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A « Monstration » versus « narration »

A. Diviser en trois scènes

1. Le cadre dans le cadre

Dans cette séquence, à l’avant-plan, la mère de Kane et Monsieur Thatcher consultent le contrat que propose l’homme à la famille pour emmener le petit Charles avec lui et, à l’arrière- plan qui est tout aussi net, l’enfant s’agite autour d’un bonhomme de neige. La fenêtre par laquelle nous voyons Charles jouer dans la neige forme un autre cadre à l’intérieur de l’image. Elle délimite une portion de l’espace – une partie du jardin. Ce nouveau cadre comporte ses propres bords-cadre qui conditionnent les entrées et sorties de champ du personnage et convo- quent un hors-champ supplémentaire : le jardin qui entoure la maison. Par conséquent, une division se crée entre l’intérieur et l’extérieur de la maison. Cette division est matérialisée à l’image par le cadre dans le cadre. Cohabitent alors deux cadres dans l’image pour deux actions distinctes : au cadre proposé par la caméra – le dialogue des adultes – s’ajoute celui matérialisé par la fenêtre qui délimite un nouvel espace, l’espace de jeu de l’enfant. Avec une très grande profondeur de champ dans l’image et l’intrusion d’un cadre dans le cadre, un fort contraste s’installe entre ces deux scènes. Or, nous avons vu avec Eisenstein que les oppositions peuvent aussi entrer en rapport grâce au pouvoir attractif des contraires. Comme le signale Youssef Ishaghpour, une relation, voire une circulation, s’établit entre l’intérieur et l’extérieur. Avant de nous pencher davantage sur cette dynamique circulatoire (le circuit chez Eisenstein), nous allons

2. Les contrastes

a. L’éclairage

Un contraste lumineux contribue à appuyer une séparation entre les plans sans nier leur mise en rapport, ce que nous travaillerons dans un second temps. Nous allons d’abord nous concentrer sur la façon dont les contrastes désunissent en stratifiant l’image ce qui est uni a priori grâce à leur coexistence dans le cadre. La légère surexposition de la fenêtre causée par la surabondance de la neige s’oppose à l’intérieur sombre de la maison et accentue, de fait, l’inscription d’un autre cadre dans le cadre. Dans chacun des espaces (intérieur et extérieur), c’est une atmosphère lumineuse particulière qui est mise en avant. L’image est légèrement surexposée à l’arrière-plan et légèrement sous-exposée à l’avant-plan.

b. Les mouvements

Les mouvements du jeune garçon, accentués par ses cris, détonnent face à la faible mobilité des personnages dans la maison. Alors que le jeune garçon multiplie les entrées et sorties de champ, disparaissant puis réapparaissant dans la fenêtre, le déplacement des personnages dans la salle à manger oscille entre l’avant-plan et le second plan, mais chacun restera continuellement visible à l’image. De plus, le son émis par l’enfant apparaît comme un parasitage dans la scène. Il est étouffé et lointain. Il s’oppose et recouvre les lignes de dialogue, quant à elles claires et distinctes, des premiers plans. Ce jeu d’opposition accentue lui aussi la séparation des deux scènes constituant dans l’espace deux actions distinctes : le jeu de l’enfant à l’arrière-plan et la discussion des adultes à l’avant-plan.

c. Synthèse

Le cadre dans le cadre que constitue la fenêtre rend donc coexistantes deux scènes dans le même plan. Cette séparation matérialisée par l’inscription d’un autre cadre dans l’image est accentuée par une série de contrastes qui contribue à hiérarchiser les actions dans l’es- pace. Ainsi, nous pourrions rejoindre le constat de Youssef Ishaghpour. Comme nous l’avons diagnostiqué pour les frères Lumière, le cadre délimite l’espace de l’action. En multipliant les cadres, Welles multiplie les actions rendant les deux plans autonomes. Il se rapprocherait ainsi d’un certain primitivisme cinématographique dont la dynamique a disparu avec la place grandissante accordée au hors-champ.

3. Une troisième séparation

a. La lumière

Mais, au milieu du plan, se dresse une troisième séparation. Entre l’avant et l’arrière-plan, au second plan, se tient le père de l’enfant clairement opposé à la séparation imminente. Il est contre le départ de son fils avec Monsieur Thatcher. Les tons clairs de la chemise et du pantalon de l’homme, debout entre la fenêtre et la table où sont assis sa femme et Monsieur Thatcher, contrastent avec le noir des vêtements des personnages de l’avant-plan. Le père, de par son positionnement dans le cadre, obstrue le passage de la lumière extérieure ; si bien que l’avant- plan apparaît plus sombre que le reste des plans dans la profondeur de l’image. Il matérialise par sa simple présence une rupture entre l’avant et l’arrière-plan privant ce plan- séquence d’une lumière homogénéisante. Nous sommes loin de l’éclairage uniforme des plans d’ensemble de L’Impératrice rouge de Sternberg. Dans ce plan, la lumière participe d’une hiérarchisation de l’espace au même titre que les actions distinctes, la bande son ou le cadre dans le cadre. Le père se situe géométriquement entre la mère et l’enfant et, par ce positionnement dans l’espace, il accentue le contraste lumineux entre l’avant-plan et l’arrière-plan.

