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introduction

Si nous avons choisi de lier l’histoire du cinéma et sa méthodologie d’analyse, c’est qu’il nous semble que cela va de pair avec le type d’analyse que nous voulons adopter. Nous venons de conclure que le phénomène circulatoire libre garantissait qu’au cinéma il est possible de sortir de certains schèmes prédéfinis, que les films ouvrent sur de nouvelles possibilités de connexion et que le mouvement devient aberrant. Or, pour cela, il faudra établir que le cinéma est un art et non pas la fusion des autres, vérifier les dérapages des avant-gardes, considérer l’impossibilité du centrement : bref, voguer à contre-courant. Ce que nous avons diagnostiqué du cinéma contemporain ne serait-il pas la répétition de formes déviantes, leur prolongement, les traces d’une généalogie descendante qui caractérisent les avant-gardes ?

Nous avons vu que la circulation entre les éléments de composition de l’image n’était pas à considérer uniquement à sens unique (dynamique mise en avant par le déploiement des forces centripètes à l’œuvre dans le film). Nous avons également supposé que ce diagnostic était tiré d’un certain rapport à l’histoire des formes. C’est ce que nous allons vérifier dans cette partie. Il nous reste à démontrer que cette forme de circulation est une exigence du cinéma, qui, au cours de son histoire, a connu des événements considérables qu’il nous importe de souligner. Ces événements sont les suivants : le cinéma est un art et non plus uniquement le mélange des autres (l’impressionnisme), la création d’un motif et la proposition d’un circuit sont une alternative à la composition géométrique pour la lecture dans l’image (le surréalisme), le littéraire devient le littéral (l’expressionnisme), la crise de l’image-action fait plier la force centripète sous la force centrifuge : le faux raccord règne, l’errance s’affirme, l’ellipse creuse un écart bien plus qu’elle ne le gomme, le mouvement devient aberrant (la modernité). C’est dans la restitution de ces événements que doit se lire le lien entre histoire du cinéma et analyse filmique. Après avoir vu l’importance d’étudier les éléments et de nous confronter au type de circulation qu’ils mettent en œuvre, nous allons considérer les relations qu’ils créent tout en vérifiant comment cette dynamique est une exigence qui se lit dans les films. Ce déplacement nous pousse à concevoir le cinéma selon une autre logique non plus représentative mais figurative. Nous pourrons alors considérer le premier présupposé de Nicole Brenez : le film est un objet en soi.

Si l’économie figurative concerne le tout du film, le travail de l’ensemble comme tout, la logique figurative interroge l’univocité, la pluralité, les états de figuration (ébauche, esquisse, plénitude, repentirs, torsions, surcharges, excès, dispersivité), les déterminations cohérentes ou incohérentes qui président à l’élaboration des figures, leurs coexistences

C’est-à-dire que la nouvelle cohérence du film ne lui sera plus externe : il ne reproduit plus le mouvement selon des lois mathématiques, mais il crée sa propre logique dynamique (circulation de l’intra à l’extra-diégétique, voyage dans le temps à l’intérieur de la profondeur de champ, dissociation et redistribution de la figure sur le corps). Il est vrai que les différents types de fonctionnement des images (analyse interne), dans les courants que nous avons visités et que nous continuerons d’explorer ci-après, ne sont pas indépendants des conditions de production qui leur sont extérieures (analyse externe). En effet, l’euphorie de la révolution technique qu’était le cinéma transparaît dans les manifestes de Germaine Dulac et dans ses films qui deviennent des lieux d’expérimentation (accéléré, ralenti, superposition, etc.). Le repli sur soi d’une nation, conséquence de la doctrine de Monroe, n’est pas sans rappel dans la cinématographie de Griffith ou de Capra. La défaite de l’Allemagne se ressent dans l’expressionnisme et le bouillonnement artistique duquel le cinéma est contemporain. Il y aura des conséquences sur l’image (surréalisme, expressionnisme, etc.). Tous ces incidents, toutes ces histoires, teintent les productions cinématographiques. Toutefois, contrairement à ce qu’affirme Jean-Paul Achard88,

