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Un cas d’étude : La Sortie des usines (1895)

B. Quelques incidences

II. Un cas d’étude : La Sortie des usines (1895)

A. Analyse

Afin de bien comprendre la façon dont l’organisation des éléments fonctionne à l’intérieur du cadre, nous allons analyser en détail la première production des frères Lumière et interro- ger cette construction géométrique reprise de la perspective afin de mettre à jour ce qu’elle nous révèle des traits caractéristiques de la composition de l’image, des règles implicites qui la sous-tendent, des forces sous lesquelles elle plie. D’après ce que nous avons vu de la pein- ture figurative classique, nous pouvons convenir que cette dernière s’attarde sur l’arrangement concerté des figures (Le Déjeuner de bébé) « conforme à un decorum » (Aumont 1995, p. 108). « Dans cet arrangement, la surface du tableau, son partage et sa hiérarchisation, interviennent activement [L’Arroseur arrosé]» (ibid.). C’est pourquoi il nous semble important de considérer plus en détails cette composition géométrique. Nous examinerons en particulier le grand rôle du centre de l’image – le portail – ainsi que son point concurrentiel, la ligne de fuite principale – l’usine –, afin de mettre à jour ce que Louis Marin nous rappelle être la valeur rhétorique du tableau qui s’exprime ici à travers l’analyse du cadre et de sa composition19. Dans l’image, tout

parle. Cet excès d’expressivité est non seulement un moyen de rendre compte du fait que les formes du contenu redoublent les formes de l’expression, mais ces dernières rejouent également les formes de l’analyse.

19 Louis Marin. 2006. Opacité de la peinture Essais sur la représentation au Quattrocento. Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

1. Une construction géométrique

a. Organisation verticale

Dans les prises de vue des frères Lumière, bien souvent, tous les éléments de composition de l’image convergent vers un point central. Ce point central est celui du lieu de l’action. Dans La Sortie des usines20, l’image, dans le sens vertical, se divise en deux alors que les portes

s’écartent pour faire sortir les travailleurs. Le portail, en s’ouvrant, crée une ligne de fuite qui se prolonge jusqu’à l’arrière-plan, endroit où se situe l’usine. À l’avant-plan, cette ligne se poursuit à même le sol puisque le trottoir s’arrête, en toute logique, à l’entrée du portail. Du côté gauche de l’image, une ouverture, le portillon, rappelle le portail et s’accorde sur un même point de fuite : l’usine, à l’arrière-plan. Le mouvement dans la partie droite du cadre se répète à gauche proposant un redoublement graphique et dynamique du point de fuite grâce à la marche des ouvriers. Par le portail ou bien par le portillon, les personnages peuvent sortir de l’usine. Grâce au mouvement ou au tracé affirmé des lignes, les éléments de composition de l’image s’alignent sur un même point de fuite : l’usine.

b. Organisation horizontale

Cette organisation divisée de l’image, nous la retrouvons dans les lignes horizontales. Le pied du bâtiment propose une ligne de démarcation avec le sol qui est parallèle aux poutres de l’usine. Ces dernières sont de plus en plus réduites, accentuant l’effet de la perspective, c’est- à-dire l’éloignement de l’objet matérialisé par sa taille dans l’image. Au niveau horizontal, les lignes convergent, elles aussi vers l’arrière-plan, vers le même point de fuite : l’usine.

2. Organisation formelle

Les personnages sortent de l’usine en se dirigeant de l’arrière-plan vers l’avant-plan. Ils composent alors une palette de blancs et de gris. Les chapeaux blancs des dames éclaircissent l’image, ce qui tranche avec le fond noir et met en avant le mouvement dans le plan. La lumi- nosité du plan est non seulement accentuée par les tons clairs qui le composent, mais elle l’est aussi grâce à l’ensoleillement naturel de la séquence. Au premier plan, la rue est ombragée puisque la silhouette d’un arbre se découpe sur le sol. Du point de vue de la répartition des teintes blanches et de la distribution de l’éclairage dans le plan, le second plan est mis en

