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l’information et de la communication

5.3. Une société paradoxante ?

En sociologie, philosophie et psychologie sociale certains chercheurs se sont également penchés sur le concept de paradoxe, dans une perspective socio-organisationnelle, ce qui nous intéresse particulièrement : le dispositif formé par un RSE est de fait situé dans le monde du travail, au sein d’organisations. S’ils se réfèrent au paradoxe pragmatique conçu par Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson (Watzlawick et al., 1979) ou à la théorie de la « double-contrainte » de Gregory Bateson (Bateson et al., 1956),

99 Le détail de chacun des types de paradoxe est présenté page 27 de l’ouvrage, le détail de chacune des conséquences de ceux-ci en page 31 de l’ouvrage (Robert, 2017).

chacun propose sa propre conception du paradoxe et, ce que nous examinons plus particulièrement, analyse ses conséquences sociales et organisationnelles.

5.3.1. Le paradoxe en sociologie et en psychosociologie

S’appuyant sur les travaux d’Anthony Wilden dans son ouvrage Système et structure (Wilden, 1983), Yves Barel définit le paradoxe dans sa différenciation de la contradiction : « les oppositions ou contradictions sont des tensions entre des objets, des termes, des sous-systèmes, qui relève du même type de logique ou du même niveau logique » (Barel, 2008, p. 48). Cette définition établie, l’auteur reprend (sans le mentionner explicitement) ce qui caractérise le paradoxe via la définition de l’injonction paradoxale de Gregory Bateson (Bateson et al., 1956), c’est-à-dire une opposition qui fait « intervenir des types et des logiques distincts » (Barel, 2008, p. 49), opposition qu’il préfère penser en termes de différence plutôt que de contradiction « parce qu’il y manque la connivence profonde entre contraires qui naît de leur appartenance au même type logique et au même niveau » (Barel, 2008, p. 49). Nous retrouvons dans cette définition ce que Daniel Bougnoux présente comme un clivage dans le relief logique du message : l’énoncé et l’énonciation n’appartiennent pas au même niveau de langue (Bougnoux, 2009, p. 25). Prenant l’exemple des gravures de Maurits Cornelis Escher, il montre que celles-ci deviennent impossibles et absurdes parce que réalisées en deux dimensions mais ne pouvant être vues que dans une perspective tridimensionnelle. Ainsi, « il n’y aurait pas de possibilité de distinguer la figure du fond s’il n’y avait intervention de cette dualité de niveaux ». Pour Yves Barel, « le processus paradoxal est aussi une lutte active de contraires, ou de différences peut-être, mais de différences qui deviennent des contraires du fait qu’elles s’intègrent au même processus paradoxal » (Barel, 2008, p. 55).

Jacqueline Barus-Michel s’appuie directement sur les travaux de Gregory Bateson (Bateson et al., 1956) et sur ceux de Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson (Watzlawick et al., 1979), pour élargir ensuite sa réflexion sur le concept de paradoxe. Estimant que le paradoxe « a très mauvaise réputation en psychologie [car] il induit un blocage de la pensée et de la communication, une paralysie du comportement pour un sujet qu’il plonge dans une situation sans issue » (Barus-Michel, 2013, p. 9), elle en détaille le mécanisme pour étendre le concept au-delà des conséquences pathologiques auxquelles il est trop souvent associé. De son point de vue « le paradoxe reste une impasse dont on ne

forment un cercle fermé, sans issue » (Barus-Michel, 2013, p. 24), ce qui revient à dire, dans une conception info-communicationnelle, que le message paradoxal est formé d’un « terme », l’énoncé, et d’un second « terme », l’énonciation, qui lui est indissociable car elle concerne justement cet énoncé. Les deux prémisses (énoncé et énonciation) sont logiques, chacune à leur niveau, mais n’appartenant pas à la même logique, elles provoquent le clivage du relief logique du message que mentionne Daniel Bougnoux (Bougnoux, 2009, p. 25), ce qui aboutit donc à un message dont le sens est indécidable. Dépassant cette indécidabilité, Jacqueline Barus-Michel précise : le fait « que notre esprit ne le conçoive pas ne veut pas dire que le paradoxe, la simultanéité des incompatibles n’existe pas, elle est même au cœur de l’existant, un inverse toujours présent » (Barus-Michel, 2013, p. 32). Avec la conception d’une « communication » relativement similaire à celle de Pascal Robert, que nous avons présentée ci-dessus, Jacqueline Barus-Michel affirme que « le paradoxe de la communication repose sur l’impossibilité d’une transmission conforme du sens écrit ou parlé, tel qu’il veut l’être par celui qui le pense et l’énonce » (Barus-Michel, 2013, p. 92) et postule également, sans la nommer comme telle, l’incommunication première que Pascal Robert a théorisée : « autrement dit, chacun reste enfermé dans son propre langage ou pré-langage, dans son intuition de sens, sans véritable communication entre les locuteurs » (Barus-Michel, 2013, p. 92). Ce qui revient à concevoir une « communication » comme une compréhension mutuelle entre interactants et à supposer que l’interaction est d’abord une incompréhension due aux contextes culturels qui diffèrent selon les interactants :

« Les interlocuteurs s’expriment ou entendent chacun avec des filtres de leur univers intellectuel et affectif, conscient et inconscient. Les réponses témoignent de ces malentendus et contresens. Celui qui s’exprime a déjà du mal à trouver les mots pour le dire, celui qui écoute à comprendre à travers ses brumes subjectives. Faite pour transmettre la communication révèle l’incompréhension » (Barus-Michel, 2013, p. 93).

