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A « Le cinéma pur »

B. Une nouvelle forme d’expression

1. « Ayons la foi »

De son côté, Germaine Dulac aperçoit dans le cinéma une nouvelle forme d’expression. S’il implique une quelconque nouveauté, sa tâche n’est précisément pas de reconduire ce qui a été fait dans les autres arts. Cette idée sera développée dès son premier article intitulé « Ayons la foi » publié dans Le Film en 1919 :

Le temps est venu, je crois, d’écouter en silence notre chant, de chercher à exprimer notre vision personnelle, de définir notre sensibilité, de tracer notre propre voie. Sachons regarder, sachons voir, sachons sentir. Avoir quelque chose à dire et des yeux, des yeux ouverts non sur des reflets92, mais sur la vie même. Nous chercher, nous trouver…Ne

plus copier, créer 93 (Dulac 1994, p. 21)

Deux critiques sont à prendre en considération dans cette citation. Premièrement, la singularité du cinéma ne consiste pas à reconduire des éléments préexistants. Au contraire, et ce sera son second point critique, le propre du cinéma, c’est de créer. Un tel positionnement n’est pas sans conditionner l’analyse filmique qui ne peut plus uniquement mettre en avant une construction (agencement et composition des images) reposant sur des données a priori. En se rapportant au film scientifique sur la germination de différentes graines dont le blé intitulé La Germination d’un haricot réalisé en 1928, Prosper Hillairet, à l’origine du recueil de textes de Germaine Dulac sur le cinéma entre 1919 et 1937, précisera :

C’est tout là le cinéma de Germaine Dulac en cette image de la germination du grain de blé. Un drame de la nature, d’une plante luttant pour son épanouissement qui devient un drame visuel par une transformation cinématographique du mouvement (l’accéléré), les rythmes végétaux devenant des rythmes cinégraphiques comme des lignes abstraites qui se déploient sous l’action d’une force (1994, p. 18-19)

L’image n’est jamais assimilée à une composition artistique préexistante. Le cinéma n’est jamais conditionné, dans ses créations, par des résultats déjà donnés. Ce ne sont pas les arts anciens qui induisent tel ou tel plan. Il n’y a jamais subordination de l’image aux règles d’usage de la peinture, du théâtre, des lettres, etc. Dans Danses espagnoles (1924), Germaine Dulac ne cherche pas à nous faire comprendre le déroulement

d’une action en suivant la suite logique des événements. Au contraire, elle nous propose de suivre la musicalité des images. Le cadrage penché, l’utilisation de gros plans et de flous brisent l’harmonie classique maintenue par la

92 Nous soulignons.

93 Germaine Dulac, « Ayons la foi », Le film, 15 octobre 1919.

lisibilité, la hiérarchisation et la dramatisation. Le rythme des castagnettes de la danseuse se retrouve dans les mains de l’homme, dans les hochements de tête du passant ou encore les tourbillons des volants de la robe. Seulement, tous ces éléments n’apparaissent pas comme appartenant à un univers unifié par une unité de lieu, de temps ou d’action. Ils ne se succèdent pas, mais coexistent pour constituer un rythme visuel. Les plans s’enchaînent sans que l’espace ne puisse se reconstruire : le passant est-il à droite ou à gauche de la danseuse, l’homme se situe-t-il en face d’elle ? Les axes de prise de vue brouillent la continuité spatiale ou temporelle pour donner naissance à un autre type de continuité dans la

création d’un rythme visuel. Il en est de même pour La Coquille et le Clergyman (1927).

Tout mon effort a été de rechercher dans l’action du scénario d’Antonin Artaud les points harmoniques, et de les relier entre eux par des rythmes étudiés et composés. Tel par exemple le début du film où chaque expression, chaque mouvement du clergyman sont mesurés selon le rythme des verres qui se brisent. Il existe deux sortes de rythmes. Le rythme de l’image et le rythme des images. Je puis dire que pas une image du Clergyman n’a été livrée au hasard94

Les rythmes du réel deviennent des rythmes cinématographiques en rejouant, pour leur propre compte, les forces dynamiques du monde. Le cinéma a donc cette force qui n’appartient à aucun des autres arts : il peut non seulement reproduire, mais créer et œuvrer sur le mouvement.

