un texte traitant du conflit d’intérêt entre le calme recherché dans nos montagnes par les touristes et le bruit causé par les avions militaires, le texte allemand parle d’«Einsatzflüge mit Kampfjets» (vols militaires)308, que le traducteur romanche a rendu par «sgols d’acziun cun aviuns da cumbat», alors que «sgols» (éventuellement «sgols da cumbat») aurait suffi.
Sur le plan syntaxique, Grünert s’est intéressé à l’usage des prépositions, notamment de l’utilisation trop fréquente de «tar» pour rendre l’allemand
«bei». Cela fonctionne certes si le sens de «bei» est «auprès de» ou «chez», mais pas lorsqu’il faut le rendre par «en ce qui concerne» ou «au sujet de»:
dans ce dernier cas, le traducteur romanche devrait plutôt utiliser «quai che pertutga» ou «areguard», ou tourner la phrase autrement. La phrase
«Bei der Porta Alpina handelt es sich nicht um eine zusätzliche Haltestelle» (la Porta Alpina309 n’est pas un arrêt supplémentaire) peut être simplement rendue par «La Porta Alpina n’è betg ina fermada supplementara», en renonçant à utiliser une préposition, laquelle risque
306 Grünert 2008 A, p. 19.
307 Grünert 2008 A, p. 19.
308 Grünert 2008 A, pp. 19-‐20. Ici, nous laisserions au contexte le soin de préciser qu’il s’agit d’avions à réaction bruyants, tout en excluant clairement qu’il puisse ici s’agir de l’autre acception du mot «vol»!
Etant donné que les avions militaires ne servent pas pour des sorties de plaisance, mais que leur
utilisation est limitée au strict entrainement des pilotes, le terme «vols» devrait suffire, quitte à préciser, dans certains cas précis, qu’il s’agit de «missions de surveillance de l’espace aérien».
309 Gare souterraine initialement projetée dans le nouveau tunnel du Gothard (dont le percement sera achevé à l’automne 2010), pari technologique et objet de nombreuses discussions politiques ces dernières années aux Grisons. Le canton y a expressément renoncé en 2007 en raison des risques financiers liés à l’exploitation d’une telle station souterraine, qui aurait été accessible depuis le village de Sedrun (haut de la Surselva) par un puits d’une profondeur de 800 mètres, au moyen d’un ascenseur.
d’amener le traducteur à un calque de l’allemand: «Tar la Porta Alpina na sa tracti betg d’ina fermada supplementara»310.
Dans l’expression «bei Problemen», la préposition allemande a le sens de
«en cas de», et le romanche peut exprimer cette idée par «en cas da problems», solution identique à celles du français et de l’italien311.
Un autre point délicat est celui des verbes allemands à particule séparable, entraînant la formation en romanche de calques dont beaucoup sont passés dans l’usage courant, surtout parlé312. Grünert donne l’exemple de la tournure allemande «auf Gesuche wird eingetreten» (des demandes sont examinées), rendue par «sin dumondas vegn entrà», et propose d’utiliser une formulation proche de l’italien «Le domande […] continueranno ad essere esaminate»: «Dumondas […] vegnan examinadas er […]»313.
Autre exemple, la structure allemande «aus [A] wird [B]», reprise telle quelle en romanche: «or dad [A] daventa [B]: «Aus einem Nebeneinander von kantonalen Bildungssystemen […] soll ein überblickbares Gesamtsystem werden», qui avait été traduit par «Or dals sistems chantunals ch’existan in sper l’auter […] duai daventar in sistem general e survesaivel»314. Grünert propose de remplacer ce calque en disant la même chose autrement: «Ils sistems chantunals ch’existan in sper l’auter […]
duain vegnir integrads en in sistem general e survesaivel»315.
Un autre élément souligné par l’auteur de l’article est l’usage immodéré de la structure [substantif + préposition «da» + substantif] pour rendre les substantifs composés, typiques de l’allemand, dont la traduction ne va pas sans poser certaines difficultés: «Erweiterungsbeitrag» (contribution à l’élargissement) devient «contribuziun d’engrondiment»,
«Kohäsionsbeitrag» (contribution à la cohésion, à une meilleure cohésion),
«contribuziun da cohesiun», alors que le principe (figurant au Pledari Grond) veut que, pour exprimer la destination ou le destinataire de la contribution, il faille utiliser, comme en français, la préposition «a», et non
«da». Grünert mentionne également les exemples de «Holzfeuerungen»
(chauffages au bois), «stgaudaments da laina», et de «Feinstaubbelastung»
(concentration en particules fines), «impestaziun da pulvra fina»: dans le premier cas, on aurait pu utiliser la préposition «cun» («avec», ici dans le sens d’«au moyen de»), alors que dans le second, on avait le choix entre
«cun» et «tras» (en français, «par»). Il souligne que lorsque la relation logique entre les éléments du substantif composé allemand présente une certaine complexité, il faut parfois procéder à une retraduction vers l’allemand pour comprendre le sens des termes en romanche316.