L’auteure ne se situe donc pas dans la conception de la communication2, qui prend cependant tout son sens dans le paradoxe pragmatique, notamment dans la troisième condition de son surgissement : l’interactant en position « basse » ne peut pas ne pas réagir, et c’est pour cette raison qu’il est placé dans une position intenable.

Dans leur ouvrage Le capitalisme paradoxant, Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique ont pour objectif d’

« explorer une hypothèse particulière : les changements auxquels nous assistons depuis quelques décennies conduisent à une exacerbation des contradictions, une radicalisation des enjeux, un bouleversement des représentations, dont le sens échappe aux paradigmes habituellement utilisés par les sciences économiques et les sciences sociales pour penser les rapports entre l’être de l’homme et l’être de la société » (Gaulejac, Hanique, 2015, p. 16).

Ils désignent ces changements comme un ordre paradoxal transformant les contradictions en paradoxes, et explorent les réactions (résistance, défense, dégagement) des individus et des groupes à ce nouvel ordre qu’ils qualifient de global. Parmi les facteurs de paradoxe qu’ils identifient, se trouvent les technologies de l’information et de la communication, donc, entre autres, les RSE. Se fondant également sur les travaux de Gregory Bateson (Bateson et al., 1956) concernant la « double-contrainte » et sur ceux des chercheurs qu’ils désignent comme « l’école de Palo Alto » en ne citant que l’ouvrage Une logique de la

communication de Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson (Watzlawick

et al., 1979), il partent de ceux-ci pour définir ce qu’ils entendent par paradoxe et affirment qu’on ne peut cantonner l’injonction paradoxale qu’au champ de la psychologie, et considérer que ce mode de communication2 est nécessairement pathogène. En effet, ils se demandent si l’on peut

« encore parler de pathologie lorsque le paradoxe devient la norme [car] au-delà des registres de la relation et de la communication, nous assistons à une inflation paradoxale dans tous les registres de la vie sociale » (Gaulejac, Hanique, 2015, p. 13-14).

Ils relèvent que ce phénomène n’est pas restreint à la sphère familiale (ce qu’étudient plus particulièrement les psychologues), mais qu’il advient également dans le monde du travail, en politique, dans l’éducation ou encore la santé. Ce qui invite à ne plus penser en termes de pathologie car une organisation, une société, n’a pas de psychisme ou d’inconscient, mais plutôt en termes de phénomène social. En reprenant le concept d’injonction paradoxale, les auteurs l’élargissent à l’organisation

« lorsque la relation s’inscrit dans un rapport de subordination ou dans un rapport de collaboration imposé. Quand l’interlocuteur est dans l’obligation ou la nécessité d’y répondre, quand il estime n’avoir “pas d’autre issue”, il transforme l’injonction en relation paradoxale » (Gaulejac, Hanique, 2015, p. 129).

Nous retrouvons dans cette assertion les trois conditions du paradoxe pragmatique : une relation complémentaire (la subordination) ; une injonction paradoxale ; et l’impossibilité

de métacommuniquer sur celle-ci du fait de cette relation complémentaire (sous peine d’insubordination).

5.3.2. Les effets sociaux et organisationnels du paradoxe

Yves Barel, dans son ouvrage Le paradoxe et le système (Barel, 2008) invite également à dépasser la lecture strictement psychologique et donc l’effet pathologique de l’injonction paradoxale : il cherche à montrer que ce que Gregory Bateson a conçu comme une méthode thérapeutique, une stratégie pour faire cesser des situations paradoxales (Bateson et al., 1956) est en réalité une « technique sociale millénaire, pratiquée parfois à une vaste échelle, mais dans des conditions qui rendent son identification difficile » (Barel, 2008, p. 183). Il propose de nommer ces stratégies paradoxales des stratégies doubles en tant que fusion paradoxale de deux stratégies : « l’essence paradoxale de la stratégie double réside dans cette possibilité de refuser le choix et en même temps qu’on l’effectue de réaliser une exclusion inclusive » (Barel, 2008, p. 184-185). Il identifie ainsi trois types de stratégies doubles, les critères discriminants étant leur prise en compte du temps et de l’espace : le compromis, le compartimentage et le double bind. Ce qu’il nomme « compromis » est une stratégie paradoxale respectant une unité de temps et de lieu : en ce sens, il correspond à l’antinomie sémantique (ou définition paradoxale) proposée par Paul Watzlawick, Janet Helmick Beavin et Don D. Jackson (Watzlawick et al., 1979). L’auteur en donne l’exemple suivant : « quand je me livre à un geste agressif assorti d’un signal “ceci est un jeu”, je me livre à un compromis » (Barel, 2008, p. 186). L’effet de cette stratégie est d’aboutir « à une stratégie réelle dans laquelle on commande sans commander ; une situation réelle de distanciation et de rapprochement simultanée de la personne critiquée » (Barel, 2008, p. 186). Dans la stratégie paradoxale du « compartimentage » l’unité de lieu disparaît et celle du temps peut ne pas être respectée, ce qui a pour effet de rendre invisible le paradoxe : « il n’existe pas d’acteur, de stratégie, de moment stratégique qui incarne à lui seul le paradoxe » (Barel, 2008, p. 198). Il s’agit pour l’auteur d’un couple de stratégies simples en apparence, qui chacune suit sa propre logique mais dont la relation n’est pas visible, le paradoxe ne se situant qu’au niveau de cette relation. Ce type de stratégie paradoxale nous paraît particulièrement adapté au concept de dispositif et aux formes actuelles d’organisation managériales, que nous développons à l’appui de travaux d’autres chercheurs ci-dessous. Le type de stratégie paradoxale que l’auteur nomme « double bind » fait explicitement référence aux travaux de Gregory Bateson (Bateson et al., 1956) et