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Une via media ?

Tentatives infructueuses

V. Une via media ?

Au vu de l’apparente incapacité des approches examinées jusque-là dans ce chapitre (approche hypothétique, catégorisme absolu, téléologisme) à rendre compte de la contrainte normative de manière satisfaisante, l’on pourrait être tenté de faire porter nos espoirs sur une approche que les pages qui précèdent semblent avoir négligée, à savoir le catégorisme de survenance. Appliquée à la question de la normativité sémantique, cette approche défend l’idée selon laquelle la dimension normative de la signification a une structure catégorique, mais se distingue cependant du catégorisme absolu en défendant l’idée selon laquelle la notion de signification est survenante sur un ensemble de phénomènes naturels. En ce sens donc, la signification n’aurait pas une existence aussi indépendante que ne le prétendent les catégoristes absolus. Si elle ne semble pouvoir se réduire à des phénomènes naturels non- normatifs, son existence serait toutefois conditionnée à la présence de tels phénomènes. Cette conception de la normativité sémantique en termes de normes catégoriques survenantes est également à distinguer du téléologisme en ceci qu’elle ne défend pas l’idée selon laquelle il existerait des normes naturelles auxquelles la normativité sémantique pourrait au final se réduire.

211 On pourrait également reprocher la chose suivante à une approche en termes de sémantique des rôles conceptuels : « In Kripke’s original presentation of it, [the normativity thesis] was supposed to be so pre- theoretic that it could be used as a constraint on theories of content, rather than resting on a controversial instance of them. » (BOGHOSSIAN (2003) : p. 35). J’ai toutefois déjà exprimé plus haut mon avis quant à ce genre d’arguments : si une théorie donnée est la seule qui semble véritablement satisfaisante dans un domaine donné, il est difficilement acceptable de la rejeter simplement parce qu’elle comporte certaines spécificités, ou plus généralement parce qu’on ne la trouve pas à son goût.

Au vu de ces remarques, le catégorisme de survenance apparaît donc comme la via media idéale entre deux approches (le catégorisme absolu et le téléologisme) qui, on l’a vu, sont incapables de rendre compte de manière satisfaisante de la dimension normative de la signification. Cette approche s’appuie sur l’idée, déjà évoquée dans le chapitre initial212, selon laquelle le sceptique confond non-factualité et irréductibilité. Selon elle en effet, le sceptique a une conception trop restreinte de la notion de fait sémantique. Il a notamment tort de vouloir réduire ce dernier à un fait non-sémantique concernant le locuteur. Cette myopie le pousse ainsi à embrasser une position anti-réaliste, alors que la bonne réaction aurait été d’élargir son champ d’investigation à des faits ne pouvant être réduits à des faits non-sémantiques concernant le locuteur. Pour citer à nouveau McGinn :

The sceptic is assuming that unless semantic facts can be captured in non-semantic terms they are not really facts; but why should this assumption be thought compulsory? […] Unless this question can be answered, Kripke’s sceptic is wide open to the objection that he is mistaking irreducibility for non-factuality: he finds that he cannot provide a non-semantic fact to constitute a semantic fact and then concludes that there are no semantic facts, when the correct conclusion ought to be that semantic facts cannot be reduced to non-semantic facts.213

Au lieu de considérer l’argumentation sceptique comme une preuve de la non-factualité de la signification, il serait donc plus judicieux, selon les partisans du catégorisme de survenance, de la considérer comme une reductio ad absurdum du réductionnisme sémantique. Preuve serait ainsi faite de l’irréductibilité du phénomène sémantique, plus rien ne s’opposant dès lors à une conception de la signification en termes de normes irréductibles. Plutôt que d’avoir recours à des entités mystérieuses de type platonicien, un partisan d’un catégorisme de survenance préférera, comme son nom l’indique, concevoir cette irréductibilité en termes de survenance.214

Malheureusement, ce type d’approche semble lui aussi condamné, et ce pour des raisons qui devraient nous être familières. En effet, chacune des trois critiques adressées ci-dessus au catégorisme absolu215 s’applique également, sous une forme à peine modifiée, au catégorisme de survenance. En effet, dans la mesure où il fait lui aussi de la normativité sémantique, sous une forme certes moins radicale que ne le fait le catégorisme absolu, un phénomène

212

Cf. le point IV.B du chapitre 1. 213

McGINN (1984) : p. 151 214

A noter toutefois que, quel que soit le type de survenance adopté, le problème mentionné plus haut s’agissant de l’efficacité causale d’entités irréductibles ne manquera pas de se poser également au catégorisme de survenance.

