Sans prétendre à l’exhaustivité, nous mentionnerons ici les auteurs sursilvans Gian Fontana, Ursicin Gion Gieli Derungs et Leo Tuor, ainsi que les Engadinois Clà Biert, Oscar Peer, Andri Peer, Luisa Famos et Rut Plouda.
2.2.1.1.2 À la mémoire d’une traductrice du romanche…
Parmi les traducteurs des auteurs mentionnés ci-dessus, on trouve Marie-Christine Gateau-Brachard, malheureusement disparue il y a quelques années, à qui l’on doit les versions françaises de Fain manü (Fine fleur, 1997, éditions Zoé) de Clà Biert, d’Accord (Coupe sombre, 1999, éditions
408 Voir son Anthologie rhétoromane publiée à l’Age d’Homme, Lausanne, 1982, ainsi qu’un entretien (en français) avec l’écrivain Flurin Spescha: www.culturactif.ch/invite/mutzenbergentretien.htm.
409 Camartin 1989, pp. 233-‐234, pour qui «bien des choses très valables pour l’usage interne deviennent fades et superficielles en passant le mur de la traduction.»
410 Exemple tout récent: Sez Ner, d’Arno Camenisch, écrit en sursilvan et en allemand, traduit de l’allemand au français par Camille Luscher (Sez Ner, Editions d’en bas, 2010, édition trilingue).
Zoé)411, La Rumur dal flüm (La rumeur du fleuve, 2001, éditions Zoé), Eva (Eva, 2004, éditions Zoé) d’Oscar Peer, ainsi que du Cavalut verd (Le poulain vert, 2003, éditions de l’Aire) d’Ursicin Gion Gieli Derungs.
Oscar Peer, dans l’hommage qu’il rend à sa traductrice, raconte de manière très touchante sa réaction à la lecture de la première traduction en français d’une de ses œuvres («une singulière et belle surprise»)412. Il ajoute également, à propos de la collaboration avec feu Madame Gateau-Brachard: «Elle m'envoyait un chapitre à la fois, je corrigeais certains mots ou certaines tournures qu'elle avait mal compris, qu'elle ne pouvait pas connaître ni trouver dans le dictionnaire (essayez donc de comprendre la langue des paysans!). Je faisais des propositions, celle-ci surtout: ne pas s'arrêter trop rigoureusement à chaque détail de ma phrase ladine, se permettre une certaine liberté, car dans ce cas l'essentiel n'est pas la fidélité littéraire, mais un bon français, lisible pour les francophones. Elle le savait, bien sûr, mais le travail sur le texte d'un auteur était pour elle une question de conscience.»
Et, quelques épisodes de leur collaboration lui revenant en mémoire:
«Je pense au mystère de nos rencontres inattendues. Nous parlons de
‘hasard’, sans savoir dans le fond ce que hasard veut dire ni d'où il vient. À Marie-Christine, je suis redevable de la rencontre avec un monde plus vaste, avec la Suisse romande, avec les lectrices et les lecteurs de cette région de notre pays que nous connaissons trop mal, nous autres montagnards; une rencontre avec l'une des grandes langues culturelles de l'Occident, riche de tradition. Mais cela a surtout été une rencontre avec un être d'exception.»
411 Œuvre présentant la particularité, comme d’ailleurs le Giacumbert Nau de Leo Tuor, d’être traduite vers l’allemand, le français et l’italien.
412 www.culturactif.ch/traducteurs/gateaubrachard.htm.
