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académiques traitant du RSE

3.2. Le réseau : une notion confuse et (donc ?) toujours féconde toujours féconde

3.2.3. Le « paradigme informationnel »

Outre l’idéologie du réseau et le « capitalisme informationnel », les lexiques manipulés dans les sept discours sollicités par les publications de notre corpus évoquent également la « société de l’information » décrite par Philippe Breton et Serge Proulx, dans leur examen du « paradigme informationnel » (Breton, Proulx, 2012, p. 291), à savoir, d’après ces auteurs, l’héritier de la cybernétique de Norbert Wiener (Wiener, 1993) et de la théorie mathématique de l’information1 développée par Claude Shannon et Warren Weaver (Shannon, Weaver, 1949).

3.2.3.1. La « société de l’information »

Ce que Philippe Breton et Serge Proulx nomment la « société de l’information » (Breton, Proulx, 2012, p. 302) serait une notion issue de l’alternative politique proposée par la cybernétique dans sa vision d’une « société de la communication ». Le fondement de la démarche de Norbert Wiener est une approche dans laquelle vivre équivaut à communiquer ou échanger. Dans sa réflexion, un flot continuel d’information et d’énergie traverse des modèles pour les stabiliser, objets ou sujets, dont le corps humain mais aussi les machines, qui se trouvent donc bâtis suivant une même logique, celle d’un réseau de relations (Wiener, 1993). Grâce à la révolution que cette « idéologie de l’information » (Breton, Proulx, 2012, p. 303) a prévue, une nouvelle société, en réseau, verrait le jour : « plus “égalitaire”, plus “démocratique” et plus “prospère”. Cette “société de l’information” se substituerait à la “société industrielle”, hiérarchisée et bureaucratisée, violente, livrée au hasard et à la désorganisation » (Breton, Proulx, 2012, p. 303). Elle serait fondée sur les valeurs de transparence de l’information, d’accès universel à l’information (ce qui favorise l’apprentissage) et de libre circulation de l’information. L’internet incarne l’avènement de cette société, car il cristallise l’ensemble de ces valeurs, notamment du fait qu’il est un réseau de machines, qui échangent des données informatiques (information1), celles-ci codant entre autres choses (visiblement, tout du moins) de l’information sociale (information2).

Pierre Levy dresse ainsi le tableau d’un monde en réseau, le cyberespace, qui serait « l’ultime métropole, la métropole mondiale, la ville des humains » (Lévy, 2000, p. 60). Dans celui-ci, tout le monde accèderait à tout. Le traitement de chacun serait donc parfaitement équitable et la circulation dans ce monde serait totalement libre. En effet, il

ci « enveloppe le choix, la liberté, la solidarité, l’interdépendance et la conscience » (Lévy, 2000, p. 61). Les êtres seraient divisés en deux faces : le monde, à connotation positive, des idées, de l’information, des messages et celui, sombre, de la matière et de l’entropie. Le propos est de fonder une nouvelle société pour mettre fin à ce désordre, une société mondiale de l’information avec un homme nouveau. L’homme étant par ailleurs plus faible que la machine, qui est parfaite et ne peut, elle, amener le désordre. Un autre point essentiel de cette vision est la disparition des intermédiaires, une proposition déjà énoncée par Saint-Simon dans son projet. Il s’agirait ainsi de la fin de l’opacité, les intermédiaires ne s’interposant plus entre les consommateurs et les informations, les loisirs et les relations qu’ils rechercheraient. La relation horizontale, également utilisée dans l’idéologie des réseaux issue du projet de Saint-Simon, annonce la fin des instances de médiation. De cette façon la nouvelle société acquerrait une transparence dans les échanges, qui contribuerait à simplifier la chaîne économique au bénéfice notamment de la chaîne de production des connaissances. « La planète solidaire est en train de se construire par le Web et son économie virtuelle. La croissance du Web “est” le processus de prise de conscience – et de réalisation ! – de son unité par l’humanité » (Lévy, 2000, p. 62). Les figures d’intelligence collective (Lévy, 1997) et de cerveau global, alimentent également largement l’idéologie de la « société de l’information » et se trouvent incarnées dans l’internet, figures que nous avons trouvées dans le lexique et la logique du discours que nous avons intitulé « Intelligence collective » (cf. « Un outil d’intelligence collective » p. 75).

Enfin, le caractère foncièrement nouveau de toute technologie développée est également constitutif de cette idéologie :

« La radicale nouveauté de tout discours sur les nouvelles technologies, depuis les premiers ordinateurs jusqu’à Internet et aux “réseaux sociaux”, constitue bien sûr un ingrédient indispensable à sa légitimité, au prix d’un effacement de la mémoire et des traces du chemin parcouru » (Breton, Proulx, 2012, p. 308).

