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dispositif formé par un RSE via sa concrétisation sémiotique

4.3. Le mirage Facebook

4.3.4. Une visibilité individuelle peu contrôlable

Dans la section « Le RSE au croisement de deux mondes distincts » p. 6, en nous appuyant sur la carte Typologie de la visibilité de l’identité sur les plateformes du web 2.0 (Cardon, 2008, p. 105) proposée par Dominique Cardon, nous avons indiqué que Facebook, situé au croisement des deux axes du graphique, était caractéristique de deux modèles de visibilité, nommés par l’auteur le « phare » et le « clair-obscur ». Cette carte tracée par Dominique Cardon place les traits constitutifs de l’identité sur un graphique dont l’axe vertical va du « projeté » (en bas) au « réel » (en haut) et l’axe horizontal de l’« être » (à gauche) au « faire » (à droite). L’axe vertical représente « la distance entre identité numérique et identité réelle » (Cardon, 2008, p. 101), il oppose « les traits identitaires que les personnes endossent simultanément dans leurs vies numériques et réelles (réel) et ceux qui constituent des projections dans des rôles qui échappent aux contraintes de réalité que rencontrent les personnes dans leur vie quotidienne (projeté) » (Cardon, 2008, p. 102). Or, l’analyse des écrans du RSE du cas Agence montre que les principaux signes d’identité numérique des salariés relèvent de sa dimension déclarative, la plupart des autres signes relevant de sa dimension agissante et dans une moindre mesure de sa dimension calculée (Georges, 2009). Sur l’axe horizontal de la carte proposée par Dominique Cardon, les traits identitaires numériques des salariés, dans le RSE du cas Agence, correspondent donc pour une majorité à ceux « les plus incorporés à la personne (être) » et pour les autres à ceux « qu’elle a extériorisés dans des activités et des œuvres (faire) » (Cardon, 2008, p. 100). Sur l’axe vertical, les traits identitaires des salariés, dans le RSE du cas Agence, sont plutôt situés dans la partie haute de la carte, donc du côté des références réalistes, c’est-à-dire que leurs identités numérique et réelle sont fortement couplées, ce qui place les salariés dans une situation où ils « soumettent alors leur identité numérique à la possibilité d’une épreuve de réalité » (Cardon, 2008, p. 102). Il s’agit, dans le RSE, de leurs nom, localisation, photographie personnelle, profession, fonction dans l’entreprise, contexte d’activité, intérêts ou activités professionnelles. En suivant la proposition de Dominique Cardon sur chacun des modèles de visibilité qu’il détaille, le RSE du cas Agence combine certaines caractéristiques de trois d’entre eux : le « paravent », le « post-it » et le « phare », sans qu’il soit possible de le classer totalement dans aucun. En effet, comme dans le « paravent », les salariés renseignent leur identité civile, comme dans le « post-it » ils rendent compte de leurs actions à un entourage professionnel, et enfin comme dans le « phare », les salariés partagent des contenus dans des communautés d’intérêt. Néanmoins, contrairement au

modèle du « paravent », le RSE du cas Agence ne masque pas l’identité des salariés, qui est visible et omniprésente à la surface des écrans, contrairement au modèle du « post-it », l’espace relationnel proposé par le RSE du cas Agence n’est pas étroit et composé de liens fort, et enfin contrairement au modèle du « phare », les écrans de ce RSE n’invitent pas les salariés à « faire proliférer les relations et à accumuler le plus de contact possible » (Cardon, 2008, p. 116).

