Master
Reference
Romanche et traduction : un état des lieux
BÜHLER, Nicolas
Abstract
Si ce mémoire est d'abord destiné à nuancer la représentation de la réalité linguistique romanche (plusieurs langues, indépendantes les unes des autres) en Suisse romande, l'auteur espère également intéresser les traducteurs à ces langues minoritaires et aux œuvres littéraires provenant des régions romanches. Dans une première partie, le travail tente de montrer les liens entre l'histoire, la géographie et l'économie, d'une part, et la représentation des langues romanches par leurs locuteurs, ainsi que leur utilisation dans la vie de tous les jours, d'autre part. Un second chapitre présente diverses situations de traduction (allemand-rumantsch grischun; allemand-idiome; idiome-français; idiome-idiome), ainsi que des critiques relatives à des solution de traduction, mais aussi des regards originaux sur le travail ou la mission du traducteur. Une troisième partie a été construite à la suite d'une enquête par questionnaire, les traducteurs étant appelés à décrire leur situation et leurs activités professionnelles (retour: 55%).
BÜHLER, Nicolas. Romanche et traduction : un état des lieux. Master : Univ. Genève, 2010
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:10829
Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.
Nicolas Bühler
Romanche et traduction:
un état des lieux
Mémoire présenté à l’École de traduction et d’interprétation pour l’obtention du Master en traduction,
mention traduction spécialisée
Directeur de mémoire: Madame Valérie Dullion Jurés: Prof. François Grin,
Prof. Clau Solèr (Faculté des lettres)
Université de Genève juin 2010
Table des matières résumée
TABLE DES MATIERES RESUMEE ...2
ABREVIATIONS...3
INTRODUCTION...4
1 ORIGINES, DEVELOPPEMENT ET PROTECTION INSTITUTIONNELLE DU ROMANCHE...8
1.1 ORIGINES ET DEVELOPPEMENT DU ROMANCHE...8
1.2 PROTECTION INSTITUTIONNELLE DU ROMANCHE...26
1.3 LE ROMANCHE A L’ECOLE...34
1.4 LE ROMANCHE DANS DIVERS DOMAINES DE LA VIE EN SOCIETE...37
1.5 RUMANTSCH GRISCHUN, IDIOMES ET TRADUCTION...45
2 LE ROMANCHE: DES SITUATIONS DE TRADUCTION FORT DIVERSES ...49
2.1 LE ROMANCHE COMME LANGUE D’ARRIVEE...50
2.2 LE ROMANCHE COMME LANGUE DE DEPART...87
2.3 LA TRADUCTION OU TRANSPOSITION ENTRE IDIOMES OU ENTRE IDIOMES ET RG ...95
2.4 LES OUTILS A DISPOSITION DES TRADUCTEURS ROMANCHES...99
2.5 LA TRADUCTION VERS LE ROMANCHE, UNE NECESSITE? ...102
3 LES TRADUCTEURS DU ROMANCHE, PAR EUX-MEMES...105
CONCLUSION ...126
BIBLIOGRAPHIE...137
PERSONNES CONSULTEES (ENTRETIEN OU PAR COURRIER ELECTRONIQUE)...147
SITES INTERNET PRINCIPAUX ...148
TABLES DES MATIERES COMPLETE...149
ANNEXES ...153
I.CARTES...153
II.QUESTIONNAIRES ET LETTRES D’ACCOMPAGNEMENT...156
REMERCIEMENTS / ENGRAZIAMENT / RINGRAZIAMENTO ...172
Abréviations
ANR Agentura da novitads rumantscha [agence de presse romanche], Coire ATF Arrêts du Tribunal fédéral
BPA Bureau de prévention des accidents, Berne CC Code civil suisse
CO Code des obligations CP Code pénal suisse
CPO Centre des publications officielles
Cst. Constitution fédérale (aCst.: ancienne constitution fédérale) DFF Département fédéral des finances
DFI Département fédéral de l’intérieur
DOZ Dolmetscherschule Zürich [aujourd’hui: ZHAW]
DRG Institut dal Dicziunari Rumantsch Grischun
ETI Ecole de Traduction et d’Interprétation, Université de Genève EPT Equivalent plein temps
GiuRu Giuventetgna rumantscha [association de la jeunesse romanche]
JAAC Jurisprudence des autorités administratives de la Confédération LLC Loi fédérale du 5 octobre 2007 sur les langues
LLing Loi cantonale grisonne du 19 octobre 2006 sur les langues LPubl Loi fédérale du 18 juin 2004 sur les publications officielles LQ La Quotidiana [quotidien romanche]
LR Lia Rumantscha [Ligue romanche]
LRTV Loi fédérale du 24 mars 2006 sur la radio et la télévision OFC Office fédéral de la culture, Berne
OFS Office fédéral des statistiques, Neuchâtel
ORTV Ordonnance du 9 mars 2007 sur la radio et la télévision OSL Œuvre Suisse des Lectures pour la Jeunesse
RG Rumantsch Grischun [langue romanche unifiée]
RS Recueil systématique des lois fédérales RSI Radiotelevisione svizzera
RTR Radiotelevisiun Rumantscha [radio et télévision romanches], Coire SAL Schule für Angewandte Linguistik, Zurich
SF Schweizer Fernsehen SRR Societad Retorumantscha
SSR Société suisse de radiodiffusion et télévision (SRG SSR idée suisse) RTS Radio Télévision suisse
UNIL Université de Lausanne
ZHAW Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften, Winterthur / Wädenswil / Zurich
Introduction
Le romanche est mal connu de la plupart des Suisses1. Même parmi celles et ceux qui passent volontiers leurs vacances sur les sentiers ou les pistes du canton des Grisons, peu se préoccupent de l’existence ou du sort de la
«quatrième langue nationale».
Du reste, le simple fait de parler du romanche, comme s’il n’y avait qu’une langue ou un idiome en jeu, est déjà révélateur. Le romanche, ça n’existe pas: c’est, pour reprendre le terme d’Arthur Baur dans son ouvrage Allegra genügt nicht, un «Sammelbegriff», un simple terme générique.