la contextualisation, dans une méthodologie analytique figurative, n’est pas la première mais l’ultime étape. D’ailleurs, peut-être serons-nous capables, à la fin de cette étude, d’inverser totalement les rôles et d’affirmer que la contextualisation ou le rapport au réel ne fonde pas l’analyse, mais plutôt que l’analyse rend perceptible un contexte de production et le monde. C’est pourquoi le premier

principe à l’œuvre consiste à ne rien présupposer des phénomènes ni de leurs liens, à considérer, même provisoirement, qu’il n’existe pas de monde ante- ou pro-filmique : méthode pour appréhender et libérer les potentialités figurales d’un art si puissamment analogique. Ainsi, au cinéma, le corps humain n’a pas besoin d’être une anatomie, il peut y avoir mouvement sans mobile, un rapport peut s’établir sans que les termes du rapport existent [l’Histoire peut user d’anachronismes, les relations peuvent être métaphoriques, l’espace peut retrouver le temps, etc.] (Brenez 1998, 45)

À ce titre, le fait, pour le film, de primer sur son contexte n’implique pas uniquement un univers socio-historique, mais bien l’ensemble des couplages normés qui ne sont plus systé- matiquement reconduits dans les films. Cette traversée de l’histoire du cinéma ou des histoires du cinéma, pour reprendre la formule de Jean-Luc Godard, ne peu(ven)t avoir pour but de signifier la suprématie d’un cinéma sur un autre. Au contraire, il s’agira de mettre en avant la diversité de ses conceptions et de ses approches, justifiant notre postulat de départ qui consiste à insister sur la relation d’affection entre le film et l’analyse. Il faut alors percevoir toutes ces

88 http://www.surlimage.info/ECRITS/analyse.html. L’analyse selon Jean-Paul Achard doit en premier lieu prendre en compte le contexte. « Prendre en compte le contexte, le réel représenté et les choix énonciatifs pour ensuite interpréter. La liste des éléments proposés ici [sur le site internet qui offre une méthodologie] n’est évidem- ment pas exhaustive. Elle constitue une base des observations possibles dans une démarche d’analyse. »

analyses à venir comme les différentes facettes du cinéma, qu’il n’a de cesse de rejouer, de déplacer, de réinventer.

Ces études de films nous permettront de dégager des types de fonctionnement. Cette typologie nous conduira à réévaluer le degré de puissance des forces qui sous-tendent les images, leurs liens et leur logique interne. Ces types de fonctionnement – perception, affection, pulsion, action – sont ceux que nous retrouvons chez Gilles Deleuze dans L’Image-mouvement. Ils doivent être appréhendés comme des pôles vers lesquels tendent certains films et auxquels d’autres résistent. Ces résistances s’évaluent par degrés. Le cinéma d’Eisenstein résiste à l’empirisme de Griffith et plie devant le Tout, si bien que l’enchaînement des images repose sur une dynamique contraire (métonymie versus métaphore) au sein d’une même constitution. Dès lors, une typologie des images, comme celle dressée par Gilles Deleuze, n’est pas là pour se vérifier dans les films. Elle se construit par les films. Il ne s’agit donc pas de dresser une catégorisation visant à distinguer le bon du mauvais, mais plutôt de rendre visible un éventail de possibles. C’est d’ailleurs de cette façon que Deleuze clôt son chapitre sur le montage dans L’Image-mouvement. Il s’agit de montrer une variété pratique et théorique, écrit-il. « Il serait stupide de dire que l’une de ces pratiques-théories est meilleure que l’autre, ou représente un progrès (les progrès techniques se sont faits dans chacune de ces directions, et les supposent au lieu de les déterminer) » [Deleuze 1983, p. 82]. Le cinéma trouve donc ses propres modes d’existence et il revient à l’analyste de les rendre visibles.