52, 53. Danses espagnoles

2. Du nouveau

a. Arrêter d’imiter

Nous l’avons vu dans la première partie de cette thèse, le cinéma a besoin, au début de son existence, d’imiter ce qui existe déjà : la perception naturelle, la peinture perspectiviste, le théâtre, la littérature. Toutefois, il semble important de retenir que Germaine Dulac demande, dans ses écrits et dans ses films, tout comme Nicole Brenez dans sa proposition d’analyse, de renoncer au lien que le cinéma a introduit dès le départ entre le mouvement et les images, entre la narration et les actions, entre les formes de représentation déjà existantes et cette nouvelle forme d’expression, pour libérer d’autres créations qu’il maintenait subordonnées. « En tout cas, le cinéma doit être délivré de la tyrannie littéraire et théâtrale pour le bien-être de sa pensée95 »

(Dulac 1994, p. 52).

b. Arrêter de raconter des histoires

La réalisatrice s’oppose à une obligation qu’aurait le nouvel art de raconter des histoires.

Là se trouve l’erreur, à son apparition on n’a pas compris qu’il représentait une forme nouvelle d’expression, on en a fait une application de la littérature [nous avons vu l’importance de Dickens pour Griffith] et du théâtre [nous avons vu l’importance de la scène et des coulisses], reproduisant “servilement nos formes de pensées anciennes96”,

sans chercher à savoir si y gisait “un métal inconnu” et alors qu’en lui grondaient “des forces neuves 97”. Il ne faut pas juger le cinéma dans ses applications mais “en lui-même

et pour lui-même98” […] (Hillairet 1994, p. 12)

Par conséquent, il ne faut pas commencer par chercher les conséquences des images, mais les données immédiates de celles-ci. Subordonner le cinéma à la littérature ou au théâtre, à l’énon- çable ou au reconnaissable, c’est le faire entrer dans une impasse qui élimine des possibilités de mise en scène. Car l’histoire n’est pas une donnée de l’image cinématographique, c’est une conséquence possible pour l’enchaînement des images (la série en peinture par exemple). Mais quelle est donc la forme du cinéma si elle n’est pas continuellement tournée vers le récit, si elle ne reconduit pas ce que nous connaissons déjà de la peinture, de la littérature et du théâtre ? La forme du cinéma, répondra Germaine Dulac, c’est le rythme.

95 Germaine Dulac, « Le cinéma, art des nuances spirituelles », Cinéa-ciné pour tous, janvier 1925. 96 Germaine Dulac, « Quelques réflexions sur le “cinéma pur” », Le Figaro, 2 juillet 1926.

97 Germaine Dulac, « Le cinéma, art des nuances spirituelles », Cinéa-ciné pour tous, janvier 1925. 98 Germaine Dulac, « Quelques réflexions sur le “cinéma pur” », Le Figaro, 2 juillet 1926.

II. Le « cinéma intégral

99

»

A. Le rythme

1. Le mouvement

a. Un principe de base

Le cinéma capte et révèle le mouvement. La dimension documentaire des films des premiers temps rend compte de cette première caractéristique. Il s’agissait, nous l’avons vu chez les frères Lumière, d’enregistrer les mouvements extérieurs, les mouvements du monde. Toutefois, le cinéma n’étant pas la simple copie du monde, ou encore moins sa description, les images ren- voient à une dimension intérieure qui est la cause des mouvements extérieurs (Hillairet 1994, 14). Dans le cas de la germination d’une graine, il y a un mouvement intérieur – la rencontre de la terre et du grain – qui est la cause du mouvement extérieur – la pousse hors sol. Le blé quitte son état de graine et se meut hors de la terre pour devenir un épi. Le mouvement est donc la manifestation extérieure d’une nécessité intérieure.

b. Un principe ramené au cinéma

Le créateur exprime son monde intérieur sur l’écran, car l’auteur est lui-même un être mouvant du monde. C’est d’ailleurs ce que nous démontraient les travaux de Marey. Cette mobilité va s’exprimer par le cinéma parce que le mouvement en est l’essence même (Hillairet 1994, 14). Ce dernier apparaît dans sa dimension mécanique – « une configuration géomé- trique de parties qui combinent, superposent ou transforment des mouvements dans l’espace homogène, suivant les rapports par lesquels elles passent » (Deleuze 1983, p. 63) – et « une force spirituelle qui passe à travers les images et les mouvements, et les constitue » (Hillairet 1994, p. 14). C’est pourquoi Germaine Dulac écrira qu’au cinéma le mouvement est mécanique (capter) et spirituel (révéler)100 [Dulac 1994, p. 51-52].

2. Le mouvement est motivé

a. Rapprochement avec le cinéma russe

Pour la cinéaste, le mouvement n’est jamais sans cause, auquel cas il ne serait qu’agitation (Hillairet 1994, p. 15). Quelque chose doit donc le guider. L’idée va jouer ce rôle de guide.

