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académiques traitant du RSE

3.3. L’interaction sociale dans les modèles managériaux managériaux

3.3.1. La « cité par projets »

3.3.1.1. L’image du réseau dans la littérature

managériale

La théorie de Saint-Simon, l’idéologie des réseaux qui en a découlé ainsi que le « paradigme informationnel » tel que nous l’avons précisé ont effectivement des liens avec le modèle discursif sur lequel s’appuie la littérature de management des années 1990, d’après l’étude réalisée par Luc Boltanski et Ève Chiapello, modèle qu’ils ont nommé la « cité par projets » (Boltanski, Chiapello, 2014). Les auteurs soulignent d’ailleurs la puissance illustrative du réseau dans l’aperçu qu’ils donnent de la multiplication des travaux sur les réseaux, lorsqu’ils indiquent « il n’est pas la peine d’insister, tant cela va de soi, sur la façon dont le développement considérable des dispositifs techniques de communication et de transport, a pu stimuler l’imagination connexionniste. » (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 227). Dans la littérature de management des années 1990 qu’ils ont étudiée, la référence au réseau est associée à ses qualités d’ouverture et d’extension, contrairement à la littérature de management des années 1960 qui, le peu de fois où elle utilise le vocable, fait plutôt référence aux mailles d’un réseau contenant et contraignant, tel un filet de pêche. En effet, face aux enjeux de concurrence accrue dans un développement économique mondialisé, les auteurs des années 1990 proposent des innovations managériales dessinant un modèle d’entreprise légère, qui travaille désormais en réseau. Ces recommandations évoquent l’image des nœuds du réseau : l’entreprise innovante collabore – plutôt qu’elle ne travaille – avec des partenaires, des sous-traitants, des intérimaires, par le biais d’alliances ou de prestations de service, ce qui a pour effet de l’alléger, de l’assouplir, lui permettant ainsi de s’adapter plus aisément et plus rapidement aux évolutions de son marché. Nous avons relevé dans notre corpus de publications de sources académiques traitant du RSE ce même lexique lié à la notion de collaboration, particulièrement dans le discours que nous avons intitulé « Collaboratif, Managérial » (cf. « Un nouvel outil collaboratif et managérial » p. 64).

Nous venons de l’évoquer, le réseau est omniprésent dans le « paradigme informationnel » exposé par Philippe Breton et Serge Proulx (Breton, Proulx, 2012), il se trouve également au centre du modèle que Boltanski et Chiapello ont nommé la « cité par projets » :

possibilités de travail et de collaboration à distance, mais en temps réel, et par la recherche, dans les sciences sociales, de concepts pour identifier les structures faiblement, voire pas du tout hiérarchiques, souples et non limitées par des frontières tracées a priori. Concept, déjà là, adossé à des idées, des technologies et des recherches contemporaines, associé à un vocabulaire

spécifique, à des modèles de causalité et à des modélisations mathématiques, construit pour fournir une alternative aux algorithmes hiérarchiques, il s’est trouvé assez naturellement mobilisé par le capitalisme. » (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 169)

De fait, ce cadre est inévitablement proche de l’idéologie de la « société de l’information », bien que les deux diffèrent, ne serait-ce que sur l’objet auquel chacun s’applique.