avant : il est la portion de l’espace la plus ensoleillée. Par exemple, le bâtiment, à gauche du portail, est clair, à peine plus foncé que le sol. Il répond à l’éclairage du second plan dont la lumière était obstruée par le portail, noir. Une fois ouvert, le soleil peut atteindre le second plan. Notons que, dans la peinture de la Renaissance, la lumière tient un rôle fondamental dans l’unification de l’espace pictural. S’inaugure, à cette période, une conception du monde (du visible) qui n’est plus morcelé mais unifié et dont l’unité fait sens (Dieu), d’où la grande profondeur de champ. Tout s’organise grâce à la lumière dans le visible. Ici, tout s’organise autour de la lumière qui met en avant le second plan. Cette dernière se lie avec la profondeur de champ et toutes deux rendent, ensemble, l’image entièrement lisible.Toutefois, la lisibilité n’ignore pas les oppositions.La construction du plan fonctionne par forts contrastes qui oppo- sent le sombre du lieu de provenance des ouvriers au clair du lieu de leur sortie. Ce contraste est repris à une plus petite échelle avec l’ombre du portillon qui se situe sur la même ligne de fuite que celle de l’arrière-plan. Par conséquent, le travail sur la lumière met en avant le second plan dans l’image, le portail, grâce à des contrastes de quantité et des contrastes clair/foncé.

3. Le mouvement

Nous savons que cette sortie n’est pas spontanée, elle est composée, dirigée, orchestrée. Le film tend à valoriser l’usine familiale. Le mouvement est mis en scène. Qu’en est-il de cette orchestration ? Le flot d’ouvriers se scinde avant le franchissement du portail puisque certains passent par la grande porte et d’autres, par la petite. Cette scission est reprise, une fois le portail franchi, par le double mouvement des ouvriers qui sortent du cadre soit par le coin gauche soit par le coin droit. Deux choses vont nous intéresser afin d’établir la dynamique de l’image. Cette division fait écho à celle que nous soulignions plus tôt. Dans cette scène, tout semble s’organiser autour de la division en deux : deux lieux de sortie, deux flots, deux lignes de démarcation qui séparent l’image en deux du point de vue vertical et horizontal, deux points concurrentiels (le point central et le point de fuite), etc. Cette division rend visible un contraste dynamique : même si le mouvement est continu au premier-plan, vers un avant-plan, la construction interne ne cesse de rappeler le point de fuite à l’arrière-plan. En effet, et ce sera notre second point, puisque nous ne pouvons pas les suivre, ce qui unit les ouvriers, ce n’est pas tant le lieu vers lequel ils vont (hors cadre), mais plutôt celui d’où ils viennent (dans le cadre) : l’usine à l’arrière-plan. La composition de l’image ne met aucunement l’accent sur la ligne que les personnages brisent en franchissant le portail. Elle se focalise sur la ligne qu’ils forment avant de sortir. Dans le film, « l’action est centripète, les employés sortent des deux côtés du cadre, mais le regard

spectatoriel est tout de même dirigé au centre du cadre, là où l’action congruente se déroule »21. 4. Angle de prise de vue

Enfin, la caméra forme une diagonale qui casse l’harmonisation de la composition du cadre en venant rompre avec les lignes de fuite. Cet axe de prise de vue qui n’accompagne pas les ouvriers dans leur sortie, au contraire, recentre le regard sur les portails. Il propose davantage un repli sur l’intérieur de l’image qu’une ouverture vers l’avant-plan. Ceci a pour consé- quence de proposer une composition qui se concentre sur un mouvement – le franchissement du portail – et non sur sa poursuite. Nous pouvons le vérifier à trois niveaux dans la mise en scène. Le point central est le portail. Tous les éléments de composition de l’image travaillent à le rendre capital. Ensuite, le point de fuite est définitivement l’usine à l’arrière-plan, et ce, même si le mouvement sort des limites du cadre. Enfin, seul le mouvement de franchissement du portail intéresse le spectateur. Le hors-champ – le lieu où vont les personnages –, qui n’était pas mis en avant par les organisations horizontales, verticales, formelles ou dynamiques, n’est pas davantage porté par l’angle de prise de vue. Cette construction rappelle une dynamique pour le cadre très importante au moment de la Renaissance. Dans l’image, il y a, comme au Quattrocento, cette concurrence affirmée entre le centre géométrique du tableau (le portail) et le point de fuite principal (l’usine) [Aumont 1995, p. 108]. Pour Rudolf Arnheim, c’est précisément ainsi que se définit toute composition à travers « l’interaction dynamique, même conflictuelle, de ces centres, entre eux, et aussi avec le centre « absolu » qu’est le sujet-spec- tateur22 » (ibid.). L’image plie toujours sous une force de composition centripète. C’est pour