Et, comme le rappelle Clau Solèr, il n’y a jamais eu de «nation romanche»:
les divers idiomes sont autonomes et distincts les uns des autres, à l’image des régions dont ils sont issus.
Au-delà de la réflexion sur des questions strictement liées à la traduction, ce travail se veut donc une occasion de s'interroger sur la représentation que nous avons des langues romanches (représentation dont dépendent, notamment, des choix de politique linguistique et de traduction) et de la remettre en question.
Diverses discussions que nous avons eues durant les années passées à l’ETI nous ont montré que la plupart des traducteurs francophones qui y effectuent leur formation n’ont que des connaissances incomplètes ou approximatives de la situation linguistique romanche. Même si elle n’en est bien entendu pas la cause principale, la méconnaissance de la réalité linguistique des diverses populations romanches par une majorité de concitoyens contribue au déclin de «nos quatrièmes langues»2. Notre intention est de mieux faire connaître ce petit monde, fascinant par ses
1 Pour des raisons pratiques, nous avons utilisé, dans tout le présent mémoire, le masculin générique pour évoquer hommes et femmes d'un même groupe.
2 Casanova 2009, p. 1: «Le romanche n’est pas que du folklore; il est encore bien vivant et doit être traité avec respect.»
beautés et sa complexité, à nos collègues francophones3. Comme le soulignait le professeur Bruno Moretti à l’occasion d’une conférence sur la langue italienne donnée le 22 avril 2010 à l’Institut du Plurilinguisme de l’Université de Fribourg4, l’intérêt porté à une langue minoritaire par des gens de l’extérieur contribue à rehausser le prestige de cette dernière auprès de ses locuteurs.
Le paysage linguistique romanche actuel est autant le produit d’une évolution historique marquée par de nombreuses étapes que le reflet d’une réalité géographique toute particulière, devant laquelle on ne peut manquer de s’interroger sur la place et le rôle de la traduction: entre les cinq idiomes romanches traditionnels et la langue romanche de chancellerie, on dénombre déjà pas moins de trente directions (potentielles) de traduction différentes… Le calcul, un peu naïf, n’a bien entendu qu’une valeur anecdotique, mais il permet, pour les traducteurs, de remettre immédiatement en question la représentation courante du romanche.
Notre intention est d’effectuer un état des lieux, autant en rassemblant des informations sur les directions et pratiques de traduction (par exemple auprès de mandants comme la Confédération, ou de services de traduction comme celui de la chancellerie cantonale grisonne) qu’en interrogeant les traducteurs eux-mêmes sur leur perception personnelle de leurs situations de travail (pour ce faire, nous avons choisi de procéder à une enquête par questionnaire).
Nous commencerons le présent travail par une présentation générale:
l’origine des idiomes romanches, leur évolution respective et leur
3 À l’intention de nos collègues pratiquant également l’allemand, nous mentionnons ici le très intéressant mémoire de Madame Laura Keller, présenté à l’ETI: Die Abwendung des Schicksals von Tamangur oder ein übersetzerischer Ansatz zur Erhaltung der chara lingua da la mamma (avril 2010).
4 La situazione dell’italiano in Svizzera e l’elaborazione di un indice di vitalità per lingue di minoranza.
distinction d’avec les autres langues néo-latines, en particulier celles de l’arc alpin, leur situation aujourd’hui, ainsi que l’incontournable question de leurs chances de survie, en fonction de la scolarisation des locuteurs, de la situation économique dans l’aire romanche traditionnelle et de leur protection institutionnelle actuelle, sans oublier la création et l’utilisation – sujets toujours très sensibles aujourd’hui – de la langue écrite administrative servant de «quatrième langue nationale» aux administrations fédérales et cantonales, le fameux rumantsch grischun (RG).
Dans une deuxième partie, nous présenterons dans les grandes lignes des situations de traduction pouvant se présenter avec les langues romanches:
traduction des textes officiels fédéraux et grisons d’allemand en RG (avec des exemples de choix de traduction, mais aussi des critiques formulées par Matthias Grünert et Clau Solèr), traduction d’œuvres littéraires vers les idiomes romanches et portraits de quelques traducteurs de la Surselva et de l’Engadine, traduction de quelques œuvres littéraires de l’idiome original romanche en français et, enfin, transposition d’un texte d’un idiome à l’autre ou en RG.
Cette partie du travail se terminera par une présentation des dictionnaires (spécialement en ce qui concerne les traductions romanche-français et français-romanche) et, sachant l’importance qu’ils revêtent pour le traducteur d’aujourd’hui, de divers moyens informatiques à disposition des traducteurs de langues française et romanche.
La troisième partie permettra de se pencher sur la position du traducteur romanche d’aujourd’hui. Notre intention est ici avant tout de laisser les traducteurs romanches se présenter, évoquer leur formation, leur quotidien de traducteur, les ressources dont ils disposent pour traduire et réviser, leur regard sur les langues vers lesquelles ils traduisent, leurs
motivations, le rôle qu’ils estiment jouer dans la société romanche et helvétique d’aujourd’hui, ainsi que leurs espoirs et revendications pour le futur.
À cet égard, nous avons d’emblée choisi de considérer deux groupes distincts de traducteurs: un premier groupe traduisant principalement des textes officiels en RG pour la Confédération ou le canton des Grisons et un second, composé de traducteurs œuvrant le plus souvent vers l’un ou l’autre idiome.
Ces deux groupes se recoupent bien entendu partiellement, mais nous sommes partis du point de vue que les motivations des membres de l’un et de l’autre pouvaient, selon la situation de traduction, être assez différentes. Par de brèves synthèses des diverses réponses des traducteurs, nous espérons également pouvoir mettre en lumière et dégager certaines tendances, constituer une base documentaire intéressante à toute personne s’intéressant au sujet et qui désirerait poursuivre ultérieurement la réflexion, sur l’aspect de son choix.
