2.3.1 Le monolinguisme romanche, une situation révolue
Jusqu’au début des années 80 du siècle dernier, des transpositions entre idiomes443 ont été effectuées pour des ouvrages créés dans un idiome, afin de les rendre accessibles à des lecteurs d’un autre idiome.
Voici le texte du Notre-Père444 dans les cinq idiomes et en RG, ce qui permet de se faire une idée de leurs différences morphologiques, lexicales et syntaxiques:
Vallader (idiome de l’Engadine du bas)
Bap nos, tü chi est in tschêl! Fat sonch vegna teis nom! Teis regina[o]m vegna nanpro!
Tia vöglia dvainta sco in tschêl [uschè] eir sün terra! Nos pan d'iminchadi [da minchadi]
dà a nus [no] hoz! E parduna'ns noss debits, sco cha eir nus [no] pardunain a noss debitaduors! E nun ans manar in provamaint, ma[o] spendra'ns dal mal! Perche teis es il regina[o]m e la pussanza e la gloria in etern. Amen.
440 Par exemple dans le cas où les héritiers concernés ne comprennent pas ou plus assez bien le romanche (hypothèse évoquée dans l’un des questionnaires qui nous ont été renvoyés).
441 Le livre Grischetta si culm (Grischetta au mayen), de Fortunat Cagienard et Valentin Vincenz, est quadrilingue (allemand, français, italien, RG) et conte l’histoire d’une petite souris désirant passer l’été sur un alpage (éditions Desertina, Disentis 1984).
442 Solèr 1990, p. 28.
443 La LR préfère parler de «transposition» que de traduction dans une situation où la langue de départ et celle d’arrivée est un idiome romanche.
444 Notre Père, qui es aux cieux! Que ton nom soit sanctifié. Que ton règne vienne. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-‐nous aujourd’hui notre pain de ce jour! Et pardonne-‐nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation.
Délivre-‐nous du mal! Car c’est à toi qu’appartient le règne, la puissance et la gloire. Amen.
Puter (idiome de l’Engadine du haut)
Bap nos, tü chi est in tschêl! Sanctificho vegna tieu nom! Tieu reginam vegna tiers nus!
Tia vöglia dvainta in terra scu in tschêl! Nos paun d'iminchadi do a nus hoz! E parduna'ns noss dbits scu cha eir nus pardunains a noss debitaduors! E nun ans mner in appruvamaint, ma spendra'ns dal mel! Perche tieu es il reginam e la pussaunza e la glüergia in etern. Amen.
Surmiran (idiome du centre des Grisons)
Bab noss, tgi te ist ainten tschiel. Santifitgia seia igl ties nom. Igl ties reginavel vigna. La tia viglia davainta sen tera scu ainten tschiel. Igl noss pan da mintgade dô a nous oz. E pardun'a nous igls noss dabets, scu er nous vagn parduno agls noss debituors. Betg laschans crudar an malapruamaint, ma spendra nous digl mal. Amen.
Sutsilvan (idiome de la vallée du Rhin postérieur)
Bab noss, igl qual ca tei es an tschiel! Sontg vigni fatg igl tieus num! Il tieus raginavel vigni na tier nus! La ti viglia davainti sen teara sco an tschiel! De a nus oz igl noss pàn da mintga di! A pardùna igls noss putgeas sco nus pardunagn ear aglis noss culpànts. A betga nus manar an ampruamaint, ma nus spendra digl mal. Partge ca tieus en igl raginavel, la pussànza a la gliergia a semper! Amen.
Sursilvan (idiome de la vallée du Rhin antérieur)
Bab nos, ti che eis en tschiel, sogns vegni fatgs tiu num, tiu reginavel vegni neutier, tia veglia daventi sin tiara sco en tschiel, nies paun de mintga gi dai a nus oz, e perduna a nus nos puccaus, sco era nus perdunein a nos culponts, e meina nus buc en empruament, mo spendra nus dil mal, (pertgei tes ein il reginavel, la pussonza e la gliergia a semper).
Amen.
Rumantsch grischun (langue de chancellerie standardisée, créée en 1982) Bab noss, ti che es en tschiel! Sanctifitgà vegnia tes num! Tes reginavel vegnia tar nus!
Tia veglia daventia sin terra sco en tschiel! Noss paun da mintgadi dà a nus oz! Ed ans perduna noss debits, sco era nus perdunain a noss debiturs! E n'ans maina betg en empruvament, ma spendra nus dal mal! Pertge tes èn il reginavel, la pussanza e la gliergia en etern. Amen.
