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1. L’unité de lieu

a. Retour dans le temps

Ce type de montage, celui des plans de Méliès, n’est pas sans rappeler une fresque de la jeune Renaissance et par conséquent des débuts de la perspective. Daniel Arasse nous explique que le lien simultané entre l’histoire et le lieu est certes immédiat, mais il n’est pas singulier. Entre 1424 et 1428, Masaccio peint une fresque, Paiement du tribut, dans la chapelle Brancacci à l’église Santa Maria del Carmine de Florence. Elle est novatrice en ce sens qu’un espace

unique est peint sur le mur qui ne comporte qu’un seul point de fuite central. Toutefois, il y a, dans cette même fresque, non pas une, mais trois histoires représentées : Saint Pierre, signale Daniel Arasse, apparaît trois fois (2004, p. 68). Les artistes savent qu’une fresque se regarde dans le temps et les personnages peuvent réapparaître. « Donc, l’unification du lieu de l’historia (je ne veux pas dire l’unification de l’espace) n’implique pas immédiatement une unification temporelle de l’histoire. Il peut y avoir un seul lieu, mais trois épisodes successifs dans le lieu » (Arasse, p. 69). Ce qui compte, c’est donc l’espace, puisque, « dans tous les cas, le temps sera

b. Retour au cinéma

Trois éléments nous semblent intéressants à dégager pour la suite de notre réflexion. Tout d’abord, au cinéma, par définition, l’image se regarde dans le temps puisqu’elle se projette dans le temps, mais cette projection traduit le temps en espace. « Le cours du temps [explique Vincent Amiel] n’avait jamais été supporté, dans notre culture, par la succession de différents cadres, puisque chacun d’eux, au contraire, est comme un arrachement au temps » (2007, p. 16-17). C’est précisément cet arrachement qui nous a permis de définir le plan-tableau. « L’image, donc, avec le cinéma, doit se charger d’un écoulement temporel qui ne lui est pas habituel. Et petit à petit les cinéastes vont imposer une analogie entre succession des plans et succession des moments de l’action » (ibid., p. 17). Au cinéma, c’est précisément le découpage spatial qui va devenir un des moyens de représentation de la continuité temporelle : la succession de deux images évoque une continuité spatiale (ibid., p. 15) et de fait temporelle. Mais, dans un premier temps, l’unité du cadre tient bon : « à l’intérieur d’un même cadre (ou d’un même plan), le spectateur peut évidemment saisir l’évolution d’une histoire » (ibid., p. 16). Dans L’Homme orchestre, ce sera notre second point, nous retrouvons le même procédé de pluralité des actions que dans la fresque de Masaccio puisque dans un lieu unique, sur la scène, plusieurs actions opèrent : un homme joue des cymbales ; un autre, du tambour ; un suivant, du trombone et ainsi de suite. Ces actions sont toutes produites par le même homme dédoublé de chaise en chaise qui disparaît ensuite de la même façon. Au cinéma, comme Saint Pierre dans la peinture, un même personnage peut apparaître plusieurs fois dans la même image et dans le même lieu. Par conséquent, la superposition devance la juxtaposition. Enfin, ces hommes apparaissent les uns après les autres. L’avancement d’une chronologie se fait alors grâce à une accumulation de plans dans le même plan. Il y a, dans le lieu de la représentation, une dissociation faite avec le temps : plusieurs épisodes successifs coexistent dans la même image. « Donc ce n’est pas parce qu’on unifiait le lieu de l’historia qu’on avait en même temps tiré la conclusion de l’unité de lieu, unité de temps, unité d’action » (Arasse, p. 69).

Un lieu unique n’a pas obligatoirement pour conséquence une action et un temps uniques. Et c’est bien là que se mesure la scission avec les frères Lumière et un certain rapport au réel. Chez Lumière, l’image est saisie et, chez Méliès, elle se fabrique. Rappelons-nous que Pascal Bonitzer, en reprenant Bazin, place les frères Lumière du côté du réel et Méliès du côté de l’image (1995, p. 11). Cette différence souligne, pour Bazin, deux « conceptions fondamen- talement différentes de l’expression cinématographique » (1994, p. 64). Elle catégorisera par extension les deux tendances opposées des réalisateurs des années 1920 aux années 1940 :

« les metteurs en scène qui croient à l’image et ceux qui croient à la réalité » (ibid.). Le rapport au temps n’est évidemment pas le même. Méliès ne respecte pas l’équivalence entre durée inté- grale de l’action, durée du plan, durée du film que s’autorisaient les frères Lumière (La Sortie des usines démarre quand les grilles s’ouvrent et se termine dès lors qu’elles se ferment, alors que tous les ouvriers sont sortis). Dans Voyage dans la lune (1902), c’est un tout autre rapport au temps qui est mis en place. Une des raisons pour cette dissociation entre le temps et l’action sera la place primordiale que le réalisateur accorde à l’ellipse dont la fonction va changer dans le cinéma classique hollywoodien. Notons que, pour l’heure, l’unicité du cadre, avec Méliès, ouvre la voie à la pluralité des actions et à la multiplicité des lignes de récit, c’est-à-dire du temps. Et dès lors qu’il sera question de temps, il sera question d’ellipse.

