• Aucun résultat trouvé

Langage, pensée et contrainte normative

Qu’est-ce que la normativité sémantique ?

II. Langage, pensée et contrainte normative

J’aimerais dans les lignes qui vont suivre revenir sur une question qu’une lecture attentive des chapitres précédents n’aura pas manqué de susciter, à savoir celle de la manière dont se pose le problème de la contrainte normative (et de l’argument sceptique en général) selon qu’il est formulé au niveau du langage ou au niveau des concepts. Cette question est bien sûr déterminante dans la mesure où, s’il devait s’avérer qu’il existe une différence selon le niveau auquel on se trouve, on se verrait alors contraint d’ouvrir deux chantiers : l’un consacré au niveau linguistique, l’autre au niveau mental. Comme je vais tenter de le démontrer cependant, je suis d’avis que le problème se pose de manière identique à ces deux niveaux ou, plus précisément, que le problème tel qu’il s’applique au niveau du langage n’est qu’une conséquence de son application au niveau des concepts.112

On peut dans un premier temps remarquer que, quand bien même il fait essentiellement porter sur le langage les arguments du sceptique, Kripke semble considérer que les conséquences de son exposé s’appliquent également aux concepts. Ainsi écrit-il par exemple :

Wittgenstein’s main problem is that it appears that he has shown all language, all concept formation, to be impossible, indeed unintelligible.113

112 Dans ce contexte, il peut être utile de rappeler l’arrière-plan théorique qui sous-tend ce travail : comme je l’ai laissé déjà laissé apparaître en effet, je m’inscris ici dans une perspective gricienne considérant que notre langage reçoit ultimement sa signification du contenu précédemment fixé de nos états mentaux. En d’autres termes, c’est parce que nous pensons, parce que nous manipulons des concepts et des pensées dotées de certains contenus déterminés, que nous pouvons construire un outil de communication (le langage) susceptible de porter ces mêmes contenus. Il n’est bien sûr pas question pour moi de défendre ici cette approche gricienne, mais son caractère intuitif devrait faciliter son acceptation, au moins comme hypothèse de travail.

113

Kripke semble donc non seulement se poser la question qui nous intéresse ici (à savoir « La contrainte normative s’applique-t-elle tant au niveau linguistique qu’au niveau mental ? »), mais également lui apporter une réponse positive. Cela n’a rien d’étonnant dans la mesure où il est absolument essentiel pour le sceptique que son argumentation puisse être transposée sans perdre de sa force au niveau des concepts ; en effet, comme le remarque bien Colin McGinn :

The paradox would be of relatively little interest if it had no implications for concept possession: for if the idea that ascriptions of concepts to people correspond to facts-in-the-world were in good order, then there would be no general threat to our belief that our minds can house determinate representations of extra-mental states of affairs – the general notion of intentionality would not be under threat. It would merely be that the notion of a semantic property of a linguistic item is in trouble, but not because there is anything amiss with the idea of content in general. […] If the factuality and determinacy of concepts were not under threat from the paradox, then it would seem that we have a ready reply to Kripke’s semantic sceptic, namely that ‘+’ means addition in my language simply because I associate with ‘+’ the concept of addition (and not quaddition). […] Thus the factuality of concepts could be used to establish the factuality of meaning.114

L’élément central ressortant de ce passage est donc que le défi sceptique n’a véritablement de portée intéressante qu’à condition de pouvoir être appliqué aux concepts115 ; dans le cas contraire en effet, la notion de signification elle-même ne serait nullement menacée et il serait dès lors aisé de satisfaire aux exigences du sceptique. Il suffirait pour ce faire d’invoquer le fait que j’associe au signe ‘+’ le concept addition (et non quaddition). C’est pourquoi McGinn insiste sur l’idée selon laquelle l’intérêt du défi sceptique dépend de sa capacité à rejeter la factualité non seulement de la signification, mais également du contenu mental. Pour pouvoir s’appliquer tant au niveau linguistique qu’au niveau mental, le défi sceptique se doit donc de porter sur la notion générale de contenu. Fort heureusement pour le sceptique, plusieurs auteurs ont défendu cette idée ; ainsi Paul Boghossian écrit-il au sujet des arguments en faveur des théories non-factualistes de la signification :

114

McGINN (1984) : pp. 144-145 115

On verra plus tard (cf. III ci-dessous) que McGinn refuse ce passage du niveau linguistique au niveau mental et que les raisons de ce refus reposent sur un malentendu concernant la nature de l’élément temporel de la contrainte normative.

