On rappellera ici que la traduction, dont l’une des conséquences est l’importation de contenus et l’agrandissement du corpus disponible en langue d’arrivée, est un facteur influençant inévitablement l’avenir de cette dernière. De ce point de vue, la communauté romanche se trouve dans une situation tout à fait particulière: du fait de l’utilisation exclusive du RG pour les traductions des textes officiels par la Confédération et le canton, les corpus des idiomes locaux ne sont, dans ce domaine, plus que très peu alimentés (la traduction administrative en idiome est réservée au plan communal250) et se voient largement privés d’un registre qui avait
248 Vers le RG et le vallader (cf. http://openlibrary.org/books/OL19775134M/J'apprends_le_romanche) seulement. Toute personne désireuse d’apprendre un autre idiome devra passer par l’allemand (ou par l’italien, pour le puter): http://fm.rumantsch.ch/lr/rm/FMPro?-‐token=12586379&-‐db=cudeschs.fp5&-‐
format=ven_instruc.html&-‐lay=endatar&-‐error=ven_error.html&-‐findall.
249 www.liarumantscha.ch/sites/purtret/facts_figures.html.
250 Cf. le sous-‐chapitre 2.1.2 ci-‐dessous.
l’avantage de toucher une grande partie de la population, ce qui n’est pas forcément le cas de la littérature251.
Désirant compléter ce qui précède, nous aimerions encore présenter de manière aussi concise (et impartiale) que possible la querelle entre défenseurs et détracteurs du RG, dont les fondements peuvent échapper à l’observateur extérieur.
1.5.1 Paysage linguistique romanche: idiomes et RG
Le RG, presque exclusivement langue de traduction252, fait aujourd’hui partie du paysage linguistique grison et suisse. Le débat toujours ouvert sur sa raison d’être et ses domaines d’utilisation monopolise l’attention253. Nous nous bornerons à présenter ci-après quelques aspects de la question.
Le RG a été initialement conçu comme langue de synthèse, relativement simplifiée254, pour assurer une place au romanche là où il n’a des chances d’exister que sous une seule forme, mais sans toucher à l’usage oral et écrit des idiomes locaux. Cette conception des choses n’avait pas soulevé d’opposition notable chez les locuteurs des divers idiomes romanches255. La tendance actuelle, prônée par le canton des Grisons et la LR, veut toutefois voir le RG (dans un avenir proche, au moyen de l’enseignement scolaire) devenir la langue écrite unifiée de tous les Romanches256. Contre cette conception, l’opposition populaire – en Surselva257 surtout – est importante: alors que les Romanches disposent déjà de l’allemand comme langue d’extension258 (aspect pratique) et sont, pour le reste, très attachés
251 Solèr 1990, p. 25.
252 Grünert 2008 A, p. 17.
253 Sur les divers épisodes de la querelle relative au RG, voir Baur 1996, pp. 129-‐134, auquel l’auteur donne le joli nom de «Neue Bündner Wirren»…
254 À quelques détails près, cf. Furer 2007, p. 89.
255 Furer 2007, p. 89; Viletta 1984, p. 126.
256 Solèr 2009, p. 158, qui dénonce les différents moyens mis en œuvre pour faire accepter le RG. Voir également Solèr 2007, p. 407; Solèr 2008, p. 146.
257 Baur 1996, p. 129, qui fait allusion à la pétition adressée au Département fédéral de l’intérieur (DFI) au début des années 90.
258 Solèr 2008, p. 148, qui rappelle que c’est également le cas des citoyens grisons de langue italienne.
à l’idiome local259, reste-t-il encore une place pour une langue romanche administrative unifiée? En d’autres termes: le RG, avenir et dernière chance du romanche260, ou fossoyeur de ce dernier261? S’il ne fait aucun doute que la situation du romanche serait meilleure aujourd’hui s’il connaissait, depuis des siècles déjà, une seule forme littéraire ou administrative, les uns affirment que tenter d’imposer une forme contre l’avis d’une majorité de locuteurs représente un risque extrêmement élevé à une époque où la situation des idiomes romanches est déjà très précaire262. D’autres placent de grands espoirs dans la création progressive d’une conscience interromanche263, pour laquelle une langue unifiée constituerait un support indispensable. Dans cette seconde optique, tenter de sauvegarder une majorité a clairement la priorité sur le maintien d’îlots éparpillés264. Néanmoins, cette conception se heurte à une autre, bien ancrée (et qui s’est plusieurs fois vérifiée dans l’histoire), selon laquelle tout rapprochement entre les idiomes est forcément voué à l’échec, notamment en raison de particularismes locaux séculaires et de l’absence de conditions culturelles, politiques et économiques favorables265.