1 Origines, développement et protection institutionnelle du romanche
Notre intention est ici de remonter aux origines des divers idiomes romanches des Grisons, de montrer comment et dans quel cadre ils se sont développés et ont trouvé leur forme écrite respective, avant de connaître un recul toujours plus prononcé, à la fois devant la langue allemande et le dialecte alémanique, d’évoquer les fondements de la protection institutionnelle dont ils jouissent aujourd’hui, et d’aborder la question de l’usage d’une langue minoritaire au quotidien, en décrivant quelques cadres d’utilisation de cette dernière, notamment dans le monde professionnel.
1.1 Origines et développement du romanche 1.1.1 Le romanche avant la Réforme
1.1.1.1 Le monde rhète
Les montagnes aujourd’hui grisonnes étaient, il y a un peu plus de deux mille ans, habitées par les Rhètes, un peuple dont les origines incertaines divisent encore les historiens5. L’empire romain, désireux de mettre un terme aux incursions rhètes dans la plaine du Pô6, d’assurer ses frontières et de maîtriser les cols7, était parti à la conquête des territoires alpins déjà vers la fin du IIe siècle avant J.-C. Cette campagne militaire trouva son épilogue sous l’empereur Auguste dont les armées, conduites par Drusus et Tibère, conquirent la Rhétie en l’an 15 avant notre ère8.
5 L’hypothèse la plus probable est l’origine celtique du peuple rhète: Gross 2004, p. 16; Mützenberg 1991, p. 11; Rougier/Sanguin 1991, p. 28; Catrina 1983, p. 15; Camartin 1989, pp. 137-‐138; Catrina 1984, p. 11;
Redfern 1971, p. 21; Vital/Parli 1987, pp. 14-‐16; Lips/Martin-‐Clamadieu 1983, p. 6; Gregor 1982, p. 34.
Qui s’intéresse à cette période de l’histoire des peuples alpins, commune à la Suisse et à l’Italie du nord, lira avec intérêt les diverses pistes (parfois surprenantes, comme l’hypothèse sémitique) explorées par Linus Brunner et Alfred Toth (Brunner/Toth 1987).
6 Mützenberg 1991, p. 12; Robert von Planta, in: Vom Lande der Rätoromanen, 1931, p. 38.
7 Collenberg/Gross 2003, p. 49; Rougier/Sanguin 1991, p. 29.
8 Gross 2004, p. 16; Mützenberg 1991, p. 12; Rougier/Sanguin 1991, p. 28; Brunner/Toth 1987, p. 51;
Vital/Parli 1987, p. 18.
1.1.1.2 L’intégration à l’empire romain
Réorganisant la région conquise, Rome fonda la province de Rhétie, une entité politique dont le nom de l’actuelle capitale grisonne, Coire, a conservé la trace9. Les habitants de cette province furent fortement romanisés au cours des 400 ans qui suivirent10: les vaincus furent en effet obligés d’adopter petit à petit la langue du nouveau maître; la structure de la société fut profondément modifiée, latinisée, notamment à travers le recrutement de jeunes Rhètes par l’armée romaine11. Sous les empereurs Dioclétien et Constantin, la province de Rhétie fut détachée de l’Empire, puis scindée en deux: Curia Raetorum resta chef-lieu de la Raetia Prima, tandis qu’Augusta Vindelicorum, l’actuelle Augsburg, devint capitale de la Raetia secunda12.
Au fil des générations, la langue rhète des autochtones se mélangea au latin parlé par les marchands, les fonctionnaires et les soldats de l’empire, jusqu’à l’apparition d’une variante rhétique du latin vulgaire, qui devint, au cours des siècles, ce que l’on appela par la suite le romanche13. Le territoire rhéto-roman allait, lors de son extension maximale, de l’Allemagne du sud (Danube supérieur) jusqu’à l’Adriatique14. Cependant, l’apparition de la langue romanche, fruit d’une lente évolution, coïncida précisément avec l’effondrement de l’Empire romain (ce qui l’a d’ailleurs immédiatement exposée à de premières menaces)15. Issu du latin, le
9 Chur (nom allemand de Coire) vient du latin Curia Raetorum, l’ancienne capitale de la Rhétie romaine.
10 Collenberg/Gross 2003, p. 49.
11 Rougier/Sanguin 1991, pp. 31 et 32; Mützenberg 1991, p. 13. Mentionnons également que le lecteur désirant s’informer de manière ludique sur cette période de l’histoire grisonne trouvera des informations intéressantes en lisant les bandes dessinées disponibles auprès de la Lia Rumantscha (LR), Sgartin &
Fermentin ed ils gials da Mercur et Sgartin & Fermentin aint il pajais da Tukinu, Arusa & Eluku, par les auteurs Peter Haas et Felix Giger. Il s’agit d’une production originale en romanche.
12 Decurtins 1993, pp. 91 ss; Lansel 1936, pp. 1-‐2; Collenberg/Gross 2003, p. 49; Catrina 1984, p. 11. Cela donne une idée assez claire de la taille du territoire concerné.
13 Gross 2004, p. 16; Baur 1996 pp. 13-‐14; Catrina 1984, p. 11; Robert von Planta, in: Vom Lande der Rätoromanen, 1931, p. 39.
14 Billigmeier, p. 28; Gross 2004, p. 16. Selon Baur 1996, p. 15, des toponymes témoignent de ce passé, p.
ex. Ragaz, Sargans, Vaduz, Bregenz ou Konstanz, aujourd’hui cités ou villages de langue allemande. Catrina cite pour sa part (1983, p. 16) les communes de Quinten, Quarten et Terzen, situées au bord du lac de Walenstadt (d’ailleurs appelé Lai Rivaun en RG).
15 Catrina 1983, p. 16.
romanche fait indubitablement partie de la famille des langues néo-latines, au même titre que le roumain, l’italien, l’espagnol, le portugais, le catalan, le français ou l’occitan16. Il est tout particulièrement apparenté à des langues présentes dans les Alpes italiennes, le ladin des Dolomites17 et le frioulan18.