These arguments have nothing to do with the items being mental and everything to do with their being contentful […]. If successful, then, they should tend to undermine the idea of linguistic content just as much as they threaten its mental counterpart .116

L’idée défendue par Boghossian est donc claire : les considérations du sceptique concernent la notion de contenu en général, indépendamment de sa nature linguistique ou mentale. Ce genre de réflexion me paraît tout à fait convaincante, et ce pour la raison suivante : appelons

item sémantique tout élément porteur de contenu, i.e. tout élément entretenant une relation

sémantique avec le monde (typiquement : un mot ou un concept). Le fait qu’un item sémantique soit de nature linguistique ou mentale semble peu pertinent pour notre discussion ; nous intéresse ici uniquement le fait de déterminer si la relation sémantique possède ou non une base factuelle, et plus particulièrement si cette relation a une dimension normative.117 Notre question concerne donc les relations sémantiques en général et il va s’agir dans ce travail de déterminer si les relations sémantiques, qu’elles relient un mot à sa référence ou un concept à son contenu, sont ou non normative. Par conséquent, la nature linguistique ou mentale de l’item sémantique considéré n’a aucune importance.118 Seul compte le fait qu’il y ait un contenu, et l’enjeu de ce travail sera précisément de déterminer si la relation qui relie un item sémantique à son contenu est ou non normative.119 En jargon philosophique : la question qui nous occupe ici est d’ordre méta-sémantique plutôt que sémantique. Au vu des ces considérations, on semble avoir de bonnes raisons d’affirmer que la contrainte normative se doit de concerner toute relation sémantique, i.e. toute relation entre un item sémantique et son contenu.

Nous pourrions en fait nous demander si nous avons réellement des raisons de douter que le défi sceptique s’applique de la même manière tant au contenu linguistique qu’au contenu mental. Colin McGinn est de ceux qui répondent par l’affirmative à cette question. S’il reconnaît en effet les velléités du sceptique à appliquer ses considérations au langage aussi

116

BOGHOSSIAN (1990) : p. 171 117

On a vu en effet que c’est le postulat selon lequel cette relation est normative qui bloque une bonne partie des tentatives cherchant à démontrer qu’elle a une base factuelle.

118 Bien sûr, la perspective gricienne qui sous-tend ce travail considère que c’est la relation entre un concept et son contenu qui prime ; mais la question ne serait pas différence dans une perspective « sellarsienne » considérant que le contenu mental découle du contenu linguistique.

119

A ce titre, nous ne chercherons donc nullement par exemple à déterminer si la relation entre un item sémantique et sa référence est directe ou si elle est médiatisée par un sens fregéen. De la même manière, les éléments impliqués dans une relation sémantique nous intéressent peu ici, puisque la question n’est pas de savoir comment s’articule une relation sémantique, mais uniquement de déterminer si cette relation a ou non une dimension normative.

bien qu’aux concepts, Colin McGinn voit cependant dans ce passage un problème fondamental ; ainsi écrit-il :

The chief problem is that the initial statement of the paradox in terms of constancy of meaning across time has no natural application to concepts, unless we presuppose some questionable claims about what it is to have a concept. The metalinguistic question, remember, is whether […] a certain syntactically identified linguistic item has retained or changed its meaning over time. But at the level of thought this sort of question makes dubious sense […]. The reason for the asymmetry is obvious: we have not, in the case of concepts, the idea of a single meaning-bearing item (word) about which we can press the question what establishes constancy in its meaning; there isn’t the gap between a concept and its content that there is between a word and its meaning.120

Bien sûr, on pourrait tenter de faire disparaître cette asymétrie en invoquant une théorie comme celle du langage de la pensée, théorie qui considère les concepts comme des entités syntaxiquement identifiables. Ce faisant, on restaurerait le parallèle entre langage et pensée, ainsi que la légitimité d’une application aux concepts du défi sceptique. McGinn envisage d’ailleurs cette option, mais considère toutefois qu’elle ne peut faire l’affaire du sceptique, et ce pour deux raisons : (1°) Elle contraindrait le sceptique à trancher définitivement pour une théorie (la théorie du langage de la pensée) dans un domaine (celui de la nature des concepts) au sujet duquel il préférerait sans doute rester neutre ; (2°) la théorie du langage de la pensée ne semble pas pouvoir rendre compte de la contrainte normative. J’aimerais revenir un instant sur ces deux affirmations.