Coray rappelle avec raison que ces avis très divergents reposent sur des conceptions diverses de la langue: soit on considère que cette dernière a un caractère organique, qu’elle dépend étroitement du milieu qui l’a vue naître et évoluer266, soit on la considère d’un point de vue plus
259 Solèr 1991, p. 26.
260 Lechmann 2005, pp. 547 ss; Baur 1996, p. 132.
261 Lechmann 2005, pp. 557 ss. L’une des personnes interrogées par questionnaire nous a répondu à cet égard: «Le RG? La mort des idiomes et, par là même, celle du romanche». Voir également la page Internet www.swissinfo.ch/fre/Controverse_autour_du_rumantsch_grischun.html?cid=221652.
262 Furer 2007, p. 90; Solèr 2007, pp. 406-‐7, condamnant fermement la propagation «stupide et obstinée»
d’un RG dont la majorité ne veut pas, ce qui risque tout bonnement de «pousser les Romanches vers l’allemand». Selon lui, il serait plus utile de reconnaître la diglossie allemand-‐romanche pour ce qu’elle est vraiment, en réduisant l’importance accordée à l’écrit pour concentrer les efforts sur la communication orale au sein de la communauté. Selon lui, il y a un énorme décalage entre la politique officielle et les besoins de la population romanche.
263 Collenberg/Gross 2003, p. 347; Viletta 1984, p. 126, qui met cependant en garde contre tout
«optimisme euphorique».
264 Rougier/Sanguin 1991, p. 213.
265 Rougier/Sanguin 1991, p. 210; Solèr 1991, p. 25.
266 Solèr 2009, p. 158 ou 2008, p. 147, qui traite ironiquement le RG de «produit hors-‐sol».
pragmatique, moins émotionnel267, comme un simple instrument de communication268.
Pour sa part, Solèr souligne qu’à l’heure actuelle, il n’existe aucune instance responsable du contrôle de la forme standard de cette langue269. Quoi qu’il en soit, utilisé aussi bien par la Confédération que par le Canton des Grisons, le RG est aujourd’hui une réalité quotidienne pour les traducteurs romanches270.
1.5.2 Romanche(s) et trilinguisme grison
On l’aura compris à la lecture de cette première partie, les divers idiomes romanches constituent, avec le RG créé il y a à peine plus d’un quart de siècle, un paysage linguistique unique, qui ne laisse d’étonner le traducteur et tout observateur curieux des langues. Le canton trilingue des Grisons, «Suisse dans la Suisse271», abrite trois communautés linguistiques principales, elles-mêmes subdivisées en plus petites entités selon des critères historiques, géographiques et politiques. Au vu des choix qui ont été faits lors des dernières votations, les autorités politiques et une majorité de la population grisonne entendent clairement maintenir et favoriser le trilinguisme dans leur canton272.
267 Rey 2009, p. 28.
268 Coray 2008, p. 545.
269 Solèr 2008, p. 147.
270 Baur 1996, p. 129, qui relate les succès du RG dans les premières années et la hausse consécutive du nombre de mandats de traduction adressés à la LR.
271 Rougier/Sanguin 1991, p. 65; Lips/Martin-‐Clamadieu 1983, p. 6.
272 Message du Grand conseil grison à l’occasion de la votation du 17 juin 2007 sur la loi sur les langues.
Cela dit, des voix critiques s’élèvent, qui qualifient le trilinguisme grison de «monolinguisme avec deux langues étrangères»: Solèr 1990, p. 25.
2 Le romanche: des situations de traduction fort diverses