1.1.1.3 Le Moyen-Âge
Après la chute de l’empire romain, la seconde province de Rhétie fut occupée et germanisée très tôt par les Bajuraves et les Allamans19. Ces derniers passèrent plus tard le Rhin et s’installèrent sur le plateau, coupant ainsi définitivement la Rhétie des autres territoires celtes romanisés, situés plus à l’ouest20, alors que d’autres populations germaniques franchirent le col du Brenner pour élire domicile dans le nord-est de l’Italie actuelle: cela explique que l’aire romanche des Grisons soit aujourd’hui séparée aussi bien des zones dolomitique et frioulane que de la Suisse romande21.
Même si les premiers mouvements des populations germaniques n’avaient fait qu’effleurer l’ancienne première Rhétie romaine22, une série d’événements historiques contribuèrent par la suite à renforcer leur immigration et à faire entrer les parlers germaniques toujours plus avant dans la zone rhéto-romane. Même si l’annexion de la Rhétie par les Francs en 536 s’accompagnait d’une certaine autonomie23, un facteur essentiel avait changé: le pouvoir vers lequel la région était orientée se trouvait
16 Solèr 1991, p. 25; Walter 1994, p. 119; Rougier/Sanguin 1991, p. 13. Rohlfs 1975, p. 1, rappelle toutefois que, pour des raisons historiques, elle n’a pas le même statut (il présente la langue romanche comme la Stieftochter [dans le sens de «parent pauvre»] des langues romanes).
17 À ne pas confondre avec le ladin de l’Engadine, regroupant les idiomes puter et vallader.
18 Walter 1994, pp. 171-‐3; Rohlfs 1975, pp. 2-‐3; Brunner/Toth 1987, p. 51; Decurtins 1959, p. 9;
Halter/Semadeni 1974, p. 67; Redfern 1971, p. 15; Furer 2001, p. VII; Solèr 1991, p. 25.
19 Catrina 1983, p. 16.
20 Catrina 1983, p. 16; Rougier/Sanguin 1991, p. 33; Walter Haas, in: Schläpfer 1985, p. 39.
21 Gross 2004, pp. 14 et 16; Rougier/Sanguin 1991, p. 13; Mützenberg 1991, p. 14; Robert von Planta, in:
Vom Lande der Rätoromanen, 1931, p. 41. On voit ainsi apparaître les premiers contours de la future
«Suisse quadrilingue».
22 Mützenberg 1991, p. 15; Walter 1994, p. 171.
23 Gross 2004, p. 16.
maintenant au nord24. Cette tendance ne fit que se renforcer au fil des siècles: en 806, Charlemagne introduisit en Rhétie le système administratif franc. Au lieu du praeses local, élu par la population, ce fut dès lors un comte germanique qui dirigea Coire et sa région25. En 843, lors du partage de Verdun entre les petits-fils de Charlemagne, la Rhétie fut attribuée à Louis-le-Germanique, puis détachée en 847 de l’évêché de Milan pour être attribuée à celui de Mayence26. En 916, la Rhétie fut incorporée dans le duché de Souabe27: les liens administratifs avec le sud en furent définitivement rompus28 (dans une moindre mesure cependant pour les vallées du sud: Engadine, Bregaglia et Poschiavo). Au fur et à mesure que des nobles germanophones s’installaient au fond des vallées, l’allemand devint la langue administrative et judiciaire29. Le pouvoir carolingien encouragea l’installation de colons de langue germanique en Rhétie, comme il le faisait du reste dans d’autres régions30. Au cours des siècles qui suivirent, le territoire rhéto-roman ne cessa de se réduire, l’allemand remontant toujours plus haut dans les vallées, repoussant toujours plus au sud la frontière linguistique31. Outre l’immigration alémanique provenant du nord, il faut également mentionner celle des Walser qui, dès 1235, contribua également au recul de la zone rhéto-romane: arrivant de la vallée de Conches, située à l’ouest, ces Hauts-Valaisans de langue alémanique s’installèrent en divers lieux des Grisons, selon les besoins des seigneurs locaux qui avaient requis leurs services pour défricher la terre, créant ainsi des enclaves de langue allemande32. Au-delà de la langue
24 Gross 2004, p. 81.
25 Gross 2004, p. 16; Decurtins 1959, p. 21; Vital/Parli 1987, p. 24.
26 Collenberg/Gross 2003, p. 58; Liver 1999, p. 76; Decurtins 1959, p. 21; Vital/Parli 1987, p. 24.
27 Rougier/Sanguin 1991, p. 37.
28 Mützenberg 1991, p. 16; Gross 2004, p. 16; Catrina 1984, p. 11.
29 Billigmeier 1983, p. 53; Mützenberg 1991, p. 16; Catrina 1983, p. 16.
30 Rougier/Sanguin 1991, p. 40, au ton toutefois polémique et partisan, assez «anti-‐alémanique».
31 Catrina 1983, p. 18.
32 Zinsli 1976, pp. 27 ss; Lansel 1936, p. 3; Collenberg/Gross 2003, pp. 97-‐99; Rougier/Sanguin 1991, pp. 43-‐45, avec un tableau intéressant de la migration des Walser dans toute la Suisse; Catrina 1983, p. 18;
Vital/Parli 1987, p. 30; Mützenberg 1991, p. 16; Liver 1999, p. 77; Robert von Planta, in: Vom Lande der
(d’ailleurs différente de celle des Alémaniques grisons), ces immigrés importèrent également un modèle économique qui ne resta pas sans influence sur les rapports entre les diverses communautés peuplant les Grisons33.
Coire, déjà devenue bilingue sous la poussée continue de l’allemand, brûla presque entièrement le 27 avril 1464. Reconstruite par des artisans et ouvriers principalement alémaniques qui s’y installèrent par la suite, la ville devint exclusivement germanophone au cours des décennies qui suivirent: les Romanches avaient perdu leur centre linguistique et culturel34. À la même période, l’allemand remplaçait progressivement le latin dans les documents écrits35.