215

irréductible, le catégorisme de survenance ne manquera d’être confronté aux objections relatives au coût ontologique, à la pertinence causale, ainsi qu’à l’épistémologie des normes sémantiques. En effet, dès lors qu’il postule une entité irréductible, le catégorisme de survenance devra ainsi, tout comme le catégorisme absolu, rendre compte des modalités de sa saisie, sauver sa pertinence causale, et justifier son coût ontologique. Sans même chercher à résoudre ces difficultés (dont la plus pressante est sans doute celle consistant à rendre compte de la pertinence causale d’une entité irréductible), on notera en outre qu’une objection plus fondamentale encore vient s’y ajouter. En effet, on se rappellera que, ainsi qu’on l’a vu dans le chapitre initial216, Kripke lui-même évoque brièvement la stratégie adoptée par le catégorisme de survenance mais qu’il la rejette immédiatement, assimilant cette dernière à un acte désespéré ; rappelons-nous termes utilisés par Kripke :

Such a move may in a sense be irrefutable […]. But it seems desperate: it leaves the nature of this postulated primitive state – the primitive state of meaning addition by ‘plus’ – completely mysterious.217

Pour Kripke choisir le catégorisme de survenance (ainsi que toute approche non- réductionniste) semble donc faire de la signification une notion absolument mystérieuse. Loin d’offrir des perspectives nouvelles, le catégorisme de survenance nous ramène ainsi au contraire à une difficulté bien connue. Elle remplace un problème par un mystère et semble correspondre à une construction théorique ad hoc, qui plus est incapable de rendre véritablement compte de la nature de la signification. L’absence d’alternative doit-elle malgré tout nous amener à embrasser une forme de non-réductionnisme ? Sommes-nous dès lors contraints d’accepter que la nature de la signification soit entourée d’un halo de mystère ?218

VI. Conclusion

Aucune des options envisagées n’ayant pu rendre compte de manière satisfaisante de la dimension normative de la signification, il semble que nos considérations nous aient menés dans une impasse. Que l’on considère la normativité sémantique comme étant de structure catégorique ou hypothétique, on semble invariablement buter sur des difficultés qui, si elles

216

Voir le point III du chapitre 1. 217

KRIPKE (1982) : p. 51. 218

La façon dont une variété de catégorisme de survenance peut répondre tant aux objections adressées déjà au catégorisme absolu (pertinence causale, épistémologie et coût ontologique) qu’aux accusations selon lesquelles pareille approche remplacerait un problème par un mystère sera présentée aux points VIII.C-D du chapitre 6.

sont de natures différentes, n’en sont pas moins en apparence insurmontables : l’approche hypothétique nous embarque dans une régression ; le téléologisme est déchiré entre accepter l’inacceptable et se transformer en une théorie incapable de satisfaire à la contrainte normative ; le catégorisme postule des entités dont tant la saisie que l’efficacité causale est pour le moins énigmatique ; le catégorisme de survenance remplace un problème par un mystère et laisse dans le flou les contours véritables de la notion de signification. Sommes- nous dès lors contraints de nous ranger aux conclusions anti-factualistes du sceptique ? Ou vaut-il mieux serrer les dents et nous satisfaire d’une conception quelque peu mystérieuse de la signification. L’une comme l’autre, ces deux alternatives ne semblent guère offrir de perspectives réjouissantes.

Fort heureusement, une dernière approche, novatrice et encore peu exploitée, devrait à mon sens être en mesure de nous sortir de cette situation inconfortable. Cette approche partage un certain nombre de traits avec le catégorisme de survenance219 et rejette notamment l’exigence sceptique selon laquelle la nature de la signification doit ultimement pouvoir être explicitée en termes non-sémantiques. Je considère toutefois, ainsi que ma présentation permettra je l’espère de le démontrer, que cette approche peut être débarrassée de l’aura de mystère dont Kripke et son sceptique cherchent à entourer toute approche non-réductionniste de la signification. Aussi est-il grand temps à présent de nous intéresser à cette théorie à laquelle, pour des raisons qui apparaîtront bientôt, j’ai donné le nom de dérivatisme.

219 Pour des raisons qui apparaîtront sous peu, on pourrait même à la rigueur la considérer comme une variante du catégorisme de survenance, à ceci près que, ainsi que nous le verrons, les normes en question concernent en premier lieu la notion de croyance plutôt que celle de signification.

Chapitre 6