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A « Monstration » versus « narration »

A. S’inscrire contre Griffith

1. L’individuel versus le collectif

Comme le signale Gilles Deleuze, le point problématique soulevé par Eisenstein dans les films de Griffith réside en cette présupposition que les différentes parties sont données a priori. Pour lui, le cinéma ne doit pas subordonner le collectif à l’individuel, il se doit de faire l’inverse. C’est-à-dire que ce n’est pas un rapport métonymique permettant à la partie (l’indi- vidu) d’exprimer le tout (la nation) qui devra être mis en avant dans le film. Dans Naissance d’une nation, c’est le Noir (la partie) qui menace l’équilibre de l’ensemble (la nation). Au contraire, chez le cinéaste russe, c’est une cause collective (la mécanisation de l’agriculture dans La Ligne générale) et non l’intérêt individuel (l’histoire d’amour dans le mélodrame pour reprendre l’exemple de Gilles Deleuze) qui devra supporter le film ou plutôt l’organiser. Eisenstein utilisera la métaphore alliant l’intra à l’extra-diégétique pour adhérer constamment à la cause collective. Il formulera de cette manière un mouvement inverse à celui de Griffith. Cette dynamique contraire entre les deux réalisateurs, d’un point de vue idéologique, va trans- paraître dans le rythme et la logique interne des films. « L’organique est bien une grande spirale, mais la spirale doit être conçue “scientifiquement”, et non pas empiriquement, en fonction d’une loi de genèse, de croissance et de développement » (Deleuze 1983, p. 51). Nous reprendrons ces notions de genèse, de croissance et de développement dans notre analyse de La Ligne générale. Pour l’heure, nous allons nous attarder sur ces dynamiques contraires à l’œuvre dans le montage.

2. Un problème de montage

Chez Griffith, la mise en scène passe essentiellement par le montage et même si Eisenstein reconnaît devoir beaucoup au cinéaste américain – il considérait que ce dernier « a[vait] tout inventé au cinéma » (Niney 2002, p. 39) – il y voit une idéologie bourgeoise qu’il était loin de partager.

Ce qu’Eisenstein reproche à Griffith, c’est de s’être fait de l’organisme une conception tout empirique, sans loi de genèse ni de croissance ; c’est d’en avoir conçu l’unité d’une manière tout extrinsèque, comme unité de rassemblement, assemblage de parties juxtaposées, et non pas unité de production, cellule qui produit ses propres parties par division, différenciation ; c’est d’avoir compris l’opposition de manière accidentelle, et non comme la force motrice interne par laquelle l’unité divisée reforme une unité nouvelle à un autre niveau (Deleuze 1983, p. 51)

Si les motivations collectives recouvrent des motifs étroitement personnels, c’est que l’enchaî- nement des plans propose, malgré tous les chancellements et les menaces (la fin de l’unité de la nation à cause de l’affranchissement des Noirs), une réconciliation (les États resteront Unis). Ce qui devient problématique dans la dimension empirique du travail de Griffith, et qui fonde la troisième critique d’Eisenstein, ce sont non seulement la séparation a priori des parties et la dynamique contraire à l’œuvre dans les films, mais aussi l’accalmie, la fonction tempérante du montage, notamment dans l’usage du montage convergent, qui pousse le film à retrouver l’ordre établi. C’est ce que nous avions vu dans L’Impératrice rouge. Le surdécoupage induit par les gros plans ne produit pas une rupture dans la scène, mais conserve l’intégration de ces derniers dans l’enchaînement logique de l’action.

3. Réaction

a. La linéarité

Cette opposition éthique ne transparaît pas uniquement dans les thèmes abordés par le film ou les symboles qu’il convoque, elle touche également une résistance formelle au mode de représentation institutionnel. Malgré son admiration pour Intolérance de Griffith (1916) et la reconnaissance de son apport, à échelle mondiale, à la réalisation cinématographique, Eisenstein affirme que le cinéma hollywoodien n’a pas compris le montage. « L’Amérique n’a pas compris le montage [déclare Eisenstein]. L’Amérique reste honnêtement narrative, elle ne redistribue pas ses images figuratives, elle montre simplement ce qui arrive » (Niney 2002, p. 39). Pour le cinéaste russe, il faut accorder une importance primordiale au montage et aux éléments de composition des images. C’est pourquoi son travail de mise en scène « ne servait pas simplement

La force centripète du montage chez Griffith avait bien mis en avant la linéarité comme mode d’enchaînement des images. Et cela n’est pas anodin. Le cinéma s’invente dans une volonté de décomposer linéairement le mouvement afin d’en rendre compte. Il est ensuite un art qui se développe comme étant spatial avant de devenir temporel : passer d’un plan à l’autre permettra d’avancer dans le déroulement de l’action (Amiel 2007, p. 17). Les questions de temps se déploient désormais dans l’espace (ibid., p. 16-17). Si bien que s’il est une discontinuité spatiale, elle sera également temporelle. Griffith, grâce à la force nouvellement centrifuge du cadre, met en avant de nouvelles formes de linéarité alternées et parallèles qui demeurent intradiégétiques. Sa pratique du montage, hormis dans le cas du montage parallèle, consiste précisément à trouver dans un plan la façon dont il peut s’enchaîner avec le suivant, et ce, grâce au contenu de chaque fragment (raccord regard ou raccord mouvement). C’est de là que le montage tire sa force centripète garante de la linéarité donnant à l’enchaînement des plans une dimension faussement ou indirectement temporelle à des fins narratives.