Grünert traite ensuite de problèmes survenus à la suite de traductions littérales de syntagmes ou de phrases entières, spécialement lorsque la version allemande était déjà inutilement compliquée317.
allemand «Übersicht» (très fréquemment utilisé pour parler de «vue d’ensemble», «contrôle», «résumé»,
«coup d’œil», «analyse», «panorama»). Le calque n’est jamais loin, surtout s’il permet une compréhension plus rapide, plus instinctive de la version traduite aux personnes dont la langue maternelle est la langue majoritaire, comme le relève Gendron 2009, p. 40. Il fait violence aux termes traditionnels et à la syntaxe de la langue d’arrivée, mais il a indubitablement une fonction communicative et, de ce fait, passe petit à petit dans l’usage.
316 Grünert 2008 A, pp. 23-‐26, avec l’exemple très parlant de «economia da debits» pour l’allemand
«Schuldenwirtschaft» («endettement», «système économique fondé sur l’endettement», éventuellement
«spirale de l’endettement», selon le contexte), tournure compréhensible exclusivement en repassant par l’allemand. Voir également Solèr 1990, p. 18, qui analyse des exemples de tournures avec prépositions en idiome sursilvan, trouvés dans le journal officiel. Sur le substantif composé allemand, voir également Spescha 1986, p. 7.
317 Inutile complexité sur le plan syntaxique, redondances, lexique trop abstrait (Grünert 2008 A, p. 35).
L’une des personnes qui nous a renvoyé le questionnaire dénonçait d’ailleurs la piètre qualité de certains textes allemands utilisés dans l‘enseignement (!), des textes qu’on ne peut selon elle presque pas traduire.
Voici un exemple dans les trois langues officielles grisonnes, concernant une requête cantonale soumise à un office fédéral:
«In ihrer Vernehmlassung an das Bundesamt für Verkehr zum Konzessions- und Plangenehmigungsgesuch der Corvatsch AG vom Dezember 2007 für den Bau einer Zweier-Sesselbahn mit festen Klemmen ‘Rabgiusa-Curtinella’ auf Gebiet der
Gemeinden Sils i.E./Segl und Silvaplana beantragt die Regierung, die Konzession zu erteilen.»
«En sia consultaziun a l’uffizi federal da traffic davart la dumonda da concessiun e d’approvaziun dal plan da la Corvatsch SA dal december 2007 per la construcziun d’ina sutgera da dus cun cludigls fixs ‘Rabgiusa-Curtinella’ sin il territori da la vischnanca da Segl e da Silvaplauna propona la regenza da dar la concessiun.»
«Nella sua presa di posizione a destinazione dell’Ufficio federale dei trasporti in merito alla domanda di concessione e di approvazione dei piani della Corvatsch AG del dicembre 2007, il Governo chiede il rilascio della concessione per la costruzione di una seggiovia a due posti ad attacchi fissi ‘Rabgiusa-Curtinella’ in territorio dei Comuni di Sils i.E./Segl e Silvaplana.318
Alors que la version en RG reproduisait l’allemand syntagme par syntagme, la version italienne a placé les éléments différemment: le sujet, le verbe et l’objet sont placés au centre de la phrase, et le complément placé en début de phrase dans les versions allemande et romanche («In ihrer Vernehmlassung an das Bundesamt […]») a été scindé en deux parties, une au début et l’autre à la fin du paragraphe. Grünert s’inspire de cette solution pour proposer une nouvelle version en RG:
«En sia consultaziun a l’uffizi federal da traffic pervi da la concessiun e l’approvaziun dal plan da la Corvatsch SA dal december 2007 propona la regenza da dar la concessiun per la construcziun d’ina sutgera da dus cun cludigls fixs ‘Rabgiusa-Curtinella’ sin il territori da la vischnanca da Segl e da Silvaplauna.»319
Cela donne une langue qu’elle appelle joliment «ina lingua plain ‘Füllsel’» (littéralement: une «langue pleine de termes bouche-‐trous»), pour dénoncer le manque flagrant de contenu des textes en question!