« Ce sont ces idées, ce monde intérieur du créateur exprimé en images mouvantes du monde extérieur, comme force spirituelle, qui vont former l’enchaînement des mouvements » (ibid.). Cette idée est très proche de ce qu’exprimaient Koulechov et Eisenstein. Les images captées du monde réel s’enchaînent selon une idée. Le rapprochement formel, que nous avons déjà souli- gné dans Danses espagnoles ou bien dans La Coquille et le Clergyman, est le fruit du montage.

b. Et pourtant…

Toutefois, ce mouvement s’éloigne du dialectisme russe. Si nous revenons à La Germination d’un haricot, c’est la recherche du mouvement pur qui va intéresser Germaine Dulac et la filiation d’éléments hétérogènes par le mouvement. Il se dégage des objets du réel. Ils sont déformés par les accélérés et les ralentis qui transforment l’image et donnent accès à un rythme proprement cinématographique. De la germination devait sortir un art abstrait, « où tantôt le mouvement pur se dégageait d’objets déformés, par abstraction progressive [l’accéléré], tantôt d’éléments géométriques [la ligne] en transformation périodique, un groupe de transformation affectant l’ensemble d’un espace [le champ de blé] » (Deleuze 1983, p. 64).

c. La forme minimale

La storia n’est jamais complètement rejetée. Certaines fois, cette dernière est minime : des hommes regardent une espagnole en train de danser. Mais l’histoire reste une surface sous laquelle on trouve le mouvement comme forme minimale. Le cinéma, s’il faut le définir en tant qu’art, devient celui de la construction et de la perception des rythmes (Hillairet 1994, p. 15-16). Il peut certes raconter une histoire, mais il ne faut pas oublier que l’histoire n’est rien101. L’histoire, c’est

une surface102. Le septième art, l’art de l’écran, c’est la profondeur rendue sensible qui s’étend

au-dessous de cette surface : l’insaisissable musical103 (Dulac 1994, p. 108). 3. La musique

a. Détour comparatif avec Eisenstein

Le mouvement rythmé amène une dimension musi- cale au cinéma. L’accéléré ou le ralenti, notamment chez Epstein, dans La Chute de la maison Usher (1928), ne cesse de reconduire le mouvement au premier plan. Ces mouvements constituent des rythmes qui donnent la

101 D’un point de vue cinématographique, la storia n’est pas une spécificité du cinéma.

102 C’est l’illusion d’un dispositif qui permet de rattacher le cinéma à du déjà-connu en y retrouvant de la litté- rature ou du théâtre.

103 Germaine Dulac « La musique du silence », Cinégraphie, janvier 1928.

mesure. C’est d’ailleurs ce que nous diagnostiquions, suite à notre analyse, dans la séquence de la moisson- neuse de La Ligne générale. Chaque série de plans est associée à un nombre (la durée, le nombre de plans) et forme un rythme. Mais, chez Eisenstein, ce n’est pas la matière rythmique des images (le mouvement), mais le rythme du montage qui crée une ambiance sonore. Par ailleurs, cet appel sonore émane d’un choc entre

l’intra et l’extra-diégétique alors que, dans les films impressionnistes, c’est « une occasion pour l’artiste d’exprimer des sentiments, des impressions » (Bordwell et Thompson 2000, p. 557).

b. Rythmique

Chez Germaine Dulac, ce sont les éléments constitutifs de l’image qui créent ce rythme.

La musique est le détour qui permet à Dulac de sortir le cinéma de son registre narratif et figuratif, pour l’ouvrir au rythme comme forme du mouvement, c’est aussi une métaphore pour qualifier le mouvement dans sa dimension spirituelle, non matérielle, non tangible, qu’elle nomme “L’insaisissable” (Hillairet 1994, p. 16)

Comme nous pouvons le voir dans Danses espagnoles, la musique ouvre le mouvement au rythme. Le montage reconduit les impulsions musicales. Les angles de prise de vue et les échelles de plan isolent, puis connectent entre eux les éléments dynamiques (les doigts, les mains, les castagnettes, la tête, les pieds, la robe, etc.) « De façon plus générale, leurs comparaisons entre cinéma et musique encouragèrent les impressionnistes à explorer le montage rythmique » (Bordwell et Thompson 2000, p. 559). Si le mouvement est travaillé en lui-même et pour lui- même, alors il est considéré dans sa force dynamique et ses rythmes aux mesures diverses : il est une « musique de l’œil 104 » (Dulac 1994, p. 88). De plus, la musique étant insaisissable, le

cinéma ne peut en être le reflet, il doit la créer. Finalement, la musique affirme une capacité à percevoir le cinéma, non pas comme récit, mais comme émotion (Hillairet 1994, p. 17).