1.1.2 La Réforme: naissance du romanche à l’écrit
La décision de trouver à la langue romanche une forme écrite est venue non pas des seigneurs ni de leurs fonctionnaires, acquis à l’allemand36, mais des réformateurs. À l’instar de Luther, qui prônait l’enseignement de la parole divine dans la langue du peuple et traduisit la Bible en allemand37, les prédicateurs romanches voulurent à leur tour traduire les saintes écritures dans les idiomes de leurs régions respectives, pour
Rätoromanen, 1931, p. 44; Jäger 1984, pp. 33 et 35, avec une carte très précise des colonies fondées par les Walser dans les régions grisonnes.
33 Catrina 1984, p. 11; Rougier/Sanguin 1991, p. 37-‐38.
34 Catrina 1983, p. 18; Gross 2004, p. 17; Mützenberg 1991, p. 17; Rougier/Sanguin 1991, p. 52; Cathomas 1977, pp. 46-‐51; Catrina 1984, p. 11. Rohlfs 1975, p. 2, Furer 2001, p. IX, Decurtins 1959, p. 21 et Gregor 1982, p. 2, rappellent du reste qu’un centre politique et économique, qui est absolument déterminant pour le développement d’une langue unifiée, a précisément fait défaut aux Romanches.
35 Liver 1999, p. 78 (à noter qu’une seconde édition de cet ouvrage a été publiée début 2010).
36 Certains germanophones manifestaient un certain mépris envers le romanche, considéré comme une forme de latin dégénéré, allant jusqu’à le qualifier de «langue qui ne s’écrit pas». Rougier /Sanguin 1991, p. 40, et Liver 1999, p. 105, se font l’écho de ce préjugé tenace, qui ne restera pas sans influence, au cours des siècles, sur le regard porté par certains Romanches sur leur propre langue. À noter la création, en allemand, de termes démontrant l’incompréhension, mais aussi le mépris envers le romanche:
Kauderwelsch (provenant de Churwelsch, welsch ayant le sens original d’«étranger»: «langue étrangère de Coire»), Geissenspanisch («espagnol des chèvres») ou encore Staibocktschingga (Tschingga, venant de cinque, est utilisé en dialecte alémanique pour désigner les italophones, de Suisse ou d’Italie), allusion au bouquetin du drapeau grison. Baur 1997, p. 15, mentionne Kuaspanisch («espagnol des vaches») ou encore Gröllhaldenänglisch (litt. «anglais des éboulis»), qui laisse songeur… Nous renonçons à mentionner ici d’autres «surnoms» au caractère franchement injurieux.
37 Baur 1997, p. 31.
s’assurer que la nouvelle foi fût plus accessible à leurs ouailles38. La Réforme ayant trouvé ses premiers adeptes grisons en Engadine, il n’est pas étonnant que les idiomes de cette vallée aient été mis par écrit avant les autres, sous les plumes de Jachiam Bifrun (idiome puter, de l’Engadine du haut, 1550), traducteur du Nouveau Testament, et de Duri Chiampel (idiome vallader, de l’Engadine du bas, 1562), qui imprimera d’ailleurs lui- même sa traduction des Psaumes39. D’autres suivirent, à l’exemple de Stiafen Gabriel, passé d’Engadine vers les vallées du Rhin pour y propager la Réforme et considéré comme le père du sursilvan (idiome de la vallée du Rhin antérieur)40. Les deux autres idiomes, le surmiran (centre des Grisons) et le sutsilvan (vallée du Rhin postérieur)41, n’ont reçu leur norme orthographique que plus tard42. Le développement indépendant de chacun des cinq idiomes, mais aussi leur conservation, sont essentiellement dus à une topographie très difficile (les Grisons méritent leur surnom de pays des 150 vallées)43, les régions restant isolées une bonne partie de l’année, sans rapports économiques entre elles44.
1.1.3 Le développement du romanche à la suite de la Réforme La création des ligues grisonnes45 (alliances de communes, en réponse à la menace constituée par les Habsbourg), puis leur entente qui déboucha, en 1524, sur la création de la République des Trois-Ligues, occasionna un
38 Gross 2004, pp. 17 et 72; Mützenberg 1991, p. 17; Liver 1999, p. 79.
39 Gross 2004, p. 72; Mützenberg 1991, pp. 27-‐28 et 29-‐30; Baur 1997, pp. 111-‐112 et 114-‐115;
Tomaschett 2004, p. 6, soulignant la production littéraire depuis la Réforme.
40 Il fut notamment pasteur à Flims et Ilanz: Baur 1997, p. 118. Voir en outre Baur 1996, p. 28; Decurtins 1959, pp. 23-‐24. À noter que le mouvement de la Contre-‐Réforme a utilisé le sursilvan comme arme, en créant une nouvelle version à l’orthographe légèrement différente. Les deux versions resteront dos à dos jusqu’au début du XXe siècle: Baur 1997, p. 32.
41 On trouvera des explications sur les cinq idiomes chez Baur 1996, p. 28, ou encore Catrina 1983, p. 20, Liver 1999, p. 42, et bien entendu dans Gross 2004, p. 27.
42 Le dernier, le sutsilvan, en 1944 seulement, comme le relève Solèr (1991, p. 25; 2002, p. 251).
43 Liver 1999, p. 41; Catrina 1983, p. 20, qui cite la comparaison (malicieuse) d’un professeur américain entre les montagnes grisonnes et le Kansas! Baur 1997, p. 31, rapporte quant à lui une légende qui explique les nombreuses différences entre les idiomes.
