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Rôle dans les croyances et détermination du contenu

Une alternative : le dérivatisme

IV. Rôle dans les croyances et détermination du contenu

Dans les pages qui précèdent, j’ai distingué les notions de croyanceR et de croyanceN. Nous

avons vu alors que la dimension normative des croyancesN s’explique par le fait que ces

dernières sont gouvernées par la norme selon laquelle on ne doit croire p que si p est le cas. Nous avons vu que cette dimension normative est constitutive de la notion de croyanceN et

que c’est elle qui permet ultimement de rendre compte de l’importance que nous attribuons (comme d’ailleurs tous les agents de type (AS)) à la rationalité et à la justification. Enfin, j’ai mis en évidence le lien étroit qui semble exister entre la dimension normative des croyancesN

et leur phénoménologie. Voyons à présent en quoi consiste le second pilier de l’approche dérivatiste, à savoir l’idée selon laquelle le contenu mental serait déterminé par son rôle dans les croyances. Dans la mesure où nous ne nous intéresserons dans ces lignes qu’aux seuls agents de type (AS), les croyances dont il sera désormais question seront des croyancesN. Par

souci de lisibilité cependant, je parlerai simplement de croyances.

Le second élément central de l’approche dérivatiste relève de l’idée (à l’origine typiquement fonctionnaliste) selon laquelle le contenu d’un concept est déterminé par son rôle dans les croyances. Cette idée est bien connue des partisans de la sémantique informationnelle254, mais

254

Voir par exemple DRESTKE (1981), (1988) et (1995), ou encore FODOR (1990). Pour un survol, on peut se référer à BRADDON-MITCHELL & JACKSON (1996): Chap. 11 ou encore à PACHERIE (1993) : Chap. 10.

le rôle qu’entend lui faire jouer l’approche dérivatiste ne va pas dans le sens d’une naturalisation du contenu mental et de l’Intentionnalité. En effet, la différence cruciale avec une telle approche consiste en ceci que, ainsi que nous l’avons vu précédemment, l’approche dérivatiste défend une conception normative de la notion de croyance.

L’idée selon laquelle la signification d’un item sémantique serait déterminée par son rôle dans les croyances pourrait nous rappeler des difficultés bien connues. En effet, un sceptique ne manquera pas de faire remarquer que de nombreux rôles sont compatibles avec une série donnée d’exemples. Comment dès lors identifier le rôle effectivement joué ? En vertu de quel phénomène un rôle particulier serait-il ainsi plus saillant qu’un autre ? A ce point, la distinction établie par Philip Pettit entre instanciation et exemplification est éclairante255. Pour Pettit, l’instanciation est une relation à deux places entre une règle et un ensemble d’exemples. A l’inverse, l’exemplification est une relation à trois places entre une règle, un ensemble d’exemples et un individu pour lequel les exemples en question exemplifient la règle en question. Appliquée au rôle joué par un concept dans les croyances, cette distinction autorise l’affirmation suivante : un (AS) cherchant à identifier le rôle joué par un concept dans une ou plusieurs de ses croyances extrapolera à partir d’une série d’exemples de manière à identifier un rôle particulier, et ce quand bien même la série d’exemples continuera à instancier une infinité de rôles possibles. Au terme de cette extrapolation, le concept en question n’exemplifiera à ses yeux qu’un seul et unique rôle ; pour reprendre ce que dit Philip Pettit du rapport entre une règle et une série d’exemples :

On being presented with a set of examples, an agent develops an independent disposition or inclination to extrapolate in a certain way to other cases: an inclination of which he may or may not be aware. That set of examples will continue to instantiate many rules, but the rule it will then exemplify for the agent will certainly be a rule associated suitably […] with the inclination generated by the examples. If she uses the examples to pick up a rule for herself […] she will certainly have in mind the rule among the rules instantiated by the examples that her inclination makes salient.256

Une disposition à extrapoler d’une certaine manière permettra ainsi à un individu d’identifier

le rôle (parmi une infinité de rôles compatibles avec le rôle effectif) joué par un concept dans

ses croyances. Par exemple, à partir d’une série d’exemples, un individu va extrapoler de manière à identifier le rôle joué par le concept de cercle, c’est-à-dire qu’il va déterminer la

