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A « Monstration » versus « narration »

A. Composition de l’image

1. Le clair-obscur : analyse du clair-obscur dans le tableau La Ronde de nuit de Rembrandt (1642)

a. D’où vient la lumière ? Où tombe la lumière ?

La composition de l’image dans ce plan de Citizen Kane est très proche de la composition picturale baroque. Avec l’imperfection du rendu de la perspective et un éclairage provenant de l’arrière-plan, nous ne pouvons nous empêcher de penser aux clairs-obscurs caractéristiques du traitement de la lumière à l’époque du baroque et notamment ceux de Rembrandt.

Dans le tableau La Ronde de nuit du peintre hollandais, non seulement la profondeur dans le tableau est grande, mais la lumière en provenance de la grille en haut à droite ne tombe pas directement sur le premier plan. La source lumineuse est située à l’arrière-plan. Les visages ne sont donc pas équitablement éclairés puisque ce faisceau lumineux laisse dans l’ombre une bonne partie de ces trente-quatre personnages. Le protagoniste au premier plan, le chef de la milice d’Amsterdam, est distinctement plus grand que les autres. Il est aussi au centre de l’image. Toutefois, il n’est pas directement éclairé. En effet, le rayon de lumière qui traverse le tableau met davantage en avant la fillette du second plan.

b. Contrastes

Contrairement aux habits du personnage central, dont les couleurs ternes n’arrivent pas à s’extraire du fond, la robe rose et blanche ainsi que la chevelure blonde de l’enfant attirent le regard. Même si elle n’est pas située sur le même plan que le capitaine hollandais, une même lumière les réunit, accentuant ce qui les différencie : une grandeur de corps et une silhouette enfantine, une couleur qui réfracte la lumière et une autre qui la diffuse. C’est donc par un travail sur les contrastes de grandeurs et d’éclairage que Rembrandt perturbe le regard du spec- tateur conventionnellement attiré par le centre. En effet, l’éclairage ne parvient pas à faire sortir le personnage central d’une masse sombre qui le rattache à l’arrière-plan.

c. Décentrement

La composition, la perspective et l’éclairage créent un effet d’asymétrie et ôtent au centre son traditionnel pouvoir d’attraction. Mais cet effet d’asymétrie est également créé par le positionnement des personnages dans le tableau. Ils ne se trouvent pas sur une ligne de fuite qui permettrait de les recentrer. Au contraire, le capitaine et le lieutenant (figures centrales au premier plan) brisent par l’inclinaison de leurs corps la symétrie du tableau. L’œil ne tombe pas sur les deux hommes en suivant la convergence de certaines lignes de fuite comme le voudrait une composition classique, il suit les deux hommes vers la gauche, direction dans laquelle ils marchent. Se crée alors une impression de décentrement en mouvement.

2. Le mouvement

Faire intervenir le mouvement dans cette analyse du tableau nous permet d’aller encore plus loin dans ce changement dans l’appréhension de la composition du plan. Effectivement, le tableau n’est pas une représentation statique par couches successives. Il ressemble davantage à l’instantané d’un groupe en mouvement.

a. L’asymétrie

Alors que l’éclairage ne provient plus du premier plan, ce procédé, jumelé avec l’asymétrie des militaires les uns par rapport aux autres, donne l’impression d’un mouvement vers l’avant. Cette impression est renforcée par le positionnement des personnages dans la peinture et leurs gestes qui vont dans tous les sens. Toutefois, dans ce multidirectionnalisme des corps, certains mouvements se répètent et ce sont toujours ceux qui proposent une fuite en avant à gauche. Cependant, c’est précisément l’alternance entre le clair et le foncé qui renforce et met en avant le mouvement dans le tableau. Ainsi, tombe dans ce mode de composition, en plus du recen-

b. Le mouvement centrifuge

Le mouvement ne permet plus de se recentrer au cœur de l’image. Sa composition dicte l’inverse au regard : tout pousse à sortir du tableau. Tout propose de suivre le mouvement du capitaine. Tout appelle à une fuite vers l’avant. Au cinéma, l’avant-plan fait partie d’un des six segments du hors-champ (Burch 1986, p. 39). Les six segments du hors-champ peuvent favoriser un appel de ce dernier dans l’image, c’est-à-dire une invitation formelle, pour le regard du spectateur, à sortir des limites du cadre. C’est là que réside toute la force non plus centripète, mais centrifuge de l’image cinématographique. Ce sont ces appels de ce qui excède les limites du cadre qui poussent le tableau à travailler, lui aussi, un changement de dynamique.

c. Mettre en rapport les plans

Et la composition de Rembrandt va encore plus loin dans son affranchissement des règles classiques de composition reposant sur la perspective. Les lignes d’un certain nombre de bâtons (lances, hallebardes, etc.) sont parallèles à l’inclinaison des corps des personnages au premier plan. Comme nous l’avons déjà souligné, les corps de certains personnages rejouent à d’autres plans l’élan vers l’avant du corps du capitaine. Ces lignes et ces corps lient par récurrence formelle (l’inclinaison) le centre de la composition aux différents plans dans la profondeur du tableau appelant, ensemble, un espace non représenté sur la peinture : ce qui se trouve « devant » le premier plan – le hors-champ.

Après cette brève analyse, il semble que les liens entre la peinture baroque et le plan de Citizen Kane que nous décrivons ne sont ni lointains ni forcés.

En redoublant la profondeur avec de grands angulaires, Welles obtient les grandeurs démesurées du premier plan jointes aux réductions de l’arrière-plan qui prend d’autant plus de force ; le centre lumineux est au fond, tandis que les masses d’ombres peuvent occuper le premier plan, et que de violents contrastes peuvent rayer l’ensemble ; les plafonds deviennent nécessairement visibles [la poutre], soit dans le déploiement d’une hauteur elle-même démesurée [la tentative de suicide de Susan], soit au contraire dans un écrasement suivant la perspective [la scène que nous sommes en train d’analyser]. Le volume de chaque corps [et de chaque son, nous y reviendrons] déborde tel ou tel plan, plonge dans l’ombre ou en sort, et exprime le rapport de ce corps avec les autres situés en avant ou en arrière : un art des masses. C’est là que le terme de “baroque” convient littéralement (Deleuze 1985, p. 141)

Un certain mode de composition primitiviste, déjà mis en avant, est définitivement tourné vers une construction proche de celle de Méliès prônant la coexistence de plusieurs plans à même l’image. La transformation de l’appréhension de l’espace crée des liaisons inédites entre eux par débordements, prolongements et oppositions. Ces liaisons sont avant tout figuratives. Car, comme le signalait Youssef Ishaghpour, c’est d’abord la circulation, le mouvement de

tension entre le premier plan et la profondeur de l’image qui soumettent les éléments de composition à un sens. Cette circulation, comme l’enchaînement des plans chez Eisenstein, ne se fait pas sans heurt.