rendre compte de cette soumission qu’il nous faut analyser la géométrie de l’image.

B. Flashback et synthèse

1. Leon Battista Alberti

Avec les analyses de ces trois films (Le Repas de bébé, L’Arroseur arrosé et La Sortie des usines), nous avons mis en avant une certaine appréhension de l’action qui n’est pas sans faire écho à des façons antérieures de la penser : « [l]a composition est la manière de peindre par laquelle les parties sont composées dans une œuvre de peinture. L’œuvre majeure du peintre,

c’est l’histoire » (Alberti 1995, p. 153). Pour Alberti, un tableau est une fenêtre ouverte sur l’histoire. Toutefois, cette dernière n’est pas encore ouverte sur le monde. S’il est un monde à représenter pour l’humaniste génois, c’est celui du divin. Il nommera le point de fuite central le roi des rayons, le rayon divin (Aumont 1995, p. 110). C’est pour cela qu’il préconisera une composition géométrique pour la peinture allant comme suit : « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire » (Alberti, p. 115). Et l’histoire, c’est le concept le plus important du livre sur la perspectiva artificialis intitulé De Pictura. C’est ce que précise Schéfer, son traducteur.

L’historia est l’objet même de la peinture qui résulte d’une invention (le sujet qui peut faire l’objet d’une narration ou d’une description) et d’une composition achevée (agencement des formes, des parties, des corps). On ne peut cependant exclure cette acception simple : le programme réaliste d’Alberti exige que la peinture montre et raconte. Dans sa définition la plus formelle, l’historia est un agencement de parties (de corps, de personnages, de choses) doté de sens [Schéfer 1995, p. 115]

Il y a, pour l’auteur italien, un lien direct entre la construction de l’espace et sa représentation : ce dernier est non seulement construit pour recevoir l’historia, mais il doit également la mettre en avant. De plus, sa conception de l’espace, qui est aristotélicienne, considère ce dernier comme étant clos. Il est par conséquent logique que l’organisation n’excède pas les limites d’un cadre (Arasse 2004, p. 65). Grâce à nos analyses figuratives des films des frères Lumière, nous sommes à même de mettre en avant une importance toute particulière donnée à l’histoire à travers la construction et l’organisation du cadre. Nous pouvons alors ajouter, à la lisibilité et à la hiérarchisation, le troisième pilier de la composition classique au cinéma comme en peinture : la dramatisation.

2. Jacques Aumont

Cette importance de la dramatisation n’est pas sans faire écho au rapprochement que peut faire Jacques Aumont entre le tableau et la scène. C’est d’ailleurs ce que nous avons esquissé en évoquant la sortie du chenapan dans L’Arroseur arrosé : il disparaît en coulisses. L’image devient « un espace réel », mais aussi « une aire de jeu » puisqu’il s’agit du lieu de la repré- sentation. Elle est l’endroit imaginaire où se déroule l’action et devient un « morceau unitaire de cette action » (2005, p. 176). En somme, « si l’espace est représenté23, c’est donc toujours

comme espace d’une action, au moins visuelle [Le Repas de bébé] : comme espace d’une mise

23 Ce rapprochement entre l’espace représenté et la mise en scène vaut pour la peinture, le théâtre, la photogra- phie ou le cinéma.

en scène [La Sortie des usines] » (ibid.). Car, dès que les coulisses sont invoquées, il y a bien quelque chose qui excède les limites du cadre (Aumont 1995, p. 109-110).