44 Solèr 1991, p. 25.
45 Collenberg/Gross 2003, pp. 84-‐89 et 109-‐114; Catrina 1984, p. 11; Rougier/Sanguin 1991, p. 53: Ligue de la Maison-‐Dieu, 1367; Ligue grise, 1395; Ligue des Dix-‐Juridictions, 1436. Ces trois ligues regroupaient des territoires composant aujourd’hui, en grande partie, le canton des Grisons.
changement politique et social radical (remplacement du régime féodal par un système de communes autonomes, fonctionnant démocratiquement)46. Cependant, la situation de la langue romanche en politique n’en fut pas modifiée, le nouvel Etat comme chacune des ligues recommandant, pour des raisons pratiques, l’usage de l’allemand comme langue de communication et de chancellerie47. Cela étant, chaque commune restait libre de définir la langue qu’elle utilisait avec ses citoyens. Ce système politique très respectueux des particularismes locaux permit aux Grisons alémaniques, italophones et romanchophones de vivre ensemble ou, à tout le moins, de rester dos à dos sans se battre – si l’on excepte la période troublée des Bündner Wirren48 – à une époque où les querelles religieuses déchiraient l’Europe49. En 1794, trois ans seulement avant sa chute, la République des Trois-Ligues reconnaîtra également l’italien et deux idiomes romanches (sursilvan et vallader), et proclamera le trilinguisme de l’Etat50.
Malgré la relative harmonie politique qui a caractérisé la période de la République des Trois-Ligues, un élément a toujours conditionné l’existence des communautés montagnardes (des Grisons et d’ailleurs): l’émigration, pour des motifs économiques. La montagne ne pouvant nourrir tous ses enfants, beaucoup devaient quitter leur village natal, pour un temps ou pour toujours51. Si certains sont rentrés dans leur contrée natale, fortune faite, bien d’autres ne sont jamais revenus52: la nostalgie de la terre natale
46 Catrina 1984, pp. 11-‐12; Vital/Parli 1987, pp. 54 et 60.
47 Rougier/Sanguin 1991, pp. 56-‐57; Walter Haas, in: Schläpfer 1985, p. 58.
48 Baur 1997, p. 41; Vital/Parli 1987, pp. 76-‐84; Prader-‐Schucany 1970, p. 260, qui rappelle les affres de la Guerre de Trente Ans et le rôle joué par l’Engadine à cette époque, qui vit les Grisons aux prises avec une bonne partie des grandes puissances européennes.
49 Liver 1999, p. 80, qui relève l’opposition séculaire entre l’Engadine réformée, tournée vers l’Italie, et la Surselva restée très largement catholique, orientée vers le monde alémanique.
50 Gross 2004, p. 17; Rougier/Sanguin 1991, p. 57; Catrina 1984, p. 12; Gregor 1982, p. 8.
51 Collenberg/Gross 2003, pp. 262 ss.
52 Catrina 1984, p. 19; Catrina 1983, pp. 42-‐46; Schreich 2006, p. 197, et Mützenberg 1991, p. 84, reviennent sur les fameux pâtissiers engadinois, partis aux quatre coins de l’Europe. Ceux qui faisaient fortune et revenaient passer les étés en Engadine étaient surnommés les «Randulins», dérivé de
«randulina», l’hirondelle: voir Hofmann Estrada 2008, p. 28. Roman Bühler dédie son ouvrage Bündner im Russischen Reich aux ressortissants grisons (également alémaniques et italophones) qui ont dû s’exiler en
et la tristesse de l’inéluctable départ sont toujours très présentes dans la culture romanche53. En raison des difficultés liées à la topographie, de l’absence d’une grande ville (qui aurait pu devenir un centre politique, économique et culturel), la communauté romanche, au surplus fort exposée sur son propre terrain à la montée en puissance de l’allemand et du dialecte alémanique, n’a pas connu un essor démographique comparable à celui des autres groupes linguistiques suisses.
Les réformes scolaires entreprises aux Grisons dans la seconde moitié du XVIIIe siècle montrent le peu de prestige dont jouissait alors le romanche, destiné à demeurer une langue parlée54 et même perçu comme un obstacle à la diffusion du savoir55!
1.1.4 Le XIXe siècle
Après les guerres napoléoniennes, durant lesquelles ils ont perdu leur qualité d’Etat indépendant puis subi une intégration forcée dans la République helvétique imposée par la France56, les territoires grisons ont été finalement intégrés à la Confédération helvétique en 1803, sous le nom de «canton des Grisons»57. Cette nouvelle situation, puis la défaite de Napoléon58, a encore renforcé la position et le prestige de la langue
des terres lointaines pour gagner leur vie (carte des migrations entre le XVIIIe et le XIXe: Bühler 1991, 243). Dolf Kaiser a fait de même dans son livre Cumpatriots in terras estras, avec un accent spécial sur l’émigration engadinoise. Kaiser 1985, p. 8, souligne pour sa part que le travail momentané à l’extérieur représentait, pour les Grisons, une source appréciable de revenus: concernant le travail des
«Schuobacheclers» (jeunes Romanches travaillant chez les paysans souabes entre 1800 et 1914), voir le film de Gion Tschuor, Was kost’ des Büeble?, disponible sur le site de la LR:
http://fm.rumantsch.ch/lr/rm/FMPro?-‐db=cudeschs.fp5&-‐format=ven_detagls.html&-‐
token=12587480&-‐lay=endatar&RecID=2471&-‐find. Du XXe siècle à nos jours, l’exil est devenu intérieur, comme le relèvent Baur 1997, p. 88, Furer 2007, p. 65 ou encore Catrina 1983, p. 48. Les Romanches se déplacent plutôt vers les villes suisses – comme Zurich, qui en accueille actuellement environ 1 000, à peine moins que Coire – pour y faire carrière. Comme l’indique le 4ème rapport périodique relatif à la Charte européenne sur les langues régionales ou minoritaires, rendu fin 2009 par la Suisse, la moitié des Romanches vit en dehors de l’aire linguistique traditionnelle et un quart d’entre eux hors des Grisons:
Rapport Charte 2009, p. 14. Voir également Lechmann 2005, p. 73 et Gregor 1982, pp. 14-‐15.