Grâce à cette typologie, nous serons à même de dégager des formes importantes de l’analyse, et ce, à travers une approche historique des formes du cinéma. Nous n’oublions pas que l’analyse filmique est non seulement en lien avec le film comme tout mais aussi avec le cinéma dans son ensemble. En effet, il sera question d’en visiter les courants majeurs afin de faire état d’une série de déviances : le cinéma fait lui-même lever des différences quant aux modes d’enchaînement de ses images. Et pour cela, il faudra tout d’abord signifier ces déplacements, chacun prétendant à une nouvelle spécificité. À travers cette recherche qui relève d’une libération des fonctionnements types qui lui étaient préexistants, les éléments s’affranchissent de leurs couplages normés (l’impressionnisme), ils proposent de nouveaux modes d’association (le surréalisme) et répondent à une nouvelle logique non plus représentative mais cinématographique (l’expressionnisme allemand) qui donne lieu à un relâchement du récit

Il instaure d’autres regroupements, d’autres significations, d’autres causations au sein d’une logique de l’identité, à laquelle pourtant nous aurions voulu croire. Non pas un désordre, mais la contestation intime du découpage univoque des phénomènes, à commencer par le corps, sans cesse réélaboré symboliquement par le cinéma. En ce sens, le montage figural constitue peut-être la voie majeure de la dissemblance cinématographique (Brenez 1998, p. 55)

Nous considèrerons de nouveaux outils à travers une symptomatologie : le motif, le circuit et la répétition. Ceci nous permettra de mettre en place, à partir d’une logique figurative, une méthodologie analytique.

Finalement, tous ces courants affaiblissent les degrés de puissance de la force centripète en amenuisant la construction mathématique d’une image en faveur de l’action. Ils la font plier sous d’autres forces à travers l’exploration d’autres voies possibles pour son expression. Il nous apparaît primordial de montrer les différentes formes que peut prendre ce changement dans les rapports de forces qui anime les images et d’explorer les créations qu’il génère. C’est là l’itinéraire que nous allons poursuivre. C’est pourquoi nous nous sommes attardés à établir la façon dont, dans les films, l’importance de l’action s’était imposée. Il est désormais temps d’approfondir l’exploration de formes déviantes de ce modèle à travers différents courants cinématographiques. Nous consacrerons un chapitre à chacun d’eux. Ainsi, nous confirmerons notre hypothèse de travail : quel que soit son objet, l’analyste doit toujours adopter la même posture, partir d’abord du film. De plus, cette partie va nous permettre de vérifier notre seconde hypothèse : si l’analyse figurative doit trouver sa place dans les études produites sur les films, c’est parce qu’elle est une exigence des films et du cinéma.

Grâce à ce parcours, à la fin de cette partie, nous serons à même de prouver que tous les choix de mise en scène peuvent avoir des implications plus ou moins grandes sur les analyses : ils génèrent des types d’images qui fondent la théorie en études cinématographiques (typolo- gie). Mais, si ce sont les films qui créent les outils, ce sont également eux qui créent leur propre logique : l’analyse figurative reprend un déplacement non pas opéré par elle, mais exécuté par le cinéma lui-même (symptomatologie). Ce déplacement se mesure sur plusieurs niveaux qui détermineront, au-delà d’une simple approche chronologique convenue, le plan de cette nouvelle partie (généalogie). Le premier est historique. Il affirme la position déjà revendiquée de certains cinéastes qui consiste à considérer que le cinéma n’est pas un médium qui sert la copie, mais un art qui crée (l’impressionnisme). À ce titre, il ne peut se contenter uniquement de reconduire des couplages normés. Le second concerne la prévalence de la singularité et de l’autonomie des éléments d’un film puisque l’important n’est pas de déduire d’une image la

suivante (le surréalisme). Le troisième mettra en avant les créations spécifiquement cinémato- graphiques (l’expressionnisme). Le quatrième mesurera les séries de déviance caractéristiques de la crise de l’image-action (le cinéma moderne et contemporain).