Nous avons effectivement relevé cette corrélation entre le RSE et la nouveauté ainsi que l’évolution, dans deux des discours sollicités par les publications de notre corpus. D’une part, le discours que nous avons intitulé « Collaboratif, Managérial » met l’accent sur la nouveauté que représente le RSE, tant du point de vue des méthodes managériales que des technologies utilisées (cf. « Un nouvel outil collaboratif et managérial » p. 64). D’autre part, le discours que nous avons nommé « Connaissance, Système » associe à l’image du RSE un ensemble de vocables représentant l’idée d’évolution (cf. « Une évolution des

systèmes de gestion des connaissances » p. 73). La philosophie de Saint-Simon et l’idéologie des réseaux, telles qu’elles sont analysées par Pierre Musso (Musso, 2003) et Éric Letonturier (Letonturier, 2015), associent également le concept de réseau au progrès, à la transformation et à la nouveauté, dans un lien de cause à effet : en effet, Saint-Simon met le réseau « au fondement de son projet de réforme profonde de la société » et vise ainsi à « faire advenir un nouvel âge d’or terrestre » (Letonturier, 2015, p. 80).

3.2.3.2. Quelle communication ?

Dans ce « paradigme informationnel », dont nous avons souligné la forte relation qu’il entretient avec certains des discours de sources académiques que nous avons analysés, nous retrouvons des opérations similaires à celles mises au jour dans l’examen de l’idéologie des réseaux autour du terme « réseau » (cf. section « 3.2.1.1. Doctrine socio-économique au fondement d’une idéologie des réseaux » p. 98) : d’une part l’analogie entre deux systèmes dans deux champs différents, et d’autre part le glissement de sens à la faveur de la polysémie de certains termes. En effet, l’« idéologie de l’information » manipule les termes « information » et « communication » pour bâtir son projet, en se référant autant à des « théories techniques » (Breton, Proulx, 2012, p. 12), qui portent sur la transmission à distance d’un signal (au moyen de l’électricité, l’électronique, l’acoustique, l’optique, des ondes électromagnétiques, et de l’informatique), qu’à des « théories sociales » (Breton, Proulx, 2012, p. 12) qui portent sur l’interaction humaine et la médiation. Autrement dit, cette idéologie opère une confusion non seulement entre information1 et information2 mais aussi entre une « transport/transmission » et une « communication-interaction humaine », qui sont, de notre point de vue, deux systèmes distincts, appartenant à deux champs différents, mais indifféremment nommés « communication ». Ainsi, de manière analogue à l’idéologie des réseaux, ces glissements de sens permettent d’établir des raisonnements et un argumentaire dans lequel la technique porte en elle des vertus sociales. Nous avons d’ailleurs relevé cette confusion dans l’un des discours sollicités par les publications de sources académiques portant sur le RSE, celui que nous avons nommé « Plateforme sociale » (cf. « Une plateforme sociale : transposition par la technique » p. 71) : celui-ci véhicule comme une évidence l’idée que des interactions sociales seraient inhérentes à certaines technologies, en établissant un lien de cause à effet entre une technique et un comportement social.

Aussi, nous proposons également, en suivant le même raisonnement que pour les termes « information » et « donnée », de distinguer désormais la communication1