3.3.1.2. Une évolution idéologique caractérisée par

la grammaire des cités

L’ouvrage de Luc Boltanski et Ève Chiapello est issu du constat, au début des années 1990, que les organisations sur lesquelles repose le capitalisme se transforment en profondeur. Les auteurs cherchent à déceler puis caractériser l’évolution idéologique qui accompagne cette transformation. Une partie du travail de recherche a résidé dans l’analyse et la comparaison de deux corpus de textes issus de la littérature de management destinée aux cadres, l’un étant formé de textes des années 1960 et l’autre de textes des années 1990. Ces textes proviennent de revues francophones de gestion ou d’ouvrages publiés par des éditeurs spécialisés. Ils ont tous une coloration normative et proposent des recommandations, des bonnes pratiques qui soient directement utiles à leurs lecteurs. Les auteurs des textes sont à une large majorité des consultants reconnus, ayant fait carrière dans des cabinets de conseil internationaux (Gadrey et al., 2001, p. 416). Parmi les résultats proposés par les auteurs, le discours de « la cité par projets » figure un nouveau système de valeurs, codifié en utilisant la grammaire des cités que Luc Boltanski et Laurent Thévenot avaient conçue en 1991 dans l’ouvrage De la justification (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 171). Dans une cité, l’élément fondamental identifié est le « principe supérieur commun », d’après lequel la norme s’établit. Les valeurs sont portées par « l’état de grand », qui incarne donc l’appareil justificatif. Le grand est opposable au petit, qui permet de désigner les situations et les comportements rejetés par la norme de la cité. Les catégories de choses qui comptent dans ce système sont listées dans le « répertoire des objets et des dispositifs », les êtres humains dans le « répertoire des sujets ». Les modes de relations propres à l’état de grandeur sont désignés par les verbes décrits dans les « relations naturelles entre les êtres ». A l’appui de cette grammaire, « La présence de ces

catégories de choses, d’êtres, de qualités ou d’actions dans une argumentation est un indice du registre justificatif dans lequel se situe le locuteur » (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 178). Nous avons effectivement retrouvé dans les discours sollicités par les publications de notre corpus un certain nombre des éléments lexicaux listés dans ces catégories établies par les auteurs.

3.3.1.3. La « cité par projets » dans les discours

de sources académiques portant sur le RSE

Le « principe supérieur commun » de la « cité par projets » est l’activité. Les projets de tous ordres se succèdent, s’établissent à travers les réseaux, favorisant les rencontres. Ce foisonnement de projets, cette activité constante permettent le développement personnel et provoquent l’engagement, ce qui améliore l’employabilité. Le vocabulaire principal tourne donc autour des projets, de l’extension du réseau et de la prolifération des liens. Les « relations naturelles entre les êtres » sont caractérisées par la notion de connexion. Les verbes appartenant au répertoire parlent bien entendu d’entrer en relation, de se connecter, mais aussi de discuter librement, de communiquer, se coordonner, s’ajuster aux autres et enfin de faire confiance. La principale qualité du grand est son engagement. Nous retrouvons ici le vocabulaire de la performance utilisé dans le discours que nous avons intitulé « Partage, Performance » (cf. « Un partage d’information au service de la performance » p. 77), avec un être flexible, adaptable, évolutif et réactif. Le grand est également convivial, enthousiaste, il est ouvert et curieux, tolérant, il ne prescrit pas, ce qui fait qu’il sait engager les autres et favorise par là-même leur employabilité. Il sait être disponible et prendre des risques. Enfin, le grand est un radar, il a de l’intuition et sait repérer les bonnes sources d’information. A ce sujet, les auteurs précisent :

« C’est dire que, dans un monde en réseau, l’importance du capital social et du capital d’information sont corrélés. L’information est à la fois le résultat et la condition de la multiplication des connexions en sorte que les inégalités d’information sont cumulatives. Pour réussir à trouver les bonnes connexions, il faut bien que cette information soit intégrée dans une représentation de l’univers à explorer » (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 184).

Dans la « cité par projets », le petit se reconnaît à sa fermeture d’esprit : ses idées sont trop arrêtées, il impose des limites, il est rigide, autoritaire, immobile et enraciné. Il préfère la sécurité et souhaite conserver son statut. Inadaptable, intolérant, il n’inspire pas confiance et est incapable de faire des compromis. L’évaluation de la grandeur s’effectue sur la

capacité à redistribuer des connexions, c’est-à-dire mettre en contact, insérer dans les réseaux et redistribuer de l’information. La figure du médiateur est centrale : le chef de projet est un animateur de réseaux. Le répertoire des objets et dispositifs contient le vocabulaire désignant tous les instruments de connexion, qu’il s’agisse de flux ou de relations interpersonnelles. Nous retrouvons dans cette liste les termes de réseau bien entendu, mais aussi d’interfaces, de face à face, de parole donnée, de relations informelles, de confiance, d’entraide et de coopération.