À une époque où les Romanches étaient majoritairement monolingues, que l’instruction obligatoire était beaucoup plus courte qu’aujourd’hui et que l’allemand n’était pas encore maîtrisé par la totalité des locuteurs, la compréhension d’un autre idiome n’allait pas de soi et se révélait, pour la plus grande partie des gens, trop laborieuse445 pour envisager la lecture
445 Solèr 1990, p. 29, note que les idiomes écrits constituent déjà une standardisation quelques fois assez éloignée d’une variante parlée (ex: le tuatschin, du haut de la Surselva, assez loin du sursilvan standard).
Cela ne simplifie pas la compréhension d’un texte. Voir également Gregor 1982, p. 3.
profitable d’un texte dans un autre idiome. Une transposition était donc nécessaire pour diffuser une œuvre dans une autre région.
2.3.2 La littérature traduite ou transposée jusqu'en 1980
On note que c’est surtout entre le sursilvan et le vallader, idiomes les plus éloignés446 sur les plans géographique et linguistiques, mais aussi ceux comptant le plus de locuteurs, que des transcriptions ou traductions inter-idiomes ont été effectuées447, à l’époque où cela était encore nécessaire pour les lecteurs. Selon Clau Solèr, moins de traducteurs sont aujourd’hui disposés à faire ce genre de traductions, accordant la priorité à la publication de leurs propres textes en tant qu'auteurs448.
2.3.3 Le RG, futur canal commun de la littérature romanche?
Dans le cas où le RG deviendrait la langue d’alphabétisation de tous les jeunes Romanches, on peut se demander ce que deviendra la littérature et la poésie romanche, dont l’immense majorité a été créée (et continue d’être créée) dans les idiomes, sursilvan et vallader en tête. Doit-on envisager de traduire ou de transcrire certaines œuvres en RG, pour en assurer la compréhension par les générations futures?
Pour Clau Solèr, qui juge très sévèrement la politique linguistique cantonale grisonne449, la question n’a pas de portée pratique: selon lui,
«tout sera fini avant»450, dans le sens que le RG sera introduit d’abord près de la frontière linguistique avec l’allemand, et que c’est là que le romanche tombera en premier. Dans les régions où le romanche est plus fermement implanté, le RG mettra de toute manière du temps à se répandre et, en raison du petit nombre d’enfants, les jeunes locuteurs du romanche iront
446 Solèr 1990, p. 29.
447 Exemple d’œuvre traduite du sursilvan au vallader: Mistral Gion Flury, de Gian Fontana Mastral Jon Flury, traduction d’Andri Peer.
448 Solèr 1990, p. 31.
449 «Manucure coûteuse qui fait tort [à la langue] là où elle vit encore», selon le courrier électronique reçu du prof. Solèr en date du 22 mars 2010 (traduction de l’auteur du présent mémoire).
450 Selon notre entretien du 12 janvier 2010 avec le prof. Solèr.
de toute manière dans des centres scolaires situés en territoire alémanique: à terme, il n’y aura plus d’écoles romanches451.
Clà Riatsch, professeur de romanche de l’Université de Zurich, pense que
«traduire tout le corpus de littérature en RG est absurde, impossible» et que la conséquence du choix du RG comme langue d’alphabétisation sera double:
- la seule utilité de la littérature actuelle, écrite dans les divers idiomes, sera celle d’une étude dialectologique à caractère historique;
- même si on peut tout à fait créer des œuvres littéraires en RG, le fait de l’imposer comme norme unique à l’écrit aura pour seule conséquence de venir rompre une tradition littéraire déjà bien affaiblie, sans aucune garantie de parvenir à en créer une nouvelle452.
Pour Madame Anna Alice Dazzi Gross, de la LR, l’introduction du RG se fera de manière progressive. Actuellement, le matériel didactique à disposition en RG concerne surtout les classes du primaire. Le problème posé par certains textes est, au-delà de la stricte question linguistique, qu’ils ne sont plus aussi facilement accessibles qu’à l’époque de leur parution en raison des thèmes qui y sont traités. Dans un avenir plus lointain, la question sera de savoir quand il faudra mettre à disposition une version adaptée à la convention d’écriture contemporaine et quand on pourra utiliser la version originale avec des notes explicatives, comme on le ferait en français avec Rabelais ou en anglais avec Shakespeare453.
2.3.4 La transposition entre idiomes et RG ou entre RG et idiomes
Pour des raisons pratiques, il peut également arriver qu’on opère une transposition entre un idiome et le RG (par exemple pour anonymiser un texte ou le mettre à disposition de tous les Romanches) ou l’inverse, par
451 Selon le courrier électronique reçu du prof. Solèr en date du 22 mars 2010.
452 Selon le courrier électronique reçu le 3 mars 2010 du professeur Clà Riatsch.
453 Selon le courrier électronique reçu le 22 mars 2010 de Madame Anna Alice Dazzi Gross, chef du département de linguistique appliquée de la LR.
exemple pour adapter en idiome un texte déjà existant en RG, comme on l’a vu avec la commune de Scuol.
2.4 Les outils à disposition des traducteurs romanches