Le régime de visibilité dans le RSE du cas Agence est donc fondé sur des traits identitaires numériques qui sont d’une part identiques à ceux de l’identité réelle des salariés, et d’autre part majoritairement relatifs à leur être sinon à leurs actions et enfin ces traits ne sont jamais masqués, tous les autres salariés pouvant voir ceux-ci en permanence. A ces signes relevant des dimensions déclaratives et agissantes de l’identité numérique des salariés s’ajoute un signe relevant de leur identité calculée : l’évaluation de leur activité dans le RSE. Celle-ci n’émane pas de leurs pairs mais du logiciel, et le signe suggère qu’elle dépend de leurs actions dans le RSE. Ainsi, dans le RSE du cas Agence, non seulement la visibilité numérique des salariés est inévitable, mais elle comporte aussi nécessairement une part de mesure, d’appréciation, qui, puisqu’elle est intégrée à leur identité numérique, vaut autant pour leur être que pour leur faire. En suggérant que leurs actions influent sur cette évaluation, le RSE du cas Agence peut pousser les salariés à multiplier les actions, afin de « satisfaire une demande (réelle ou imaginaire) de légitimité et de reconnaissance » (Haroche, 2011, p. 8). En effet, en effectuant des actions au sein du RSE, les salariés du cas Agence peuvent espérer reprendre la main sur la construction de leur identité numérique, dans laquelle ils n’ont que très peu de marge de manœuvre tant au niveau de la scénarisation de leur image que de la production de facettes variées. Dit autrement, les écrans laissent entendre aux salariés du cas Agence que la seule façon pour eux de contrôler en partie leur identité numérique dans le RSE réside dans le foisonnement et la variété des actions visibles de tous, quelles qu’elles soient.

Cependant, comment envisager cette mise en visibilité des salariés exacerbée par ce signe des cinq étoiles jaunes alignées, figurant leur évaluation, comme une potentielle voie de reconnaissance ? Comme nous l’avons vu dans notre en introduction générale (cf. « Problématique » p. 8), d’après Christophe Dejours, la demande de reconnaissance au travail ne porte pas sur l’être mais sur le faire, d’une part, et les marques de cette reconnaissance doivent émaner des pairs, ceux qui peuvent réellement évaluer la qualité du travail, d’autre part. Or, d’après notre analyse sémiotique des écrans du RSE du cas

Agence, ce signe d’évaluation n’émane pas des pairs des salariés, qui ne sont pas énonciateurs de celui-ci, et il ne porte pas sur ce qu’ils font mais sur ce qu’ils sont. En effet, si nous reprenons les catégories d’action définies par Aristote, que nous avons détaillées dans la section « 1.1.1. Nature des actions effectuées au sein du RSE » p. 17, à savoir la

praxis et la poièsis, et si nous les appliquons à nos observations sémiotiques des écrans du

RSE du cas Agence, il ressort que ces écrans ne suggèrent aux lecteurs scripteurs quasiment que des actions relevant de la praxis. En effet, nous l’avons détaillé dans la section « 4.2.5. Des énoncés tournés vers l’expression de soi » p. 153, la grande majorité des signes passeurs suggèrent des actions relevant de l’expression de soi, et par ailleurs, quelles que soient les actions effectuées, celles-ci sont ensuite relatées donc écrites sur les écrans du RSE en combinaison avec des signes d’identité numérique du salarié ayant effectué cette action. C’est-à-dire que même lorsque son action ne vise pas directement l’identité numérique du salarié, elle contribue néanmoins à former celle-ci. Autrement dit, les écrans du RSE du cas Agence poussent au développement d’une hexis et non d’une teknè des salariés. Dans ce cadre, la mise en visibilité des salariés dans le RSE du cas Agence nous semble procéder du même mécanisme de distorsion communicationnelle que celui avancé par Thomas Heller. En effet, s’appuyant sur le travail de Christophe Dejours, l’auteur évoque, à propos des « médias de la communication interne », la mise en concurrence des services entre eux au sein d’une même organisation qui « contribue à ce déni du réel du travail par la distorsion communicationnelle, à travers une production discursive dans laquelle chacun des services est invité (et a intérêt) à se montrer sous son meilleur jour » (Heller, 2009, p. 101). Le RSE du cas Agence participerait ainsi plutôt à un échec des salariés dans la reconnaissance de leur travail. Car leur identité numérique et son évaluation sont omniprésentes dans les écrans du RSE, les enjoignant ainsi à travailler leur hexis. Cette distorsion communicationnelle est d’autant plus complexe que les salariés, tout en étant invités à participer au déni du réel de leur travail, n’ont quasiment aucun contrôle sur l’énonciation de leur identité numérique.