Le modèle de la « cité par projets » semble porter la norme vers deux éléments contradictoires. Le réseau est le principe fondateur, « dans lequel ce qui se passe est de l’ordre anonyme du ça, de l’auto-organisation » (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 192) mais il est également important que les êtres humains se consacrent au développement de soi, qu’ils donnent du sens à leurs actions, donc qu’ils soient clairement identifiés par leurs interlocuteurs avec lesquels ils bâtissent des relations de long terme, basées sur la confiance réciproque. En effet, comment construire une relation sans se donner à voir, affirmer sa personnalité ? Cependant, l’écart est ténu avec le comportement rejeté du petit, qui est individualiste et « joue perso ». Se montrer, mais pas trop, telle serait la norme, l’équilibre à trouver, mais

« l’extension des relations dans un monde connexionniste est profitable aussi dans la mesure où elle permet d’accroître la réputation de celui qui les noue et qui, ne pouvant être partout à la fois, doit compter sur d’autres pour parler de lui, pour prononcer son nom au bon moment […] dans des arènes dont il est absent » (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 213).

Si la réputation, dans la « cité par projets », passe par les relations sociales privilégiées qu’on consolide au fil du temps, c’est dans la discrétion de liens qui s’établissent de façon invisible. En effet la transparence est exclue car le monde connexionniste privilégie la communication personnelle, le tête-à-tête et les groupes restreints. En cela il se distingue de la « cité du renom » :

« Les réputations passent par le bouche-à-oreille plus que par le battage médiatique : le lobbying remplace les campagnes de publicité. Il arrive même que le monde du renom soit mis en accusation depuis une position normative favorable aux réseaux en invoquant son caractère asymétrique : les gens célèbres ignorent les petits qui les admirent, tandis que dans la “cité par projets”, les grands “savent écouter”. » (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 214)

Le modèle de la cité par projets comporte donc une part d’ambiguïté, dans le fait qu’il prend appui sur le réseau, le collectif, c’est-à-dire l’absence de sujets si ce n’est le réseau

lui-même, tout en prônant le développement de soi et la recherche de relations interpersonnelles poussée, avec l’idée de construire sa réputation. Les auteurs remarquent à ce sujet que « ces deux dimensions, systémique et personnaliste, sont, dans de nombreux textes, fortement imbriquées. » (Boltanski, Chiapello, 2014, p. 192). L’attention à sa réputation et la recherche de sens peuvent être taxés d’individualisme et donc être reprochés aux membres de l’organisation en projets. Toute la question est donc de savoir comment le travail peut être réalisé par un collectif d’individus cherchant à affirmer leur personnalité. Il s’agit alors de faire converger les intérêts personnels et collectifs pour s’assurer du bon fonctionnement de la communauté constituée pour la réalisation du projet.

Cette importance accordée aux relations interpersonnelles dans le modèle de la cité par projets fait écho cette fois aux trois discours sollicités par les publications de sources académiques de notre corpus, que nous avons intitulés respectivement « Facebook spécifique » (cf. « Un Facebook spécifique : transitivité de la popularité » p. 67), « Facebook interne » (cf. « Un Facebook interne : transitivité de la communication » p. 69) et « Plateforme sociale » (cf. « Une plateforme sociale : transposition par la technique » p. 71), discours qui manipulent des lexiques relatifs à la « communication » et à l’interaction sociale ainsi qu’à son outillage numérique par le biais de plateformes dites « Web 2.0 », la principale citée étant Facebook.

3.3.2. Le capital social des individus membres d’une