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académiques traitant du RSE

3.2. Le réseau : une notion confuse et (donc ?) toujours féconde toujours féconde

3.2.2. Le « capitalisme informationnel »

Nous l’avons vu dans la première section de ce chapitre, la notion de réseau a inspiré une idéologie qui relie le modèle du réseau à un bénéfice socio-économique et managérial. Pierre Musso, dans son analyse de cette idéologie des réseaux qui a découlé de la philosophie de Saint-Simon, exprime le point de vue que le réseau serait en quelque sorte une nouvelle divinité dans un monde où tout est réseau et dont Manuel Castells serait l’un des « apôtres » actuel (Musso, 2003).

3.2.2.1. L’« informationnalisme »

Dans son ouvrage sur la société en réseaux (Castells, 1998), Manuel Castells développe en effet le modèle d’une économie fondée sur la figure du réseau. Il constate que le réseau est sous-jacent à la structure de base de la société actuelle. Sans nécessairement le qualifier d’apôtre de l’idéologie des réseaux, nous pouvons néanmoins relever que dans les premiers chapitres de son ouvrage, l’auteur décrit l’émergence d’une société informationnelle où ce qu’il nomme l’« informationnalisme » serait une sorte de « capitalisme informationnel » dans lequel l’information serait la matière première des innovations futures. Pour Manuel

Castells, il s’agit d’un mode récent de développement des sociétés, auquel est associée la nouvelle structure sociale que représente l’entreprise en réseau. Ce fonctionnement serait efficace du fait même de l’organisation des entreprises en réseau, qui favorise l’activité de traitement du savoir, l’une des caractéristiques de l’« informationnalisme », car

« les organisations qui réussissent sont celles qui peuvent générer du savoir et traiter l’information, s’adapter à la géométrie variable de l’économie globale, être assez souples pour changer leurs moyens aussi vite que leurs objectifs évoluent, sous l’impact des rapides transformations culturelles, technologiques et institutionnelles ; et innover, l’innovation devenant l’arme clé de la concurrence » (Castells, 1998, p. 208).

Nous retrouvons dans cette assertion l’idée d’une relation de causalité qui existerait entre le réseau et le bénéfice économique d’une organisation, un cadre argumentaire fondé à la fois sur la notion de réseau et sur celle d’information. Certains des discours sollicités par les publications de notre corpus reposent sur une argumentation semblable à cette thèse de Manuel Castells, qui permet de légitimer l’idée que le RSE est un moyen d’atteindre la performance, la rentabilité ou la productivité accrue d’une activité professionnelle, grâce à l’« informationnalisme ». Par ailleurs Manuel Castells, dans cet ouvrage, oppose également la vertu de l’horizontalité due à la transformation du système managérial, à la contrainte de la verticalité, propre à la bureaucratie.

Cet argument d’une potentielle capitalisation informationnelle est notamment à l’œuvre dans les discours véhiculant une représentation d’un travail collaboratif, de coopération qui favorise la mise en commun et le partage de l’information2 liée à l’activité de l’organisation, particulièrement ceux que nous avons intitulés « Collaboratif, Managérial » (cf. « Un nouvel outil collaboratif et managérial » p. 64), « Intelligence collective » (cf. « Un outil d’intelligence collective » p. 75) et « Partage, Performance » (cf. « Un partage d’information au service de la performance » p. 77).

3.2.2.2. Quelle information ?

Ainsi, dans son ouvrage, Manuel Castells ajoute au modèle socio-économique développé par l’idéologie des réseaux l’avantage concurrentiel que représenterait le traitement de l’information (Castells, 1998). Cependant, s’agit-il pour l’auteur d’une information1 ou d’une information2 ? En effet, lorsqu’il présente l’« informationnalisme », Manuel Castells précise en note de bas de page ce qu’il entend par « information ». Il adopte la définition de l’information proposée par Marc Uri Porat : « L’information, ce sont des données qui ont