b. L’Idée

Eisenstein brise ces réseaux de linéarité qui compensaient la force centrifuge de l’un (le temps n’est plus linéaire dans le montage parallèle) par la force centripète de l’autre (toutefois, les deux lignes d’images se recentrent sur les mêmes enjeux dramatiques). La linéarité plie sous le poids de modes de discontinuité qui deviendront les modes prédominants de son montage. Chez le cinéaste russe, le récit ne peut plus compenser les échappées temporelles ou spatiales garantissant au plan et au montage une force centrifuge. L’enchaînement des plans n’a pas pour unique but de rendre l’action lisible ou bien la crise de l’unité soluble (dramatisation), il met en œuvre la construction d’un discours idéologique à travers la liaison de fragments hétérogènes.

[L]e moyen dont dispose le cinéma pour produire une impression artistique réside dans la composition, l’enchaînement des fragments filmés. Autrement dit, pour produire une impression, l’important n’est pas tant le contenu de chaque fragment que la façon dont ils s’enchaînent, dont ils sont combinés. L’essence du cinéma doit être recherchée

non pas dans les limites du fragment filmé, mais dans l’enchaînement de ces mêmes fragments ! Afin de clarifier la portée de cette déduction, nous nous référerons aux

peintres, pour qui la composition de la couleur n’a de valeur que dans la mesure où elle exprime le rapport entre une couleur et une autre. On peut utiliser une couleur sans la confronter à une autre. Seules deux couleurs, les relations qu’elles entretiennent, peuvent former une relation particulière qui excitera la rétine et produira telle ou telle impression artistique. Il en va de même au cinéma : dans l’association des fragments filmés l’important est la dépendance (le rapport) entre le premier fragment et le second auquel on le colle et c’est essentiellement cette dépendance qui impressionne le public. […] l’essence du cinéma, le moyen d’obtenir une impression artistique, c’est le montage (Koulechov59 1994, p. 41)

Grand nombre de cinéastes russes des années 1920 mettent en avant, dans leur montage, préci- sément cet intervalle, cet écart entre deux fragments qui va créer un lien nouveau et inédit entre eux. Il avait été annulé par le raccord quand ce dernier remplaça l’ellipse. Créer de l’écart entre les plans revient à proposer un lien nouveau et inédit qui se concrétisera, dans les films, de dif- férentes manières : Poudovkine pensera les plans comme des briques à associer, Vertov prônera l’importance du « ciné-œil » et Eisenstein préfèrera juxtaposer les plans de façon à faire naître une idée (Bordwell et Thompson 2000, p. 565). L’idée est extérieure au film, elle convoque une force centrifuge : une idée naît de l’enchaînement des plans qui invente un monde alors que chez Griffith l’idée du monde se rejoue dans les plans. C’est pourquoi « Eisenstein ne cesse de rappeler que le montage, c’est le tout du film, l’Idée » (Deleuze 1983, p. 46). Il n’est pas unique- ment un moyen d’expression, il est un outil de création : il fait naître l’Idée.« Pour Eisenstein, la reproduction cinématographique fait effectivement tomber la dimension contingente de la chose, son ancrage dans l’ici et maintenant, mais pour la réorienter vers une dimension éidé- tique. L’image cinématographique est capable de viser, atteindre et déployer la raison » (Brenez 1998, p. 377). Car la juxtaposition des plans produit un sens nouveau qui n’appartient à aucun d’entre eux pris séparément (Niney 2002, p. 37). Les séquences s’enchaînent en dehors de toute évidence a priori pour composer un sens nouveau à même le film. Ce constat fut à la base de l’expérience de l’effet Koulechov.

Soit un plan américain du célèbre acteur Mosjoukine regardant vers le bord du cadre, plan prélevé dans une fiction ; on y accole tantôt le plan d’une assiette de soupe fumante, tantôt d’une jeune fille dans un cercueil, tantôt d’une femme dénudée dans un divan ; et les spectateurs de voir sur le visage de l’acteur (pourtant identique dans les trois cas) successivement l’expression de la faim, de la tristesse, du désir [Niney 2000, p. 39]

Ce qui change entre ces deux façons d’aborder le montage, comme le précise Gilles Deleuze, c’est une dynamique (la métonymie versus la métaphore, la force centripète versus la force cen- trifuge). L’histoire n’est plus exclusivement interne aux images. L’Idée du film n’est plus donnée d’avance : l’enchaînement des images compose avec l’intervalle, il convoque des éléments exté- rieurs au film et, en associant des plans hétérogènes, produit une unité nouvelle : une Idée.