2.2.1.1.3 Difficultés spécifiques de la traduction du romanche au français
Gunhild Hoyer, traductrice de Sco scha nüglia nu füss de Rut Plouda (Comme si de rien n’était, 2003, Editions d’en bas), indique dans la postface les trois difficultés auxquelles on doit s’attendre en entreprenant la
traduction française d’un texte romanche413:
- l’abondance, en romanche, de mots désignant des objets très précis de la vie quotidienne. La traductrice met en œuvre trois stratégies, selon la situation: utilisation du mot français le plus proche, d’une périphrase ou (dans un cas) du mot romanche original, avec l’insertion d’une note du traducteur chaque fois que c’est nécessaire414;
- l’utilisation très fréquente d’adverbes placés à la suite des verbes, usage que la traductrice nous explique en ces termes: «Presque toutes les phrases romanches contiennent des adverbes de temps et surtout de lieu ‘avant’,
‘après’, ‘en bas’, ‘en haut’, ‘ici’, ‘là-bas’, ‘à côté’, ‘en biais’, ‘en face’. Ce nombre élevé d'adverbes est une caractéristique du romanche. Une traduction mot à mot en français aurait été illisible. La traduction a tenté de prendre en compte toutes les idées et de les intégrer dans une phrase française ordinaire qui ne rebuterait pas la lecture courante ou qui n'agacerait pas par toutes ces précisions inhabituelles en français»415;
- l’inversion verbe-sujet, à l’image de l’allemand. À cet égard, la traductrice applique le principe suivant: «La traduction du romanche en français ne doit pas conserver la place du sujet après le verbe, comme le fait le romanche, même dans une prose aussi poétique que celle de Rut Plouda.
Une telle servitude de la traduction aboutirait à un français artificiel et maniéré.» Et à construire des phrases françaises à l’image du vers: Sous le
413 Gunhild Hoyer, in: Plouda 2003, pp. 103 ss.
414 Gunhild Hoyer, in: Plouda 2003, pp. 103-‐104, prenant l’exemple de la «palorma» (littéralement: le
«pour-‐l’âme», verre d’eau-‐de-‐vie bu par le chasseur pour l’âme du chamois qu’il a abattu).
415 Gunhild Hoyer, in: Plouda 2003, p. 104.
Pont Mirabeau coule la Seine. Gunhild Hoyer précise: «On peut parfois imiter Apollinaire, mais pas dans toutes les phrases.»416
Orientant ses explications vers le récit de Rut Plouda, poème en prose relatant à travers mille détails le deuil de son enfant par une mère, la traductrice souligne également les limites de la traduction:
«La mise en français d'un texte aussi complexe dans sa simplicité ne supporte pas le mot à mot. Si la traduction colle toujours au texte romanche, elle a aussi veillé à ne pas dérouter le lecteur francophone qu'il faut parfois, à l'aide d'une petite modification, orienter vers le sens du texte. C'était une nécessité pour conserver l'essentiel d'un poème en prose qui raconte les sursauts d'une mémoire douloureuse et tenace.
Ce deuil avec mille et un détails quotidiens présente au lecteur un texte plus poignant que bien d'autres expressions rhétoriques de la douleur. La traduction en demeure imparfaite; nous avons simplement essayé de servir cette prose poétique et de la rendre accessible à un lecteur habitué aux rationalités contraignantes de la langue française.»417
2.2.1.1.4 Allemand, romanche et français
Arnold Spescha a consacré un article aux différences de structures entre le romanche, l’allemand et le français418. Ses lignes, opposant souvent l’allemand au romanche et au français, sont intéressantes et précieuses pour les traducteurs vers ces deux langues. Son propos rappelle les ouvrages de stylistique comparée (il cite d’ailleurs l’ouvrage d’Alfred Malblanc, Stylistique comparée du français et de l’allemand).
L’auteur analyse le traitement à donner aux substantifs composés allemands (deux substantifs reliés par une préposition, un substantif accompagné d’un adjectif, un substantif unique), aux termes collectifs, aux
416 Gunhild Hoyer, in: Plouda 2003, p. 104.
417 Gunhild Hoyer, in: Plouda 2003, p. 106.
418 Publié aux Annalas da la Societad Retorumantscha, 1986, vol. 99, pp. 7-‐39.
adjectifs et aux adverbes, notamment de lieu et de direction, qui constituent l’une des difficultés majeures du romanche419.
Cet article a aussi le mérite de rappeler toute l’influence de la langue maternelle sur le regard porté par une personne sur le monde qui l’entoure: elle est «in instrument, cul qual nus mesirein il mund, cul qual nus vesein il mund»420.
2.2.1.2 Un livre romanche qui a fait le tour du monde: Uorsin421