été organisées et communiquées » (Castells, 1998, p. 38), le texte original en anglais étant « Information is data that have been organized and communicated » (Porat, 1977, p. 2). Or, dans quel contexte Marc Uri Porat a-t-il décrit ainsi l’information ? Cette définition est issue d’un rapport publié par un service gouvernemental des télécommunications, donc une institution a priori davantage concernée par la transmission d’information1 telle qu’elle est exposée dans la théorie mathématique de la communication (Shannon, Weaver, 1949), et non par l’interaction sociale humaine au cours de laquelle se matérialise une information2. Dans son ouvrage, Manuel Castells utilise effectivement à la fois les termes de « données » et de « signaux » à propos de l’« informationnalisation », comme dans cette assertion : « l’entreprise en réseau matérialise la culture de l’économie informationnelle/globale : par le traitement du savoir elle transforme des signaux en marchandise » (Castells, 1998, p. 208). Le capitalisme informationnel serait-il alors fondé sur l’exploitation de l’information1, et non sur celle de l’information2 ? Auquel cas le réseau serait un moyen de rentabiliser des volumes d’informations1 échangées par des machines, c’est-à-dire que le marché de ce capitalisme informationnel devrait logiquement être celui de l’exploitation des réseaux électriques et de télécommunication. Ce qui remettrait en cause l’argumentaire du capital informationnel tel qu’il est employé dans les publications de notre corpus, ainsi que les conditions de sa réalisation, donc la mise en commun d’information2. L’ambiguïté est complexe à lever, car, d’une part, dans la citation que nous avons extraite de son ouvrage, l’auteur évoque également le savoir74, qui relève bien, lui, d’une situation communicationnelle qui concerne l’information2 et d’autre part le texte de l’ouvrage auquel nous nous référons étant la traduction d’un texte anglais, nous ne pouvons ni vérifier le lexique effectivement employé par l’auteur ni nous assurer de sa signification exacte en français. Cela étant, nous observons ici le même phénomène que celui décrit à propos de l’idéologie des réseaux : un glissement de sens, une confusion sémantique, qui permettent de développer des liens de causalité entre des systèmes ne relevant pourtant pas des mêmes domaines, donc des mêmes contextes et logiques théoriques. Cette confusion est rendue possible par la polysémie des termes « réseau » et « information », que nous avons déjà traitée, et nous le voyons avec l’examen du modèle proposé par Manuel Castells, celle du terme « donnée » semble également efficace.

74 Nous nous référons ici aux précisions définitionnelles données par Josiane Senié-Demeurisse et Viviane Couzinet, qui indiquent que ce terme « désigne toutes les branches de la connaissance qui tendent à une certaine stabilité » (Senié-Demeurisse, Couzinet, 2011, p. 23), la connaissance étant ici entendue comme « l’activité par laquelle l’esprit prend possession d’un objet » (Senié-Demeurisse, Couzinet, 2011, p. 22), celle-ci étant rendue possible par l’information2.

3.2.2.3. Quelle donnée ?

Concernant le terme « donnée », Yves-François Le Coadic précise son sens lorsqu’il indique « en informatique, on appelle donnée la représentation conventionnelle, après codage, d’une information sous une forme permettant d’en faire le traitement électronique » (Le Coadic, 2006, p. 10), détaillant dans son exemple que chaque lettre est représentée par sept signaux numériques binaires (suite de zéro et un). D’après cette définition, une donnée serait donc un signal électronique, une information1. L’auteur conseille par ailleurs de nommer « banque d’information » les gisements d’information2 informatisée, et non « base de données75 », et déplore l’emploi du terme « métadonnée » pour désigner une information2 sur l’information2, auquel il préfère celui de méta-information. Le fait est que désormais ces termes « donnée », « métadonnée » et « base de données » sont utilisés, de façon analogue à « information », pour désigner à la fois des éléments qui relèvent des mathématiques, mais aussi des éléments sociaux, tant en informatique que dans les sciences sociales. L’expression « données personnelles », par exemple, vise des éléments qui relèvent de l’information2 et qu’on nomme « données » pour préciser qu’ils sont organisés selon des normes de description : Nathalie Walczac, dans sa thèse consacrée à la protection des données personnelles sur l’internet, s’appuyant notamment sur les définitions de l’AFNOR et du Ministère de la Culture français, définit ainsi la donnée : « une trace, volontairement ou involontairement livrée par l’internaute, exploitée sous forme de traitement mathématique, statistique ou informatique » (Walczak, 2014, p. 19). Se fondant sur la définition de Louise Merzeau qui affirme que « au lieu d'articuler une face sensible (signifiant) à une représentation psychique (signifié), la trace assigne une signature invisible à un comportement informationnel, qui n'est pas toujours perçu comme tel », en soulignant que « chaque agissement social se traduit en données » (Merzeau, 2009, p. 24), Nathalie Walczac en déduit que : « l’une des caractéristiques de la trace est de produire de l’information pour qui saura la “faire parler” » (Walczak, 2014, p. 58).

