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Intradiégétique et extra-diégétique – la séquence de l’écrémeuse

A « Monstration » versus « narration »

A. Intradiégétique et extra-diégétique – la séquence de l’écrémeuse

1. La métaphore visuelle

La séquence de l’écrémeuse, avec la convocation visuelle de la roulette de casino ou les jets d’eau, est organisée en fonction d’une idée reposant sur des métaphores visuelles. Des éléments extra-diégétiques s’insèrent dans l’enchaînement des plans. Dans un premier temps, nous pour- rions considérer que cette convocation met en avant toute la dimension métaphorique des films d’Eisenstein puisque l’élément extra-diégétique (les jets d’eau) va permettre un point de compa- raison fonctionnant comme métaphore visuelle avec l’élément intradiégétique. Nous retrouvons la dynamique d’enchaînement et d’association des images que nous avons expliquée plus tôt.

2. L’écrémeuse

Tout à coup, les qualités positives des éléments extra-diégétiques (la vitesse de la roulette et le jaillissement de l’eau et la joie que cela procure) vont affecter l’élément intradiégétique (l’écré- meuse) afin de faire décroître la qualité négative détenue par ce dernier (sa lenteur). De prime abord, l’écrémeuse est perçue comme un élément néfaste. En s’actionnant, le mouvement de la machine va en retrouver un autre par analogie formelle. Le mouvement de la roulette de casino reprend celui de la manivelle de l’écrémeuse. Deux choses se produisent alors. Premièrement, le montage ne met plus en avant la lisibilité de l’action (nous ne suivons pas son déroulement logique), mais il fait apparaître la discontinuité (tout à coup la chaîne causale est brisée, inter- rompue par l’intrusion d’un plan sans lien diégétique avec le précédent). Le montage ne sert pas l’enchaînement logique de l’action ; au contraire, il crée un nouveau type d’association par le mouvement. Il convoque plusieurs éléments qui entrent en rapport grâce à la déclinaison

de différentes formes (les cercles) et de différentes dynamiques (la lenteur de l’écrémeuse, la vitesse de la roulette, l’explosion des jets d’eau). Il met en place un enchaînement cinémato- graphique figuratif. À travers le mouvement, nous suivons un circuit grâce à la déclinaison de ses formes. C’est précisément cette déclinaison des objets affectés par le mouvement sous et à travers ses différentes formes (l’écrémeuse, la roulette, les jets d’eau) qui permet de passer d’un plan à l’autre et non plus l’illusion de continuité spatio-temporelle du montage organico-actif. « De telles discontinuités visuelles reviennent à travers tout le film […] et provoquent chez le spectateur des conflits d’ordre perceptif » (Bordwell et Thompson 2000, p. 376). La continuité classique est brisée par un montage entremêlant plusieurs éléments différents. En perturbant la représentation convenue de l’action par l’insertion d’éléments extra-diégétiques, « le film nous invite à établir entre les plans des rapport d’ordre affectif et conceptuel » (ibid., p. 377). L’écart que le raccord s’efforçait de combler entre les deux plans réapparaît puisque le montage lie cette fois non pas en effaçant, mais en accentuant la discontinuité entre deux images. Deuxièmement, comme nous le soulignions plus tôt grâce à l’analyse de Gilles Deleuze, dans l’enchaînement des plans, nous passons d’un opposé à un autre. Cela contribue à provoquer un choc. Ce choc remplace la liaison mise en œuvre par le montage de Griffith dans la juxtaposition des plans. Dans la scène que nous sommes en train d’analyser, nous passons de très peu de mouvement à une très grande vitesse dans l’image en juxtaposant le plan de la machine au plan de la roulette. De la même façon, avec l’enchaînement des gros plans sur les visages fermés des paysans au plan des jets d’eau, la méfiance face à l’écrémeuse s’oppose à la joie. Ce n’est donc plus tant le contenu des fragments qui permet une liaison, mais « le saut dans le contraire » comme nous l’expliquait Gilles Deleuze.

3. La figure (prise 1)

a. Une dynamique

La métaphore permet de faire ce saut. Elle rattache à une image les qualités d’une autre. Dans son sens étymologique, la figure est une représentation pour un tiers qui rend visible une chose par l’intermédiaire d’une autre (Auerbach 1993, p. 66). La métaphore est une figure. La roulette ou les jets d’eau rendent visibles symboliquement l’aléatoire et l’attente d’un résultat. D’un point de vue figuratif, ils servent également à mettre en avant des conséquences possibles pour l’écré-

certain du bon fonctionnement de la machine. Dans un premier temps, l’alternance des plans met en avant un contraste entre l’abondance de l’eau et le vide de l’écuelle censée recueillir le lait de l’écrémeuse (rapport symbolique). Dans un second temps, cette même alternance reprend un mouvement, une agitation qui anticipe et annonce, par reprise visuelle, celle de l’écrémeuse (rapport figuratif). Dans cette scène, le passage d’un plan à un autre met en avant le passage d’une qualité dynamique à une autre à travers le mouvement (de la lenteur à la rapidité) qui naît précisément de l’enchaînement des plans et de l’écart entre les deux. Le montage n’annule jamais l’écart, au contraire, il l’augmente en mettant en rapport des opposés.

b. Un rapport singulier

La mise en rapport des opposés produit un effet singulier. Dans les films d’Eisenstein, l’en- chaînement des images ne nous permet jamais de retrouver l’ordre établi. Les codes symbo- liques de lecture ne nous donnent pas accès au sens de telle ou telle association. Il ne s’agit pas, quand nous parlons de métaphore, uniquement de la reprise convenue d’un élément par un autre, auquel cas nous pourrions adresser à Eisenstein la même critique qu’il faisait à Griffith concernant son empirisme. La nouvelle unité est conçue de manière intrinsèque. Si la roulette est une métaphore pour l’aléatoire ou pour la vitesse d’un mouvement, elle est une métaphore construite par l’enchaînement de cette série de plans et ne vaut que pour celle-ci. Elle est une métaphore cinématographique.

c. Accentuer l’intervalle

C’est pourquoi l’écart, l’intervalle entre les plans, doit être mis en avant. Il est justement là pour empêcher le « collage » et permettre une séparation des fragments. Si bien qu’il n’y a jamais de liens a priori entre les plans intra et extra-diégétiques. De la connexion des plans ne découle pas un lien évident qui se trouve dans les images, comme le précisait Laurent Jullier dans sa définition du montage (le plan A est une main sur une poignée de porte ; le plan B, une porte ouverte), mais un lien forcé en dehors des images (le plan A est un homme en prison ; le plan B, une colombe), un lien qui crée l’Idée. Le mouvement de l’écrémeuse ne se confond pas avec celui de la roulette. Les deux images apparaissent comme des fragments indépendants qui trouvent dans le film leur propre moyen de fonctionner l’un face à l’autre. Leur rapprochement fait naître un rapport qui ne vaut que pour le film et qui crée un sens nouveau pour cette combinaison. Dans cette analyse de la séquence de l’écrémeuse nous venons de mettre en avant une circulation entre les images qui repose sur d’autres présupposés que ceux énoncés dans

notre première partie. Le montage n’est pas un acte de reconstitution qui permet au spectateur d’accepter ce qu’il voit, mais une création qui lui permet d’inventer des liaisons qu’il ne connaissait pas, et ce, également du point de vue sonore. Contrairement à ce que nous avons vu du montage jusqu’à présent, dans les productions d’Eisenstein, tout se met à circuler : son, image, éléments intra et extra-diégétiques, récurrences formelles, oppositions marquées, etc. Bref, la logique narrative explicative cède le pas à une logique figurative.