Conclusion

Afin de déterminer le contexte énonciatif dans lequel s’inscrit un dispositif formé par un RSE, et ainsi comprendre le genre de discours dans lequel doivent s’inscrire les membres de celui-ci, le rôle qui leur est assigné et l’objectif qui leur est présenté, nous avons procédé, dans ce chapitre, à une analyse sémiotique comparative de trois séries d’écrans issues du RSE de notre étude pivot, le cas Agence, du RSE du concepteur du logiciel utilisé dans le cas Agence et enfin de Facebook. Nous avons également cherché, dans cette analyse, à éclaircir un certain nombre de points qui restaient obscurs suite aux travaux que nous avons entrepris dans les chapitres précédents.

Notre analyse sémiotique des écrans du RSE du cas Agence, en comparaison avec celle des écrans de Facebook, a montré que le contexte d’énonciation suggérait aux salariés du cas Agence de s’inscrire dans un discours de réseau socionumérique, c’est-à-dire fondé sur l’expression du soi auprès de relations électives, entretenant ainsi une sociabilité numérique propice à l’acquisition d’un capital social. Cependant, dans le même temps, en nous appuyant sur les concepts d’écrit d’écran et d’énonciation éditoriale, nous avons montré que le RSE du cas Agence ne pouvait être défini comme un réseau socionumérique du fait notamment qu’il ne permettait pas, malgré son apparence identique à celle de Facebook, de construire et d’entretenir des liens affinitaires et donc d’élaborer des stratégies de présentation de soi. L’analyse des écrans du RSE du cas Agence démontre par ailleurs que, comme dans les écrans Facebook, le registre de la visibilité et les signes d’identité numérique sont omniprésents, dans un cadre éditorial contraignant, sur lequel les salariés n’ont que très peu de marge de manœuvre. Les salariés du cas Agence semblent ainsi devoir se transformer, dans ce RSE, de façon relativement contraignante, en experts de l’expression de soi, c’est-à-dire travailler à l’acquisition d’une forme d’hexis. En somme, une expertise de visibilité, d’expression et d’exposition de soi semble requise pour les salariés du cas Agence, mais ils ne peuvent y produire des facettes de soi variées, ni organiser leur propre réseau affinitaire.

De plus, dans le cas Agence, le RSE propose un modèle communicationnel qui encourage peu à l’élaboration et la diffusion de discours par les salariés, si ce n’est à propos d’eux-mêmes. Cette analyse infirme donc également, en ce qui concerne ce RSE, sa représentation en tant que dispositif collaboratif qui permettrait de mettre en commun, de documenter et de partager de l’information2 professionnelle. En d’autres termes, les salariés

sont invités à agir non pas pour produire (poièsis) mais pour exprimer un soi (praxis) dans l’interaction sociale. Le RSE du cas Agence ne leur permet donc pas d’acquérir une teknè mais uniquement une hexis, celle-ci étant toutefois largement conditionnée par un cadre contraignant énoncé par le concepteur et l’administrateur du RSE. En référence à la notion d’hexis telle qu’elle est conçue par Aristote, c’est-à-dire une vertu, une disposition morale acquise dans l’habitude d’agir en fonction de son éthique (cf. section « 1.1.1. Nature des actions effectuées au sein du RSE » p. 17), il nous paraît hasardeux d’affirmer qu’en réalisant des actions d’expression de soi (praxis) dans ce RSE les salariés du cas Agence acquièrent une telle hexis.