En suivant la définition de Yves-François Le Coadic, il nous paraît clair qu’une donnée est une information1 qui a la particularité d’être numérique. En revanche, en suivant celle de Nathalie Walczak, si nous relevons que « donnée » revêt ici un sens social, nous ne pouvons affirmer que cette « donnée » est une information2 nativement numérique, du fait

75 « Une base de données rassemble sur un support informatique une grande quantité d'information sur un sujet donné. Cette information est représentée par une ou plusieurs collections dont les éléments doivent respecter une structure précise » (Amann, Scholl, 2016).

notamment de l’absence d’énonciation (invisible, involontaire) malgré sa portée informationnelle. En effet, dans ce sens social, les « métadonnées » et les « bases de données » organisent des éléments informationnels et participent ainsi à les rendre plus intelligibles par un être humain, donc à permettre leur interprétation comme information2. Le champ d’une « base de données » explicite son contenu, il donne le contexte dans lequel il faut comprendre celui-ci et le rend, de ce fait, plus signifiant. La « métadonnée » procède du même principe. Dans les langages qui les utilisent, comme le XML76, les « métadonnées » donnent le cadre dans lequel les données acquièrent un sens plus précis. Par exemple, la forme graphique « franck » peut être nommée « donnée » si elle est lue dans une « base de données » ou dans un document structuré au moyen de « métadonnées ». Seule, cette forme, elle-même intelligible socialement, n’indique pas s’il s’agit d’un patronyme, d’un prénom ou du titre d’un album musical. La dénomination du champ de la « base de données », ou les « métadonnées » qui l’encadrent peuvent donner un sens plus explicite à ce qui devient par ce biais une information2. Par ailleurs, la « donnée » est rarement lue seule avec son champ ou sa « métadonnée », elle fait partie d’un ensemble, une « table de données » ou un document structuré. Cet ensemble participe à renforcer le sens dans lequel un individu va l’interpréter. En documentation, ce type d’information2 est distingué par l’ajout du qualificatif « structurée ». Les informations2

structurées sont celles contenues dans des formulaires ou des « bases de données ». Cependant, cette donnée « sociale » telle qu’elle est définie par Nathalie Walczac, est distincte d’une information2 structurée, car elle est nécessairement codée électroniquement, elle n’existe pas sans l’informatique. Elle est structurée en vue de son potentiel calcul informatique. Une feuille de soin, par exemple, comme tout formulaire administratif, est une information2 structurée qui n’a pas besoin d’informatique pour être matérialisée et lue, au contraire d’une « donnée » qui est nécessairement informatique.

Nous proposons de ce fait de préciser désormais dans notre propos, en suivant la distinction introduite par Yves Jeanneret à propos du terme « information » (Jeanneret, 2007), si nous traitons d’une donnée1 (un signal électronique) ou d’une donnée2, c’est-à-dire une trace numérique intelligible socialement et potentiellement interprétable en tant qu’information2

structurée, en fonction de méta-informations2 qui la contextualisent.

76 eXtensible Markup Language : « Le langage XML représente les informations sous forme de documents textuels annotés et structurés par des balises. La structure générée par les balises correspond à une arborescence d'éléments » (Amann, Scholl, 2016). Les balises, dans cette définition, sont des « métadonnées », ou des méta-informations ((Le Coadic, 2006, p. 10).