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L’argument de la finitude

L’approche dispositionaliste

III. L’argument de la finitude

III. A. L’argument et ses conséquences

L’argument de la finitude comporte deux volets ; le premier tend à montrer que, contrairement à ce j’affirmais à la fin du point précédent, l’approche dispositionaliste ne permet pas de résoudre le problème de la sous-détermination. Le second fournit la raison de cette incapacité à dépasser le problème de la sous-détermination.

Etant une créature finie, mes dispositions ne peuvent, elles aussi, avoir qu’un caractère limité ; on peut faire l’expérience de cette limitation par exemple lorsqu’il s’agit d’opérer avec des nombres excessivement grands. Confrontés à de tels nombres, je suis tout bonnement incapable de procéder à la moindre opération, et ce pour la simple et bonne raison que je ne parviens pas à les « saisir » ; dans de tels cas, la notion de disposition n’est dès lors plus à même de fournir le critère permettant de dépasser le problème de la sous- détermination :

Not only my actual performance, but also the totality of my dispositions, is finite. It is not true, for example, that if queried about the sum of any two numbers, no matter how large, I will reply with their sum, for some pair of numbers are simply too large for my mind – or my brain – to grasp. When given such sums, I may shrug my shoulders for lack of comprehension; I may even, if the numbers involved are large enough, die of old age before the questioner completes his question. Let ‘quaddition’ be redefined so as to be a function which agrees with addition for all pairs of numbers small enough for me to have any dispositions to add them, and let it diverge form addition thereafter (say, it is 5). Then, just as the sceptic previously proposed the hypothesis that I meant quaddition in the old sense, now he proposes the hypothesis that I meant quaddition in the new sense. A dispositional account will be impotent to refute him.42

La raison pour laquelle la notion de disposition ne permet pas au final d’écarter le problème de la sous-détermination (à savoir la finitude de mes dispositions) constitue le second volet de l’argument de la finitude adressée par Kripke à l’approche dispositionaliste. Cette objection souligne le caractère infini de la signification ; ainsi un terme s’applique-t-il à tous les

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éléments de son extension, quels que soient le moment et le monde considérés. Or il se trouve que, si la signification était une disposition, je me trouverais dans l’impossibilité d’appliquer ce terme à tous les objets auxquels il s’applique ; ce point est très bien résumé par Paul Boghossian :

The idea of meaning something by a word is an idea with an infinitary character – if I mean plus by ‘+’, then there are literally no end of truths about how I ought to apply the term, namely to just the members of this set of triples and not to others, if I am to use it in accord with its meaning. […] It holds for any concepts. If I mean horse by ‘horse’, then there are literally no end of truths about how it would be correct of for me to apply the term – to horses on Alpha Centauri, to horses in Imperial Armenia, and so on, but not to cows, or cats wherever they may be – if I am to use it in accord with its meaning. But, Kripke argues, the totality of my dispositions is finite, being the dispositions of a finite being that exists for a finite time. And so facts about dispositions cannot capture what it is for me to mean addition by ‘+’.43

Il est intéressant de noter que Kripke ne mentionne jamais très explicitement cette seconde objection et insiste plutôt sur la première en insistant sur le fait qu’un partisan de l’approche dispositionaliste serait malgré tout à la merci du sceptique. Cela dit, il me semble toutefois que l’attribution à Kripke de ce second argument est absolument justifiée dans la mesure où, comme je l’ai mentionné, il sous-tend le premier. De plus, certaines remarques de Kripke ne laissent planer aucun doute sur la légitimité d’une telle attribution.44 Cette attribution semble être par ailleurs de première importance, puisque ce second argument n’est rien d’autre que la condition de possibilité du second (sans la finitude, pas de sous-détermination). On remarquera enfin que, naturellement, cet argument de la finitude ne concerne pas exclusivement la notion de disposition, mais semble pouvoir s’appliquer sans autre à tout autre fait avancé pour répondre au sceptique ; le recours à une expérience qualitative, par exemple, se trouve concerné par cet argument, puisque les expériences de ce type ne disposent pas du caractère infini que Kripke semble exiger.