2. Les ellipses (prise 1)

a. Définition

Pour Pierre Jenn, l’ellipse est « l’omission intentionnelle d’un fragment de l’histoire, du temps ou de tout autre élément que l’auteur choisit à dessein de mettre hors récit » (Jenn 1991, p. 122). Dans les moyens et longs-métrages de Georges Méliès, il y a deux sortes d’ellipses : celles qui ont lieu de plan à plan – nous passons d’un plan-tableau à un autre, comme dans Voyage dans la lune – ou bien celles qui ont lieu à l’intérieur même du plan-tableau, permettant un raccord qui ne relève pas de la postproduction mais de la réception.

b. L’ellipse externe : une certaine forme de raccord Dans Voyage dans la lune, il y a plusieurs plans- tableaux. Pour passer d’un plan à un autre, il faudra que le spectateur comble la discontinuité visible qui sépare les images. C’est un enchaînement composé de plusieurs plans-tableaux qui permettra de restituer le récit : l’expédition sur la lune. Il est intéressant de constater que, même si l’ellipse se transforme au cours de sa jeune histoire, au temps du muet, elle reste une forme de raccord privilégiée qui continuera à être paradoxalement garante de la continuité narrative. Par conséquent, elle se comble aisément et participe à la linéarité du récit filmique. En

des intertitres ou du bonimenteur (Burch 1990, p. 179-192). Le film de Méliès s’apparente à la série en peinture au même titre que la passion du Christ par exemple. Mais, dans ce même film, à l’intérieur de chaque plan-tableau, il y a des superpositions qui modifient la composition du plan. La fusée, située au second plan au moment de l’atterrissage, disparaît sans pour autant que le décor ou la scène ait changé. Un peu plus tard, alors que les hommes sont en train de dormir apparaissent des étoiles au milieu desquelles s’insèrent des visages de femme. Il y a donc deux types d’ellipses : celles que nous nommerons ellipses externes – elles élident des éléments en passant d’un plan-tableau à un autre – et celles que nous appellerons les ellipses internes – elles opèrent à même le plan-tableau.

c. L’ellipse interne : la discontinuité

Dans le cas de l’ellipse interne, elle a une fonction bien précise : elle crée de la magie. Dans les plans-tableaux de Méliès, dans l’image, il y a des moments de transformation et de dispa- rition : un corps flotte dans les airs (L’Antre des esprits, 1901), un mannequin se transforme en femme (Illusions funambulesques, 1903), le décor change (Voyage dans la lune). Avec le montage in caméra, l’ellipse ne permet pas une continuité, au contraire, elle rend visible une discontinuité. C’est de là que naît la magie ! Dans cette unité, l’ellipse a une fonction bien précise : elle nie le recours au hors-cadre théâtral. Elle n’est plus envisagée comme un manque à combler mais comme une saute dans l’image, une sorte d’anachronisme pour reprendre la terminologie de Gérard Genette (Genette 1972, p. 139). Ces ellipses sont implicites et indéter- minées (ibid.). Implicites, parce qu’elles n’indiquent pas le laps de temps élidé. Indéterminées, parce qu’elles n’apparaissent pas clairement dans le texte filmique. Elles font surgir de nou- veaux éléments dans le cadre. Avec le montage in caméra, elles ne permettent pas de proposer

une continuité au-delà d’une coupure, au contraire, elles rendent visible cette discontinuité. Elles permettent donc de conserver le lieu unique tout en démultipliant les éléments de com- position et les actions dans le temps comme dans la fresque de Masaccio. Les bords-cadre sont tantôt des limites, tantôt des prolongements, tantôt des vases communicants. Voici pourquoi des recoupements historiques et transdisciplinaires nous sont utiles : ils relèvent la spécificité historique de l’analyse des films. Elle est un discours né pour et par le cinéma. Le travail sur les bords-cadre et cette typologie de l’ellipse nous permettent de découvrir que « c’est pour le cinéma qu’a été forgé le mot cadrage, c’est au cinéma qu’il prend son vrai sens, le sens d’une activité du cadre fondant […]. [L]e cadre se définit autant par ce qu’il contient que par ce qu’il exclut. […] [L]e cadre filmique n’est pas exactement le cadre pictural » (Aumont 1995, p. 133). Le cinéma, en inventant des formes et des compositions, permet de recenser des fonctions qui fondent l’analyse.