53 Florentin Lutz, in: Schläpfer 1985, p. 216; Deplazes 1991, pp. 196-‐248.
54 Liver 1999, p. 80; Kundert 2007, p. 121.
55 Baur 1996, p. 82.
56 Bundi 2003, p. 140; Catrina 1983, p. 31.
57 Solèr 1991, p. 25; Liver 1999, p. 81.
58 Catrina 1983, p. 32.
allemande: comment se faire une place dans ce nouvel Etat à l’immense majorité germanophone59 sans maîtriser l’allemand, à l’écrit comme à l’oral (dialecte)60? À l’interne, même si le nouveau canton affiche officiellement une certaine bienveillance61 à l’égard de ses citoyens de langues romanche et italienne (reconnaissance des trois langues, droit de s’exprimer dans sa langue, publication des textes officiels), on constate cependant, dans les faits, une indubitable volonté de germaniser la population romanche62. De plus, l’immigration germanophone aux Grisons, conjuguée à l’émigration romanche63, a définitivement renversé les proportions: encore majoritaire par rapport aux germanophones au début du XIXe siècle, la population grisonne de langue romanche est minoritaire lors du recensement de 186064. Depuis cette époque, le recul n’a jamais cessé65 et le lien géographique entre les diverses régions de langue romanche est même rompu66, ces dernières devenant petit à petit des enclaves67.
Avec le développement du réseau routier68, puis ferroviaire69, et l’apparition du tourisme70, un nombre toujours plus important d’allophones
59 Bundi 2003, p. 145.
60 Liver 1999, p. 81; Billigmeier 1983, p. 131; Viletta 1984, p. 102, soulignant le passage à un statut de minorité.
61 Liver 1999, p. 81.
62 Billigmeier 1983, p. 150, portant son regard sur l’école; Gross 2004, p. 17; Rougier/Sanguin 1991, p. 60, qui citent à cet égard la volumineuse étude consacrée par Pieder Cavigelli à la germanisation de la commune de Bonaduz (Die Germanisierung von Bonaduz in geschichtlicher und sprachlicher Schau, Huber, Frauenfeld, 1969). Voir également Mathias Kundert, qui analyse dans une étude très récente la
germanisation de l’aire traditionnelle de l’idiome sutsilvan (Der Sprachwechsel im Domleschg und am Heinzenberg (19. Und 20. Jahrhundert), Desertina, Chur, 2007).
63 Solèr 2008, p. 142.
64 Liver 1999, p. 81; Kundert 2007, p. 15; Solèr 2007, p. 401.
65 En pourcentage, comme le rappelle Solèr 2009, p. 157, point 6. Cf. également Catrina 1983, p. 18, et Rougier/Sanguin 1991, pp. 62-‐64, qui citent les exemples de germanisation progressive de la petite région de Samnaun, en Basse-‐Engadine, et de celle d’Ilanz, en Surselva.
66 Par la conversion de la région du Schons à l’allemand: Rougier/Sanguin 1991, p. 71.
67 Solèr 2008, p. 142.
68 Collenberg/Gross 2003, pp. 301 ss; Kraas 1992, p. 150.
69 Vital/Parli 1987, p. 102; Lips/Martin-‐Clamadieu 1983, p. 9; Rougier/Sanguin 1991, p. 68, qui soulignent le rapport de cause à effet entre l’apparition du chemin de fer et la percée de l’allemand, comme Decurtins 1993, p. 21. Voir également à ce sujet, mais sous l’angle strictement architectural, le très intéressant ouvrage de Paul Caminada sur la construction des chemins de fer rhétiques: Der Bau der Rhätischen Bahn, Orell Füssli, Zurich, 1980.
70 Collenberg/Gross 2003, pp. 288 ss, qui soulignent le danger que constitue, pour le maintien du
romanche, cette brusque affluence de nombreuses personnes désireuses d’admirer les paysages alpins et d’y séjourner, plus ou moins régulièrement, mais pour un temps limité.
s’installent aux Grisons ou y voyagent. Certains Romanches en viennent à considérer leur langue comme un obstacle à la modernisation du cadre économique: langue et culture sont désormais menacées71. Contre cette tendance, une réaction se fait jour, que l’on qualifiera de «Renaissance romanche»72: des personnalités, parmi lesquelles Caspar Decurtins73, appellent à la défense de la langue74.
Comme le relève Liver, l’enseignement scolaire revêt une importance capitale pour la survie d’une langue de minorité75. Les premiers manuels scolaires romanches paraissent dans les années 30 et 40 du XIXe siècle: il s’agissait d’abord de traductions de manuels créés en allemand, puis de manuels originaux. L’ordonnance scolaire de 1859 prévoit que l’enseignement primaire se fera dans la langue locale. En 1860, le romanche est introduit au Lehrerseminar (formation des enseignants du niveau primaire)76.
La seconde moitié du XIXe siècle voit également la naissance de la première société de défense et de promotion de la langue romanche, la Societad Retorumantscha (SRR), en 188677, ainsi que la fondation de plusieurs journaux romanches78, dont certains à la vie assez brève.
La littérature romanche profane prit son essor à cette période également79. Auparavant, l’essentiel de la production relevait de la religion80 (dans le
71 Gross 2004, p. 17; Catrina 1984, p. 11; Kundert 2007, p. 121; Halter/Semadeni 1974, p. 59. Solèr 2007, p. 401, évoque la stigmatisation du romanche, langue considérée comme «retardée» et «paysanne».
72 Collenberg/Gross 2003, pp. 328 ss.
73 Mützenberg 1991, pp. 58-‐61: Caspar Decurtins sera également conseiller national et l’un des cofondateurs de l’Université de Fribourg, contribuant ainsi à réaliser un vieux souhait des cantons catholiques… et de la Surselva.
74 Catrina 1983, pp. 25-‐26; Gross 2004, p. 17; Billigmeier 1983, p. 167; Catrina 1984, p. 11; Decurtins 1959 p. 27. L’on citera ici le fameux cri du cœur du poète sursilvan Giachen Hasper Muoth: «Stai si Romontsch e defenda tiu vegl lungatg…» [Lève-‐toi, Romanche, et défends la langue de tes pères…], mentionné
notamment par Liver 1999, p. 83.