Pour mieux comprendre la méthodologie analytique que nous proposons, il nous semble important de continuer de mesurer les déplacements mis en œuvre dans les films. Toutefois, ce que l’histoire du cinéma dessine, c’est l’affirmation d’un art (et non sa suprématie), sa revendication d’être considéré en tant que tel et la recherche de ses caractéristiques en regard des autres arts et face à lui-même. « Car aucune détermination technique ni appliquée (psy- chanalyse, linguistique), ni réflexive, ne suffit à constituer les concepts du cinéma même » (Deleuze 1985, p. 366). Ce qui nous intéresse ici, et anime notre étude jusqu’à présent, consiste à montrer ce que peut le cinéma. Pour Buñuel, il deviendra le lieu de la libre association ; pour les expressionnistes, il sera celui de la lumière ; pour les cinéastes modernes, il expérimentera un relâchement de ce qui, jusque là, garantissait l’unité et la cohérence filmique. Chaque courant explore ce que peut être le cinéma. Chaque cinéaste devient alors un « prétendant » puisqu’il a trouvé ce qu’est le propre du cinéma et il le met à l’œuvre dans un film. « La théorie du cinéma ne porte pas sur le cinéma, mais sur les concepts du cinéma, qui ne sont pas moins pratiques, effectifs ou existants que le cinéma même » (ibid., p. 365-366). La théorie du cinéma ne porte pas sur ce qu’il est ou son histoire, mais sur ce qu’il crée. L’analyse, en décrivant ce que peut le cinéma, ne cesse de contribuer à le définir. Elle se fait par conséquent économie figurative s’inscrivant dans une logique figurative puisque ce sont les éléments des films qui définissent le cinéma dans ses créations.

chapitre i les impressionnistes

Alors qu’un certain classicisme s’installe en Amérique, donnant une place très importante à la storia, de l’autre côté de l’Atlantique, deux vagues d’avant-gardes se succèdent en France. En Allemagne, le cinéma s’en remet à l’expressionnisme. C’est tout d’abord le mouvement « impressionniste » qui va nous intéresser. Dans les années 1910 et 1920, Germaine Dulac, Marcel L’Herbier, Abel Gance ou encore Jean Epstein sont quelques-uns de ceux qui le créent. Au même moment, apparaît une nouvelle qualification pour le cinéma, il devient le septième art. Ricciotto Canudo l’ajoute aux six autres que dénombrait déjà la classification des domaines artistiques établie par Hegel dans L’Esthétique, paru en 1835. Jusque là considéré comme une prouesse technique ou un divertissement de foire89, en 1911 il rejoint l’architecture, la sculp-

ture, la peinture, la musique, la danse et la poésie, et devient un art. De cette filiation naît un débat qui sépare théoriciens et cinéastes. Les cinéastes avant-gardistes ne discernent pas, sous cette nouvelle appellation, la fusion des arts revendiquée par Canudo. Ils perçoivent plutôt un art singulier, « le cinéma pur » tel que qualifié par Germaine Dulac90. Ils s’insurgent alors

contre l’assujettissement du cinéma à la littérature ou au théâtre dont les filiations sont très marquées. Suite à de grands débats, dont nous analyserons un des points de vue à travers les écrits de Germaine Dulac, le cinéma comme art s’affirme définitivement avec Louis Delluc au début des années 1920. D’ailleurs, c’est à cette époque et sous sa plume, de connivence avec Léon Moussinac, que naît la critique cinématographique (Marie 1973, p. 119).

Dans ce chapitre, nous allons nous intéresser à cette volonté de ne plus systématiquement répondre aux exigences de composition et de narration établies avant le cinématographe dans les autres arts. Ainsi, nous pourrons tenter de comprendre comment ce dernier trouve en lui-même sa propre logique. Afin de le diagnostiquer, il nous faudra étudier le nouveau fonctionnement des éléments entre eux puisque leurs agencements ne servent plus uniquement le bon dérou- lement de l’action. C’est donc à travers une étude de l’économie figurative que nous pourrons apprécier d’autres mises en rapport pour les éléments de composition des images. S’affirmant comme éléments, ils sortent de leur relation a priori au mouvement pour expérimenter de nou- velles façons de se mouvoir. Se crée ainsi une nouvelle cohérence qui n’appartient plus au régime narratif mais se voit devenir l’expression d’un régime figuratif.

89 « Le cinéma proprement dit allait exister en se dégageant de trois tares (ou en les retournant) : son caractère superficiel d’attraction foraine qui lui barrait la route de l’Art ; plus symboliquement son allégeance tardive à l’idéologie symboliste fin de siècle […] ; enfin sa dangerosité ou, au mieux, son inutilité, qui le condamnait à n’être que l’enregistrement du présent en vue de sa transformation en passé » (Aumont, 2007 : p. 23-24).

I. Un autre cinéma