3. Synthèse

Plusieurs choses sont à déduire de ces choix de mises en scène qui reprennent pour leur propre compte un mode de composition provenant de la perspective et de la scène. L’organisation des éléments dans l’image travaille avec les limites du cadre et est définie selon les lois mathéma- tiques de la perspective monofocale que l’on retrouve sur la scène de théâtre. Il y a donc une force centripète qui est à l’œuvre dans ce type d’image : le regard est toujours amené à rester dans les limites du cadre et l’organisation du plan fonctionne à l’intérieur de ces limites.

Le plan-tableau est une unité, avons-nous établi. Il est le lieu unique pour l’action en mou- vement. Il peut y avoir un (L’Homme orchestre) ou plusieurs (Voyage dans la lune) plans- tableaux dans un film. Grâce aux ellipses internes, plusieurs actions peuvent coexister dans le même cadre. Ceci est la grande invention de Méliès. Cette invention est en phase avec un héritage pictural qui n’associe pas nécessairement l’unité de lieu à des unités de temps et d’action, même si la construction de l’espace a pour priorité la restitution du réel. Mais ceci est également à mettre en lien avec un refus de faire systématiquement appel au hors-cadre théâtral (les coulisses). Grâce au travail de la composition de l’image et des ellipses internes, le cadre conserve sa force centripète. En effet, le rôle de la magie est de tout faire apparaître dans le plan. C’est pourquoi, pour reprendre l’expression de Bazin, chez Méliès, le cadre fonctionne encore comme un cadre pictural (centrement et implication des bords).

dynamique centripète de l’image. Pour se lier aux autres plans-tableaux, l’image se prolonge au-delà des ses bords par le biais d’une construction sptatio-temporelle imaginaire : la fusée décolle de la Terre pour atterrir sur la Lune. Si bien que les couplages reconduits ne forment jamais des entités immuables et le rapport de forces qui sous-tend l’image change. Pour aller de la Terre à la Lune, le cadre devient centrifuge. L’image fait désormais appel au hors-champ.

chapitreiii

ducadrecentripète aucadrecentrifuge

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un héritagelittéraire

Une généalogie ascendante nous permet d’établir une série de fonctionnements types – cadre-limite, cadre-objet, ellipse interne, ellipse externe – et, ainsi, de considérer les éléments filmiques du point de vue de leur élaboration interne. Le cinéma sécrète ses propres outils d’analyse. C’est d’ailleurs lui qui va dramatiser et diégétiser le cadre. Pour rendre compte de cela nous devons passer par une étude du montage. Si l’intérêt de l’analyse consiste à établir des types de fonctionnement pour le cadre ou pour l’ellipse, c’est parce qu’ils sont au préalable mis en œuvre par le film. C’est aussi ce que diagnostiquera André Gaudreault. Il va dresser une typologie du plan en nous expliquant que l’histoire du cinéma en crée trois sortes : 1. la vue (cadre-limite) ; 2. les plans non-continus (plan-tableau et ellipse interne) ; 3. l’enchaînement de plans continus (plan et l’ellipse externe)36. Ces types entretiennent une résonnance certaine

avec des principes de composition et en génèrent de nouveaux (le raccord par exemple). Ils développent chacun des fonctions, ce qui aura une incidence sur l’analyse.

Toutefois, le plan comme le cadre cultivent une force centripète. L’analyse devra se pencher sur les moyens mis en œuvre pour en rendre compte. Finalement, les formes de l’expression (cadre-limite et cadre-objet) redoublent les formes du contenu (la place centrale accordée à l’histoire), elles-mêmes redoublées par les formes de l’analyse (la lisibilité, la hiérarchisation et la dramatisation). D’une part, la construction de l’image permet de mettre en avant les éléments important en en proposant une hiérarchisation et leur répartition dans l’espace. D’autre part, la grande profondeur de champ garantit leur lisibilité. Afin de saisir, en plus du déplacement terminologique, le changement de fonctionnement de la place à la scène, de la vue au film, du tableau au plan, nous considèrerons les thèses d’André Gaudreault et de Tom Gunning. Chez les frères Lumière, le cinéma montre (la vue) le monde et chez Méliès il raconte (le plan) un monde. Nous verrons que les plans cinématographiques se différencient des plans-tableaux dès lors que le cadre change de dynamique. En effet, c’est en introduisant une continuité entre les plans que ces derniers ne sont plus lus indépendamment les uns des autres, mais comme formant un tout : le film. Toutefois, entre les plans, il y a toujours des trous narratifs plus ou moins grands, les ellipses. Nous interrogerons l’ellipse cinématographique et ses implications au niveau du temps et de l’espace. Ceci nous permettra de donner une nouvelle définition du plan. C’est ainsi que nous aborderons la question du montage.

I. L’influence littéraire