Ces séries d’analyses nous permettent de mettre en avant l’importance d’une certaine fonction du cadre qui se conçoit comme « une limite visuelle de l’image » (Aumont, p. 107). Non seulement le cadrage travaille à construire une image qui guide le regard en son centre, mais il permet également à l’image de s’énoncer elle-même comme le lieu du déroulement de l’action. Et c’est bien une généalogie ascendante ainsi qu’une symptomatologie qui nous permettent d’établir ce début de typologie fonctionnelle pour le cadre. Nous allons à présent nous pencher sur une nouvelle fonction du cadre induite par l’implication de ses bords.

chapitreii leplan

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tableau

Cette filiation entre les deux arts nous pousse à entrevoir un autre héritage qui concerne la scène. Nous nous en remettrons essentiellement aux recherches de Jacques Aumont à ce sujet. En effet, le cadre, s’il est un élément cinématographique, ne peut se contenter d’être exclusive- ment pictural selon la terminologie de Bazin. Il joue avec ses bords, et ce, que ce soit en peinture ou au cinéma (Aumont 1995, p. 107). Même si ce hors-cadre n’est pas encore véritablement le hors-champ, il nous semble important de creuser des dynamiques qui relativisent la dialectique bazinienne. Et il faut bien mettre en avant une perméabilité du cadre pour pouvoir ensuite consi- dérer tous les liens que les éléments de composition d’une image peuvent formuler entre eux.

Dans les arts figuratifs, la scène serait, au fond, la figure même de la représentation de l’espace, matérialisant bien, avec l’institution du hors-champ (de la coulisse théâtrale), le compromis entre ouverture et fermeture de l’espace qui est celui de toute représentation occidentale moderne – en même temps qu’elle signifie qu’il n’y a pas de représentation de l’espace sans représentation d’une action, sans diégèse. Surtout, au cinéma et en peinture comme au théâtre, la notion de scène véhicule l’idée même de l’unité dramatique qui est au fondement de cette représentation (Aumont 2005, p. 176)

Ce lien entre la représentation de l’espace, à travers sa (re)construction, et l’action est d’abord formel (construction géométrique de l’espace – héritage de la perspectiva artificialis) ; puis, dynamique (travail du cadre – héritage de la peinture et du théâtre : la scène) et, enfin, logique (un certain rapport au temps – héritage de la littérature).

Le cinéma commercial doit essentiellement sa fortune, artistique et commerciale, à sa maîtrise de l’art de raconter. Que, dans le sillage de la sémiologie, se soit très rapidement développée une approche narratologique n’est que simple logique. Tenter de comprendre comment fonctionnait le langage cinématographique rencontrait frontalement l’autre interrogation, celle qui consiste à comprendre comment le cinéma raconte, puisque les films sur lesquels se fondaient les analyses étaient majoritairement narratifs (Gardies 2007, p. 85)

Nous considèrerons donc l’action comme une force s’alliant à la force centripète, ayant une répercussion sur les formes puisqu’elle s’empare de l’image et lui donne sens afin d’en dévoi- ler la logique. Cette démonstration nous permettra de mettre en avant la promotion d’un type d’analyse, celui qui s’en remet au mode de représentation institutionnel24.

24 « Si j’emploie le terme “mode de représentation” là où d’autres tendent à dire “langage”, ce n’est pas tant que je ne crois pas au caractère “sémiotique” de l’ensemble des systèmes symboliques à l’œuvre dans le cinéma de l’Institution. Mais ce qui fait l’objet de mon étude n’est pas cet ensemble, ce sont plutôt les conditions de base qui le rendent possible, un peu comme la perspective monoculaire de la Renaissance rend possible les codes ico- nographiques très complexes de telle ou telle école de peinture (mais cette comparaison est très approximative !). D’autre part, je tiens à souligner que si, en général, si fondamental qu’il soit, ce mode de représentation, pas plus qu’il n’est anhistorique, n’est neutre – comme on peut encore le penser des « langues naturelles », malgré Bakhtine –, qu’il produit des sens en et par lui-même, et que les sens qu’il produit ne sont pas sans rapport avec le lieu ou l’époque qui l’ont vu se développer […] » (Burch 1990, p. 7).