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1. Une composition de base

Avec Griffith, au début des années 1910, le langage cinématographique s’organise en fonc- tion de la juxtaposition et de la successivité des événements qui vont dicter l’enchaînement des plans, d’où la multiplication des raccords, notamment les raccords regards (1910) et les raccords mouvements (1915) [Bordwell et Thompson 2000, p. 550]. Ce mode de fonctionne- ment est défini par Vincent Amiel comme « le récit transparent », celui qui « impose au regard l’évidence apparente d’une continuité diégétique » (2007, p. 21). Les raccords deviennent des conventions d’écriture cinématographique pour « camoufler la césure » et conserver « la qualité d’articulation des plans » (ibid., p. 18). Le film se construit définitivement autour d’une histoire qui en conditionne le déroulement et la construction. Même si le montage alterné ou parallèle apparaît à cette époque, déviant quelque peu d’une construction strictement linéaire, c’est pour mieux rattacher les séquences à une seule et même ligne directrice, celle constituée par le récit principal. D’où notre insistance sur la force centripète du cinématographe. En effet, toutes les bifurcations se recentrent sur le récit premier afin de l’épaissir. Après le cadre, c’est le montage qui, lui aussi, développe sa force centripète puisque l’enchaînement des plans continuera de suivre la ligne de l’action et donnera une consistance à l’histoire.

2. L’adaptation : une source d’inspiration inépuisable

La position centrale accordée à l’histoire est aussi encouragée par un mode de production cinématographique qui accorde une place privilégiée à l’ellipse. Celle-ci va induire une économie et une rapidité des actions (Nacache 2005, p. 37). Dans ses premiers temps, la structure du récit filmique se calque sur la structure des romans et des pièces de théâtre. « Souvent influencé par, ou dépendant de la littérature (théâtre, roman), le cinéma reproduit certains traits caractéristiques du récit écrit » (Vanoye 2005, p. 27). Jacqueline Nacache nous rappelle à ce sujet qu’Hollywood a toujours entretenu des liens étroits avec la littérature37. D’ailleurs, « Griffith convoque la

Bible (Judith de Béthulie [1914] et Intolérance [1914]) et Dickens, mais utilise aussi un roman médiocre de Thomas Dixon, The Clansman, comme base de Naissance d’une nation. Ce n’était que le début d’un processus qui devait se prolonger jusqu’à nos jours : le cinéma américain est

un immense broyeur de livres » (2005, p. 80). Dans son chapitre sur les adaptations littéraires, Jacqueline Naccache précise que, dès le début de son industrie, dès qu’il fut temps de raconter des histoires au cinéma, Hollywood a traqué le bon roman à adapter (ibid.).

À bien y regarder, le cinéma hollywoodien tel qu’on le connaît et qu’on l’aime semble devoir son inimitable nature à cette double origine, à cette coexistence parfois pacifique, parfois violente, entre homme d’industrie et homme de culture, marchands d’images et artistes de l’imaginaire. Le mérite des plus grands bâtisseurs hollywoodiens étant souvent d’avoir su opérer en eux-mêmes, et en harmonie, une synthèse parfaite entre les deux tendances (op. cit., p. 79)

Le cinéma, qui avait d’abord été placé sous l’emprise de la composition picturale classique et théâtrale, en faisant du plan-tableau le centre des regards, est désormais sous l’influence des formes narratives du roman (Vanoye et Goliot-Lété 1992, p. 19), notamment grâce à l’utilisation accrue des ellipses que les raccords font passer inaperçues. La narration filmique porte donc la marque des grandes formes romanesques du XIXe siècle (ibid., p. 18), Griffith allant même

jusqu’à se réclamer de Dickens. Les actions ne nous seront plus montrées dans leur intégralité – comme c’était le cas chez les frères Lumière –, et elles vont apporter au cadre une dynamique centrifuge. L’histoire restant première, non seulement le film la reconduit dans ses inventions, mais si l’analyse y accorde une grande importance, c’est précisément parce que l’organisation filmique la met en avant. Toutefois, le primat du régime narratif est également lié à une filiation directe avec un certain mode de composition. Mode de composition qui a toujours mis l’accent sur les actions des hommes. La représentation est fondée sur l’espace. Ce dernier est toujours l’espace de l’homme. De plus, l’image est construite en fonction de la perception humaine. Toutefois, alors que la peinture a besoin du verbal pour marquer la causalité, le cinéma imagine la cause en même temps que l’événement est perçu (Aumont 1995, p. 135). Comme nous le précise Claude Bremond, si l’image mobile « se narrativise », si elle sert « à raconter une histoire, [elle doit] plier [son] système d’expression à une structure temporelle, se donner un jeu d’articulations qui reproduise phase après phase, une chronologie » (Bremond 1973, p. 47)38. Les films proposent

de raconter des événements au déroulement clair et linéaire que ce soit du point de vue du temps, de l’espace ou de l’enchaînement causal (Bordwell et Thompson 2000, p. 458). Le jeu d’articu- lation phase à phase est garanti par les raccords dont nous soulignions, en introduction, l’emploi de plus en plus accru39. Dans ce cas de figure, il est hors de question que les unités de lieu, de

temps et d’action ne soient plus respectées comme c’était le cas pour Méliès ou pour la fresque de Masaccio. La scène dessinée par la perspective retrouve les trois piliers unitaires du théâtre.

Le récit est en effet une suite d’événements orientés, vers un dénouement (ou une absence de dénouement), en vue d’un effet (morcellement, étirement, surprise, suspens, etc.), en référence à une logique (celle des faits de la vie quotidienne ou des événements exceptionnels, celle aussi bien de l’insolite ou du fantastique) [Vanoye 2005, p. 12]