Notre étude sémiotique comparative nous a par ailleurs permis de trancher sur la question de la transparence : en effet, de façon contradictoire, l’interdiscours dans lequel se situent les discours positionnés scientifiquement traitant du RSE rejette une transparence, qui empêcherait l’individu de s’effacer devant l’intérêt du groupe, tout en prônant une mise en scène de soi pour pouvoir interagir et ainsi consolider les liens électifs fournissant des ressources sociales. Les écrans du RSE du cas Agence suggèrent une visibilité permanente et totale des salariés, qui disposent de peu d’artifices pour se mettre en scène mais ont constamment les projecteurs des écrans du RSE braqués sur eux : ils ne peuvent ni s’effacer devant l’intérêt collectif, ni consolider d’éventuelles relations affinitaires. Cette démonstration par les écrans d’une visibilité permanente suggère par ailleurs, implicitement, son inverse : le risque d’une invisibilité causée par le fait que le salarié n’effectue pas suffisamment d’actions au sein du RSE quand ses collègues, eux, multiplient les actions. Toutes ces actions étant horodatées et présentées par les écrans dans un ordre antéchronologique, comme dans les écrans Facebook, la temporalité imposée par le dispositif participe à une « survalorisation culturelle de l’activité récente dans la présentation de soi » (Georges, 2009, p. 191) et indique ainsi que pour exister dans le RSE, les salariés doivent continuellement effectuer de nouvelles actions. Cette « intériorisation de la contrainte de présence » (Pène, 2005, p. 114) peut créer une émulation poussant les salariés du cas Agence à « être là », c’est-à-dire à agir dans le RSE, « chacun veillant intuitivement à la régularité de la présence de tous les autres et des publications que son passage laisse » (Pène, 2005, p. 114). Le travail de Cindy Felio sur la visibilité numérique des cadres d’entreprises confirme ce point lorsqu’elle évoque l’exemple d’un cadre dirigeant qui explique qu’en étant visible sur le RSE il « prouve qu’il est là et qu’il

s’adapte », n’étant « pas forcément plus réactif mais au moins présent » (Felio, 2014, p. 127).

Cet éclaircissement nous permet d’avancer également sur le point du choix, de la marge de manœuvre des salariés dans le RSE du cas Agence. Nous avons montré avec cette analyse sémiotique que les écrans du RSE n’offraient que peu de choix aux lecteurs scripteurs : ils ne prennent quasiment pas en charge l’énonciation éditoriale de leurs écrits, d’une part, ne peuvent établir de relations affinitaires et donc peu de stratégies interactionnelles, d’autre part, l’ensemble du dispositif fonctionnant par ailleurs sur un mode discursif contraignant et une visibilité (et partant, une invisibilité) imposée par le logiciel. Ceci étant contradictoire avec le contexte d’énonciation proposé, nous ne pouvons, de plus, affirmer que les normes sociales, les règles qui ont cours au sein du dispositif, sont explicites, ce qui remet en cause également l’efficacité du travail collaboratif, celle-ci étant fonction du fait que le code soit intelligible par les participants (cf. section 3.3.4.3. Les relations sociales dans les communautés p. 126). Or, nous l’avons vu dans les précédents chapitres, la mise en commun de connaissance est conditionnée par une relation de confiance qui doit s’établir entre les différents éléments du dispositif. Étant donnés nos résultats concernant les écrans du RSE du cas Agence, nous pouvons nous demander dans quelle mesure les salariés peuvent faire confiance au logiciel, et de ce fait au projet mis en œuvre par la direction, quand ils n’ont que peu de marge de manœuvre, ne comprennent pas les normes sociales qui y prévalent, et sont soumis à un régime de lumière leur imposant une visibilité (et une invisibilité) dépendante de la fréquence et de la quantité des actions qu’ils effectuent au sein du RSE, lesquelles contribuent à former leur identité numérique dans le dispositif.