255

PETTIT (2002) : p. 36 256

façon dont il appliquerait ce concept dans certaines situations (il l’appliquerait à certaines formes géométriques, mais pas à d’autres). Ce faisant, il détermine le rôle exemplifié par ce concept, quand bien même le rôle en question continue à instancier une multitude de rôles différents (cf. les cas sceptiques analogues à ‘quus’). Pareille connaissance du rôle joué dans les croyances n’implique donc nullement que le sujet en question possède une théorie du concept de cercle, c’est-à-dire qu’il connaisse l’entier du rôle inférentiel de ce concept.257 Une maîtrise purement intuitive suffit. Une autre illustration de la connaissance du rôle joué par un concept concerne par exemple les cas de Gettier s’agissant du concept de connaissance258 ; bien que la question soit précisément d’analyser le concept de connaissance (de trouver les raisons nécessaire et suffisantes pour considérer un état épistémique comme un savoir), les individus confrontés à ce type d’exemples sont intuitivement amenés à utiliser le concept de connaissance d’une certaine manière (en l’occurrence à ne pas concevoir les situations décrites par Gettier comme des cas de connaissance). Ainsi donc, la thèse selon laquelle le contenu d’un concept serait déterminé par son rôle dans les croyances ne présuppose aucunement un savoir parfaitement explicite du rôle inférentiel d’un concept. Bien plutôt, elle se rapproche de l’approche dispositionaliste évoquée au chapitre 2 de ce travail.259 On remarquera à ce point que la sophistication cognitive des agents de type (AS) est cruciale pour autoriser la distinction entre instanciation et exemplification ; en particulier, un minimum d’auto-réflexivité semble indispensable pour permettre à un individu de saisir la manière dont

il est disposé à utiliser un concept. Sans avoir la capacité à se concevoir soi-même (de penser

à soi-même), il semble en effet difficile pour un individu d’identifier la manière dont il utiliserait le concept en question dans telle ou telle situation.

Quand bien même Pettit parle de règles, il est essentiel toutefois de remarquer que la thèse selon laquelle le contenu d’un concept est déterminé par le rôle qu’il exemplifie dans les croyances d’un (AS) n’est pas suffisante en elle-même pour satisfaire la contrainte normative. En effet, en rester là ne permettrait pas davantage que n’importe quelle autre approche dispositionaliste de rendre compte de la dimension normative de la signification (et partant des aspects liés à la justification et à la possibilité de l’erreur). Si elle permet d’identifier le contenu d’un concept (satisfaisant du même coup la question de la détermination), la thèse

257 Ma thèse est ainsi à distinguer d’une sémantique du rôle conceptuel telle qu’on peut la trouver par exemple dans HARMAN (1987).

258

Cf. GETTIER (1963) 259

Bien sûr, d’autres questions ne manqueront pas ensuite de se poser : comment être certain que le rôle qui est saillant pour moi l’est autant pour autrui ? Comment être certain que ma façon d’extrapoler correspond à celle de mes congénères ? Ces questions trouveront réponse au point IX ci-dessous.

défendue dans ces lignes ne dit donc rien encore d’une quelconque satisfaction de la contrainte normative. La capacité à isoler le rôle joué par un terme dans les croyances n’est ainsi pas à confondre avec la capacité à déterminer la manière dont on doit l’utiliser. La première concerne une capacité de discrimination ; la seconde concerne une prescription déterminée sur la base de cette capacité de discrimination. Ainsi que l’a démontré l’argument anti-dispositionaliste développé dans le chapitre 2 du présent travail, la capacité à isoler le rôle R1 joué par le concept C parmi l’ensemble de rôles [R1,…,Rn] ne suffit pas pour satisfaire

la contrainte normative relative à l’utilisation de C. Par contre, et nous allons le constater sous peu, la conjonction de la capacité à isoler le rôle exemplifié par un concept dans les croyances et de la conception normative des croyances défendue par le dérivatiste débouche sur une prescription relative à l'utilisation de C, prescription qui permet de satisfaire la contrainte normative. En d’autres termes : c’est parce que (1°) la saisie du contenu d’un concept C passe par la compréhension du rôle R qu’il exemplifie dans les croyances et que (2°) les croyances sont normatives que le dérivatisme va être en mesure de rendre compte de la normativité sémantique. Le dérivatisme va donc construire sa conception de la normativité sémantique sur une base dispositionaliste, mais va dépasser cette dernière pour situer au niveau de la notion de croyanceN lasource de cette dimension normative.