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BOGHOSSIAN (1989b) : p. 509 44

cf. KRIPKE (1982), p. 53 : « It remains mysterious exactly how the existence of any finite past state of my mind could entail that, if I wish to accord with it, and remember the state, and do not miscalculate, I must give a determinate answer to an arbitrarily large addition problem. » ou encore p. 57 : « My actual dispositions are not infallible, nor do they cover all of the infinitely many cases of the addition table. » (mes italiques).

III.B. Critique de l’argument de la finitude

On vient de le voir, l’argument de la finitude repose sur l’idée selon laquelle nos dispositions sont finies et sont dès lors dans l’incapacité de rendre compte de l’infinité des applications que semble déterminer la notion de signification. De plus, mes dispositions étant finies, il demeure possible pour le sceptique d’opposer à la signification que je prétends associer à un terme une autre hypothèse dont les conséquences ne concerneraient que des cas que je serais incapable de traiter du fait de ma finitude. D’où un problème de sous-détermination face auquel l’approche dispositionaliste se trouve désarmée.

Plusieurs philosophes ont critiqué l’argument de la finitude.45 On retrouve par exemple chez Blackburn la réflexion suivante :

It is not obvious that dispositions in themselves are either finite or infinite. The brittleness of a glass is a respectable dispositional property. But there is an infinite number of places and times and strikings and surfaces on which it could be displayed. Does this glass have a disposition that covers, for example, the fact that it would break if banged on a rock on Alpha Centauri? What if scientists tell us that this glass couldn’t get there, because it would have decayed within the time it takes to be transported there?46

Au vu d’une telle remarque, on semble être en droit de douter du bien fondé de l’argument de la finitude. Mais outre la question de déterminer si une disposition peut véritablement être qualifiée de finie ou d’infinie, un autre aspect de l’argumentation du sceptique devrait à mon sens nous amener à en saisir le caractère discutable. En effet, il est intéressant de remarquer que, quand bien même il s’avérerait légitime de parler de « disposition finie », il semblerait toutefois déplacé d’en faire un obstacle à l’élaboration d’une théorie sémantique. C’est le sens de la remarque suivante de Colin McGinn :

I have no wish to deny that our possession of infinitary concepts raises philosophical difficulties – notably how an infinite object such as the number series can be represented by a finite object (the mind or brain) – but I think that this is not a problem on which Kripke can legitimately rest his case […]. [The] problem is a specific problem about infinity; it is not a general problem about the notion of meaning.47

45

Cf. p. ex. BLACKBURN (1984), McGINN (1984) et GOLDFARB (1985) 46

BLACKBURN (1984) : p. 35 47

Je comprends les énoncés comprenant des quantificateurs universels. Je sais ce qu’est π, quand bien même ce nombre est infiniment long. En quoi le fait que je sois un être fini susceptible de n’avoir que des dispositions finies (pour autant que l’on puisse parler ainsi) devrait-il m’en empêcher ? Et pourquoi la saisie de concepts flirtant avec la notion d’infinitude, si elle devait véritablement poser problème, devrait-elle finalement faire partie du cahier des charges d’une théorie sémantique ? Pareille difficulté concerne donc l’épistémologie en général, et il semble dès lors malvenu d’exiger qu’elle soit résolue par une simple théorie sémantique. Au vu de ces remarques, il apparaît comme légitime d’écarter l’argument de la finitude.

Une fois n’est pas coutume, c’est donc à nous de mettre le sceptique dans l’embarras et de souligner le fait que son argumentation n’est pas concluante puisque (1°) elle repose sur une notion discutable (celle de « disposition finie », alors qu’il n’est pas évident que les qualificatifs ‘finie’ et ‘infinie’ puissent s’appliquer de manière sensée à la notion de disposition) et que (2°) elle exige d’une théorie sémantique qu’elle réponde à un problème qui la dépasse et qui, au final, semble plutôt relever de l’épistémologie. Au terme de ces considérations, le dispositionaliste semble donc pouvoir dormir tranquille…