b. Les scènes de dialogue

Mais la séparation dans la maison s’affirme d’autant plus que ce n’est pas une, mais bien deux scènes de dialogue différentes qui ont lieu dans cette salle à manger : le père et la mère se disputent, et Monsieur Thatcher dévoile le contrat à Madame Kane. Ces deux scènes de dialogue sont clairement réparties dans l’espace. Monsieur Kane va et vient depuis la fenêtre jusqu’à la table où est assise sa femme sans pour autant franchir la limite de l’avant-plan. Il voyage donc entre deux parties délimitées de l’espace en se maintenant au second plan. Monsieur Thatcher, quant à lui, ne quittera jamais le premier plan.

c. La victoire d’un espace

La mère, entre le père et Monsieur Thatcher, communiquera avec l’avant et le second plan. Elle sera la seule, se tenant sur le seuil du second plan, à pouvoir communiquer avec les deux hommes situés respectivement au second et au premier plan. Une fois la dispute terminée, Monsieur Kane s’enfoncera dans la profondeur de l’image en se dirigeant vers la fenêtre. Pour rouvrir la fenêtre qu’il vient de fermer, Madame Kane s’enfoncera à son tour dans la profondeur de l’image traversant l’espace, le second plan jusque là réservé à son mari. Elle affirmera ainsi, par cette conquête de

4. Synthèse

a. Des actions

Il y a trois actions distinctes dans ce plan-séquence (la lecture du contrat, la dispute des parents, le jeu de l’enfant). Cette distinction est matérialisée par l’image : il y a trois plans dans la profondeur de l’image, marqués par la situation des corps dans le champ (le petit Kane à l’arrière-plan, le père au second plan, la mère et Monsieur Thatcher au premier plan). Mais, cette hiérarchisation du plan est renforcée par des éléments du décor, dont la fenêtre. Il est également à noter que d’autres éléments du décor soulignent cette hiérarchisation dans l’espace. Ainsi, la fenêtre, qui propose un point de fuite dans l’image, se situe sur une diagonale qui passe par la poutre et la table situées respectivement à l’arrière-plan, au second et au premier plan. De plus, ces éléments matérialisent un découpage de l’image dans sa profondeur et affirment les démarcations entre les trois plans. Ils sont des repères visuels spatiaux pour la division du plan. Ils appuient ainsi les contrastes lumineux, dynamiques et sonores qui segmentaient déjà le plan. Enfin, cette hiérarchisation est affirmée par le son qui se rattache, de par la situation des sources sonores dans l’espace, à des plans distincts.

b. Le tournage

Finalement, nous pouvons aussi parler de trois plans du point de vue de la production parce qu’il y a eu trois prises au tournage et ainsi trois différents plans réunis par superposi- tion. « Dans les compositions de Welles, les personnages situés au premier plan étaient très proches de la caméra et ceux de l’arrière-plan, loin en profondeur. Dans certains cas [c’est le cas ici], l’effet de profondeur était obtenu par un jeu de cache et de transparence » (Bordwell, Thompson 2000, p. 570.) Cette scène a été tournée en trois temps pour permettre une zone de netteté sur toute la profondeur du champ. Un premier plan fut tourné en se fixant sur l’avant-plan : la mise au point a été faite sur la mère et Monsieur Thatcher, et seulement cette partie de l’image fut éclairée. Par conséquent, hormis ce premier plan, le reste de l’image était noir. Pour que le second plan soit net, le même stratagème fut utilisé durant la seconde prise, isolant par l’éclairage cette fois-ci le second plan, c’est-à-dire le père. Il en fut de même pour l’arrière-plan. Avant chaque prise, la pellicule devait être rembobinée dans la caméra. Les zones nouvellement éclairées pouvaient se superposer sur les emplacements restés noirs. Ce procédé garantissait une profondeur de champ dans l’image allant du premier plan à l’arrière- plan. Cette technique n’est pas sans rappeler celle dont usait Méliès pour ses fameux montages

in caméra. Ainsi, Orson Welles emprunterait à Lumière l’autarcie des plans et à Méliès la coexistence de ces derniers : les actions ne se succèdent pas, elles coexistent dans l’image. Et cette coexistence ne peut apparaître sans la mise en œuvre de nouvelles formes de liaison.