(« mathématique ») de la communication2 (« sociale ») dans la suite de notre propos. En nous référant à la théorie mathématique de la communication1 évoquée p. 90 (section « 3.1.1. Une technologie de l’information et de la communication »), nous entendons la communication1 comme la transmission la plus fiable et la moins coûteuse possible de l’information1 de façon automatisée, d’un lieu géographique à un autre, par l’intermédiaire d’appareils émetteurs et récepteurs qui sont en capacité de coder et décoder cette information1, assurant ainsi la performance de la communication1. Cette performance tient au fait que les appareils d’émission et de transmission traitent de signes codés, inintelligibles par l’homme : « c’est seulement parce que le sens est exclu que le traitement de la forme est efficace » (Jeanneret, 2007, p. 61). Dans ce modèle, il est possible que la communication1 ne fonctionne pas : la transmission peut être entravée par des interférences de tous ordres empêchant les appareils d’émettre ou de recevoir, de coder ou de décoder. A l’inverse, il est impossible que la communication2 ne puisse pas « fonctionner » (nous utilisons les guillemets car les deux sens que nous explicitons ici recouvrent des concepts de nature différente, ce verbe n’est donc pas approprié pour la communication2). Nous entendons en effet par ce terme ce que Yves Winkin a nommé « la nouvelle communication », qu’il présente comme « un système à multiples canaux auquel l’acteur social participe à tout instant, qu’il le veuille ou non : par ses gestes, son regard, son silence, sinon son absence… » (Winkin, 2000, p. 7). Fondé au cours des années 1950 en opposition au modèle mathématique de la communication1, ce modèle, issu de l’étude de phénomènes d’interactions humaines et que l’auteur qualifie de « modèle orchestral de la communication » (Winkin, 2000, p. 26), postule la communication2 comme un « processus social permanent » (Winkin, 2000, p. 24), c’est-à-dire plutôt une perspective qu’un objet. Il s’agit donc, avec le terme communication2, de désigner non pas une transmission, ni une interaction, mais un processus inhérent à une société ou à une culture donnée, régi par un ensemble de règles, désigné par Erving Goffman comme un « ordre normatif » (Goffman, 1974, p. 7), un modèle ordonnant les comportements humains au sein d’un groupe social. Dans ce sens, avec ce terme de communication2, nous nous démarquons de la proposition de Philippe Breton et Serge Proulx, que nous utilisons par ailleurs abondamment pour notre éclairage conceptuel, mais qui, sur ce point précis, définissent la communication comme nécessairement intentionnelle : « Le parti pris ici est de considérer que tout n’est pas communication dans les relations humaines, même si celle-ci y joue un rôle bien

évidemment central, et que la communication relève à la fois d’une intentionnalité et d’une mise en forme volontaire » (Breton, Proulx, 2012, p. 50).

3.2.3.3. Synthèse : information, donnée et

communication

Afin de faciliter ensuite la lecture des termes « information », « donnée » et « communication », augmentés d’un indice 1 ou 2, dans la suite de notre propos, nous synthétisons dans le Tableau 11 ci-dessous les caractéristiques principales qui désambiguïsent chacun en fonction de ces indices :

Indice 1 - Non intelligible par un être humain Indice 2 - Intelligible par un être humain

Information1 Donnée1 Communication1 Information2 Donnée2 Communication2

Signal électrique Code numérique Onde électromagnétique Code numérique Télétransmission automatique d’information1 ou de donnée1 Éléments vus, entendus, touchés, sentis, goûtés Éléments vus ou entendus Processus social régi par un ordre interactionnel Encode une information2 Encode une information2 ou une donnée2 Peut dysfonctionner ou ne pas / plus fonctionner (intentionnelle) Change l’état des connaissances d’un individu Peut changer partiellement l’état des connaissances d’un individu « Fonctionne » en permanence (pas nécessairement intentionnelle)

Équipements matériels spécifiques en fonction du type de signal, code ou onde à émettre, transporter et recevoir automatiquement, puis à enregistrer et à stocker (câbles, antennes, satellites de géolocalisation, outils électroniques

ou électromagnétiques, etc.) Peut être codée numériquement ou non Nécessairement codée numériquement Processus opérant dans un temps et un lieu définis, en présence physique d’individus, autant qu’il peut être désynchronisé, déterritorialisé et désincarné Peut être structurée ou non Nécessairement structurée par un système descriptif dédié

Tableau 11 : Synthèse des caractéristiques distinguant les sens « mathématique » (indice 1) et « social » (indice 2) des termes information, donnée et communication

Cette deuxième section nous a permis d’investiguer l’interdiscours dans lequel se placent certains des discours qui sont sollicités par les publications de source académiques portant sur le RSE, principalement dans le champ socio-économique. Ceux-ci actualisent une idéologie construite autour de l’image du réseau et manipulent celle-ci de manière à mettre en valeur des bénéfices que la société tirerait notamment d’une « information » circulant dans un système modélisé en réseau. Le dernier point que nous avons développé, à propos de la « société de l’information » imprègne également la littérature de management, ainsi que celle des domaines techniques : Sylvie Craipeau constate en effet que cette littérature

« converge pour signaler en particulier la fin de l’entreprise pyramidale qui serait remplacée par l’entreprise en réseaux, l’aplatissement de la ligne hiérarchique qui signifierait l’apparition de relations égalitaires et non hiérarchiques dans l’entreprise, le renforcement de la communication qui permettrait que les relations horizontales prennent le pas sur les relations verticales dans

l’organisation » (Craipeau, 2001, p. 10).

Cependant, dans ces discours, le modèle du réseau est utilisé pour démontrer les bénéfices qui seraient obtenus non pas d’une « information », mais d’une « communication » inspirée de celui-ci.

3.3. L’interaction sociale dans les modèles