75 Liver 1999, p. 82; Baur 1996, p. 145.
76 Liver 1999, p. 82.
77 Solèr 2009, p. 155; Catrina 1984, p. 12; Liver 1999, p. 82; Gross 2004, pp. 84-‐85, qui précise que la SRR a pour «but principal […] de recueillir, conserver et publier le patrimoine linguistique romanche».
78 Billigmeier 1983, p. 174.
79 Liver 1999, p. 83; Gross 2004, p. 72. Furer 2001, p. IX, souligne la remarquable qualité de la littérature romanche, si l’on se rapporte au nombre de locuteurs et d’auteurs.
80 Mützenberg 1991, p. 42.
sillage de la Réforme et de la Contre-Réforme), mais aussi des domaines judiciaires ou scolaires81.
Au cours du XIXe siècle, puis du XXe, divers personnages avaient réfléchi à la possibilité de créer un romanche unifié, dans l’espoir de freiner le recul des divers idiomes – souffrant depuis toujours de leur dispersion82 – en leur insufflant un nouvel élan commun. Les projets du père bénédictin Placidus a Spescha, du maître secondaire Gion Antoni Bühler (romontsch fusionau) ou, plus près de nous, de Leza Uffer (Interrumantsch) n’ont toutefois pas emporté l’adhésion, en raison de leurs défauts respectifs ou simplement du peu d’empressement des locuteurs des divers idiomes à se lancer dans l’aventure83.
Sur le plan académique, les premières études linguistiques consacrées au romanche voient le jour84.
1.1.5 Le romanche jusqu’à la première décennie du XXIe siècle Entre 1896 et 1991 furent fondées pas moins de six associations régionales qui s’étaient donné pour objectif de soutenir et de promouvoir les divers idiomes romanches85. La Lia Rumantscha (LR), leur organisme faîtier, est fondée à Coire en 191986. Parmi ses priorités figure la préparation d’ouvrages linguistiques de référence87. De nombreux dictionnaires de qualité sont donc parus au siècle passé, toujours bilingues avec l’allemand.
Il s’agissait, dans ce domaine, de rattraper un important retard, rien
81 Gross 2004, p. 72.
82 Liver 1999, p. 68.
83 Decurtins 1993, pp. 347-‐363; Liver 1999, pp. 39 et 68; Baur 1996, pp. 121-‐123; Baur 1997, p. 35;
Billigmeier 1983, pp. 295-‐305, au sujet du projet de G. A. Bühler.
84 Decurtins 1964, pp. 34-‐38.
85 Baur 1996, p. 78; Liver 1999, pp. 82-‐83; Lansel 1936, p. 5; Baur 1997, p. 73: Romania, 1896; Uniun dals Grischs, 1904; Uniun Rumantscha da Surmeir, 1921; Renania, 1922; Cuminanza rumantscha radio e televisiun, 1946; Uniun da scripturas e scripturs rumantschs, 1946; Uniun dallas Rumantschs e dals Rumantschs en la Bassa, 1991, regroupant des Romanches de la diaspora. En 2005, fusion de l’Uniun Rumantscha da Surmeir et de la Renania de Sutselva, pour créer l’Uniun rumantscha Grischun central;
enfin, en 2006, fusion de la Romania avec la Renania de Surselva, pour créer la Surselva romontscha. Voir également Solèr 2009, p. 155.
86 Catrina 1983, p. 28; Lechmann 2005, pp. 92 ss; Solèr 2007, p. 402; Solèr 2009, p. 155.
87 Baur 1996, p. 101.
n’ayant été réalisé dans ce domaine au cours des siècles précédents88. Comme le souligne Baur, les dictionnaires constituent l’unique moyen de saisir une langue dans son ensemble, de la rendre visible et accessible, et font partie des instruments indispensables pour donner une norme à la langue, en imposant une forme orthographique. Citant Weinreich, il ajoute qu’aucune petite langue européenne ne peut se permettre de vivre sans un dictionnaire moderne et adapté aux besoins89.
C’est précisément pour cette raison que fut fondé, en 1904, sous l’impulsion de Robert von Planta, l’Institut dal Dicziunari Rumantsch Grischun (DRG), avec l’objectif premier de créer un ouvrage où répertorier et définir tous les mots de tous les idiomes romanches des Grisons90. Plus d’un siècle après les premières recherches, le travail est toujours en cours: le dernier volume publié se conclut sur le terme «Manzögna» (fascicule 167/168, tome 13; novembre 2009)91, et on estime qu’il faudra encore entre 60 et 80 ans pour arriver au terme de la lettre Z92. On peut comparer cet ouvrage au Glossaire des patois de la Suisse romande, basé à Neuchâtel93. Aujourd’hui financé en grande partie par le Fonds national, le DRG dispose également d’un très important matériel documentaire sur les Grisons et sur la civilisation alpine en général94.
Un élément important en faveur du romanche fut sans conteste sa reconnaissance comme langue nationale suisse, à la suite de la votation constitutionnelle fédérale de 193895. Acceptée par une majorité écrasante de citoyens, ce scrutin n’a pas, à lui seul, freiné le recul généralisé du
88 Baur 1996, p. 100.
89 Baur 1996, p. 100.
90 Tomaschett 2004, p. 2.
91 www.drg.ch/main.php?l=r.
92 Tomaschett 2004, p. 21, qui déplore qu’il ne soit pas possible de mettre plus de moyens à disposition.
93 Tomaschett 2004, p. 16. Voir également le site Internet du DRG, www.drg.ch/main.php?a=lin&l=r, indiquant également les pages Internet du Glossaire des patois romands et des institutions équivalentes pour la Suisse alémanique et la Suisse italienne.
94 Tomaschett 2004, p. 17. On peut télécharger le document relatant les cent ans d’activité du DRG à l’adresse www.drg.ch/main.php?a=dow&l=r (disponible en romanche et en allemand).
95 Catrina 1984, p. 12; Lechmann 2005, pp. 512-‐516; Gregor 1982, p. 8.