318 Grünert 2008 A, pp. 29-‐30.
319 Grünert 2008 A, p. 30. Notons qu’un petit détail est resté inchangé entre les deux versions en RG: le mot «vischnanca» (commune) est resté au singulier, alors que les versions allemandes et italiennes le
Grünert poursuit avec l’analyse de problèmes de registre: si la traduction de l’allemand a pour conséquence l’utilisation de termes relevant d’un registre administratif élevé, le texte d’arrivée en romanche ne sera peut-être pas compris par une majorité de ses lecteurs. Dans le contexte de la chasse et du contrôle des populations d’animaux, il prend comme exemple le syntagme «Effectivs da selvaschina» (selvaschina est un terme générique désignant les animaux sauvages), estimant que «dumbers d’animals»
(quantités d’animaux) ou simplement, selon les cas, «animals» serait plus adapté pour faire passer l’idée320. En matière d’asile, lorsqu’il est question de l’obligation faite aux requérants de remettre leurs papiers d’identité à l’autorité, l’allemand parle de «Identitätspapiere abgeben» et le romanche, de «consegnar documents d’identitad» (remettre ses papiers). Selon Grünert, «preschentar» serait meilleur en RG. Et dans le domaine de la pharmacie et de la vente de médicaments au public, pourquoi dire
«consegnar medicaments» alors que «vender» suffirait?321
Même dans les cas où on ne peut noter un véritable changement de registre, il arrive que des mots romanches soient trop compliqués ou trop peu courants pour être compris du grand public. En parlant d‘un projet de loi dont on attend beaucoup, le syntagme allemand «eine moderne und zukunftsweisende Vorlage» a été traduit par «in project modern e prospectiv»: seul un nombre restreint de personnes comprendra le sens du second adjectif322. De même, traduire «Luftfahrzeuge» (aéronefs) par
mettent au pluriel (Segl et Silvaplauna sont deux communes distinctes). On pourrait donc, pour des raisons de logique, exprimer ainsi la localisation géographique du télésiège projeté: «sin ils territoris da las vischnancas da Segl e da Silvaplauna».
En français, on peut tenter la formulation suivante: «Dans sa prise de position remise à l’Office fédéral des transports, relative à la demande de concession et d’approbation des plans déposée en décembre 2007 par l’entreprise Corvatsch SA, le gouvernement demande que soit accordée une concession en vue de la construction du télésiège ‘Rabgiusa – Curtinella’ (sièges à deux places, système à pinces fixes) sur les territoires des communes de Sils i.E./Segl et Silvaplana.»
320 Grünert 2008 A, p. 31.
321 Grünert 2008 A, p. 32. Voir également Giger 1983, p. 25 in fine.
322 Grünert 2008 A, p. 32. Cela dit, la solution de rechange, «orientà vers l’avegnir», est tout aussi proche de l’allemand, l’adjectif «zukunftsorientiert» étant extrêmement prisé des rédacteurs alémaniques.
«eromobils» est en soi correct du point de vue terminologique, mais la plupart des lecteurs auraient bien mieux compris «aviuns» ou «eroplans», même si on y perd une certaine précision323.
D’autres exemples montrent qu’en utilisant des adverbes plus courants, ou en s’assurant simplement de leur utilisation correcte dans le texte considéré, on obtiendrait des textes plus facilement lisibles.
En se basant sur les exemples précédents, Grünert affirme que le romanche (RG) utilisé en tant que langue administrative sur le plan cantonal et fédéral ne s’est pas encore suffisamment détaché de l’allemand324. Pour les traducteurs, il est d’autant plus difficile de trouver des solutions romanches satisfaisantes qu'ils ne disposent quasiment pas de textes de référence et qu’ils doivent inventer eux-mêmes le langage relatif à un domaine. Dans une telle situation, adopter dans chaque cas une formulation à l’italienne irait à l’encontre du bon sens: une telle solution n’est acceptable que si elle correspond également à un usage romanche. Au fond, le critère de l’usage a la priorité, même si cela amène le traducteur à opérer des modifications.
Si la première priorité est l’acceptation du texte par ses lecteurs325, il convient de privilégier des solutions consacrées par l’usage, en se détournant d’une forme trop distinguée ou reflétant, dans certains cas, une inutile complexité du texte de départ (allemand)326.
2.1.1.5.2 Analyse de la traduction vers le romanche par Clau