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A « Monstration » versus « narration »

B. Les ellipses (prise 2)

1. Les ellipses explicites

Contrairement à la magie suscitée par les ellipses internes chez Méliès, les ellipses externes que se réapproprie Griffith sont toutes explicites. Elles donnent une indication temporelle au spectateur en révélant, certaines fois, le laps de temps qu’elles élident (Genette 172, p. 139). Dans la séquence du théâtre de La Naissance d’une nation (1914), un couple prend place et la pièce débute. Huit plans, un intertitre et un fondu enchaîné plus tard, un carton nous indique une accélération du récit. Il stipule l’heure et l’arrivée du Président Abraham Lincoln, élidant une partie de la scène. Ces informations sont indiquées au spectateur pour que l’action reste lisible. Les ellipses répètent ce que la construction perspectiviste de la Renaissance italienne mettait déjà en avant : il n’y a pas de récit sans spectateur (Nacache 2005, p. 35). Elles intègrent le spectateur, notamment grâce à la lecture, dans le film et sont, la plupart du temps, signalées par un carton. Elles soulignent à chaque saute temporelle « la discontinuité du matériau filmique » (ibid.). Elles ne sont pas à déduire des images, mais elles proposent un « bond en avant sans retour, [qui] n’est évidemment pas une anachronie, mais une simple accélération du récit » (Genette, p. 139).

2. Les ellipses explicatives

Ces accélérations du récit sont également explicatives. Au début de la séquence du meurtre d’Abraham Lincoln dans le film Naissance d’une nation, les cartons permettent de situer le lieu et la pièce de théâtre, puis ils donnent des informations sur l’action. « Le garde du corps personnel de Monsieur Lincoln prend place à l’entrée de la loge présidentielle » ; et plus tard : « Le garde du corps quitte sa loge pour voir la pièce 48». Les données informatives ne sont plus

uniquement dans l’image, mais elles apparaissent entre les images grâce aux intertitres. Alors que l’ellipse interne forçait à nier les appels du hors-champ et focalisait les regards au centre du cadre, l’ellipse externe soulignait une coupe en apportant une précision. Nous voilà donc face à une nouvelle configuration qui signifie que les informations ne sont plus uniquement contenues dans l’image.

III. Analyse

A. La séquentialité

1. Les séquences temporelles

Dans cette scène, Griffith fait se succéder « des séquences temporelles d’événements ». Une action principale – la représentation théâtrale – est accompagnée d’autres actions – la sortie d’un couple, l’arrivée du Président, son assassinat. Elles servent à enrichir l’action principale, ce qui n’était pas le cas avec les films des frères Lumière. En effet, leurs productions mettaient toute leur organisation interne au service d’une action unique. Avec la division de l’espace et la multiplicité des actions, la dynamique et la construction du film changent. La géométrie n’est plus l’unique élément qui permet la focalisation du regard puisque le montage la sert lui aussi. Ceci n’est pas sans évoquer la grande syntagmatique metzienne. Chaque plan, dans la scène étudiée de La Naissance d’une nation, peut être considéré comme un « syntagme narratif alterné 49» puisque la séquence est construite autour de plusieurs séries événementielles – la

sortie du couple, la représentation, l’assassinat du Président – « telles que le rapport temporel

entre les séries est la simultanéité » (Vanoye 2005, p. 39). À titre d’exemple, au moment où Lincoln entre dans sa loge, il salue la foule. Les premières réactions seront celles du couple qui avait été précédemment isolé. Ce dernier se lève et agite ses mains. Au plan suivant, c’est l’ensemble du théâtre qui sera debout acclamant de la main le chef de la nation. Deux choses sont importantes dans ce passage. La première est que, même si les points de vue changent et que le lieu se divise, ces discontinuités mettent en avant une seule histoire. Grâce à l’alternance de syntagmes chronologiques, c’est-à-dire des plans dans lesquels le rapport temporel entre les actions présentées par les différentes images est précisé par les raccords (le couple se lève, dans le plan suivant la foule est debout) [ibid., p. 38], le lieu n’est certes plus rendu dans sa totalité, mais cette division sert une unité. Cette dernière peut être temporelle, comme c’est le cas ici, grâce au montage alterné. Mais elle peut également être dramatique avec l’utilisation du montage parallèle, qui, comme nous le verrons, sert à nourrir et à épaissir l’action princi- pale. La reconstitution d’une suite d’événements repose sur une série d’ellipses sous-entendues (Nacache 2005, p. 34) que Gérard Genette nommera hypothétiques. Ces dernières permettent de ne pas tout raconter ou de ne pas tout montrer sans pour autant perturber la lecture de l’événement. Il reste lisible. La lisibilité (grande profondeur de champ), la hiérarchisation de l’espace (géométrie de l’image) et la dramatisation (scénographie) sont toujours de mise dans cette séquence. Toutefois, elles ne dépendent plus du point de vue unique, mais, précisément, de la capacité qu’a le cinéma à varier ses focalisations à travers le montage.

2. La séquence spatiale

Dès lors que les plans se succèdent, c’est toute une nouvelle organisation qui se met en place. Avec le montage, les règles d’unicité tombent et ouvrent la voie à la séquentialité. Les éléments sont appelés à sortir du cadre pour entrer en communication avec le plan suivant si bien que ce dernier perd sa dynamique centripète. C’est ce que nous venons de voir avec la succession des plans dans La Naissance d’une nation. Mais cette idée de séquence narrative trouve également des précédents dans l’histoire de l’art tout comme nous l’avions souligné grâce à Daniel Arasse avec la fresque de Masaccio.

Il arrive assez souvent que des images, physiquement perceptibles comme images uniques, représentent plusieurs épisodes de la même histoire. C’est le cas de nombre de tableaux à sujets bibliques des XVe et XVIe siècles […]. De tels tableaux équivalent à des séquences

d’images, comme l’a souligné Rudolf Arnheim (1954) [Aumont 2005, p. 190-191]

Au cinéma aussi, à l’intérieur d’un cadrage unique sont perceptibles plusieurs épisodes de la même histoire. Tel était le cas de la constitution de l’orchestre dans L’Homme orchestre. Par conséquent, il faudra que le cinéma acquière, comme le souligne Christian Metz, des unités

(les plans) contenues dans une unité plus grande (le film). Toutefois, ce rapprochement avec la peinture met en avant que les séquences d’images ne sont pas uniquement liées à des considé- rations temporelles, elles sont surtout aux prises avec des implications spatiales.

C’est ainsi qu’Alain Bergala (1977) analyse, dans des séquences de photographies, ce marquage narratif de l’espace comme manifesté dans l’usage codé de la profondeur de champ, des cadrages, des angles de prise de vues. Chaque photo extraite des séquences qu’il analyse raconte déjà une petite histoire embryonnaire – parce qu’elle a été mise en scène dans cette intention – mais on peut élargir sa remarque à la philosophie en général, l’art du photographe consistant souvent, justement, à définir ces paramètres techniques de la prise de vue en fonction d’une visée narrative (Aumont 2005, p. 192)

Même si un certain héritage littéraire s’installe, les traditions picturale et théâtrale restent de mise. « […] le récit [s’affirme] autant dans l’espace que dans le temps, par conséquent toute image narrative, même toute image représentative, est marquée par les “codes” de la narrativité, avant même que cette narrativité ne se manifeste éventuellement par une mise en séquences » (ibid.).