Il ne semble pas évident, loin s’en faut, que l’application à la pensée de la contrainte normative oblige le sceptique à embrasser du même coup l’hypothèse du langage de la pensée. En effet, comme l’écrit Boghossian :

According to a language of thought hypothesis, thought contents are the semantic properties of syntactically and semantically structured bearers. But it should be quite clear that nothing in the sceptical argument depends on the assumption of structure: even if the representation were to possess no internal syntax, we could still ask, in proper kripkean fashion, what its correctness conditions are and in virtue of what they are determined. It would appear, however, that the sceptical argument’s strategy does presuppose that content properties have some sort of bearer

120

(even if not necessarily a structured one). […] And so we see that the sceptical argument must, can, and does […] include mental content within the scope of the scepticism it aims to promote.121

Le ciel du sceptique semble donc s’éclaircir : rien ne semble le contraindre à adopter l’hypothèse du langage de la pensée (i.e. l’hypothèse selon laquelle nos concepts seraient des entités concrètes particulières, identifiées de manière syntaxique). Une telle exigence est beaucoup trop forte. Selon Boghossian, l’essentiel est que les contenus de nos pensées aient un porteur (bearer), quel qu’il soit. La simple présence d’un porteur suffit au sceptique pour pouvoir déployer sa contrainte normative. Ce dernier toutefois n’est pas tiré d’affaire car McGinn, on s’en souvient, a dans sa manche un second argument à opposer à l’application à la pensée de la contrainte normative, argument qui cette fois va contraindre le sceptique à retrousser ses manches… Passons à présent à l’examen de ce second argument.

La seconde raison invoquée par McGinn pour rejeter une application à la pensée de la contrainte normative est qu’à ses yeux pareille application ne fait tout bonnement aucun sens. Ainsi écrit-il :

The issue of normativeness, the crucial issue for Kripke, has no clear content in application to the language of thought: what does it mean to ask whether my current employment of a word in my language of thought (i.e. the exercise of a particular concept) is correct in the light of my earlier inner employment of that word? […] What could be (relevantly) meant by asking whether my present employment of a concept is in accordance with its previous content? There is just no analogue here for the idea of linguistic incorrectness […]. Linguistic incorrectness is using the same word with a different meaning from that originally intended (and doing so in ignorance of the change), but we cannot in this way make sense of employing a concept with a different content form that originally intended – it would just be a different concept. […] The original intuitive statement of the paradox, in terms of constancy of meaning over time and normativeness, simply does not carry over concepts.122

On vient de voir que le sceptique n’est certes pas tenu d’accepter une hypothèse aussi forte que celle du langage de la pensée. Toutefois, l’argument de McGinn reste valable même dans le cas d’une hypothèse plus faible, telle que par exemple celle proposée par Boghossian. En effet, même en concevant les concepts comme des porteurs de contenu non-identifiables syntaxiquement, on reste à la merci de la critique de McGinn : changer de contenu, c’est selon

121

BOGHOSSIAN (1989b) : p. 514 122

lui changer de concept, quelle que soit la nature du porteur en question. On peut donc tirer les informations suivantes du raisonnement de McGinn :

• McGinn conçoit la contrainte normative en termes de constance. Selon lui, se poser la question de la normativité sémantique n’est rien d’autre que se demander si mon utilisation d’un terme item sémantique (linguistique ou mental) en t’ est la même qu’en t (avec t < t’).

• Selon cette lecture, le fait qu’un concept ait un contenu différent en t qu’en t’ ne traduit pas un manque de constance (et donc une utilisation incorrecte), mais bien le fait que deux concepts différents (et non un seul) ont été utilisés. Aussi l’application de la contrainte normative au niveau des concepts semble-t-elle, sinon absurde, du moins impossible.

Dans ce contexte, il est clair que la réponse proposée par Boghossian à la première objection de McGinn semble ici sans effet. En effet, l’argumentation de McGinn ne dépend pas du fait que le porteur du contenu soit ou non identifiable syntaxiquement, mais possède au contraire une dimension plus générale.

A ce stade, il est essentiel de remarquer qu’il semble exister un certain malentendu entre McGinn et Boghossian. En effet, alors que le premier formule son objection en termes de constance, le second lui répond en termes de relation entre un porteur et son contenu. Quid de la notion de constance ? Le problème soulevé par McGinn implique de déterminer dans quelle mesure on peut légitimement affirmer que des applications différentes d’un concept sont réellement des applications d’un même concept, et non des applications de concepts différents. Boghossian ne traite pas cet aspect dans sa réponse, et pour cause : à mon sens en effet, Boghossian et McGinn n’ont pas la même lecture de la contrainte normative. En quoi consiste alors leur différend ? C’est à cette question (la seconde des deux questions évoquées en début de chapitre) que je me propose de répondre à présent. Mais auparavant, faisons brièvement un point de la situation.

On a vu jusqu’ici que les considérations du sceptique concernent la notion de contenu en

général et qu’elles concernent dès lors aussi bien les relations sémantiques existant au niveau

du langage que celles existant au niveau des concepts. Ce que dit le sceptique du langage doit dès lors pouvoir s’appliquer aux concepts ; il en va donc de même pour la contrainte normative. Or, McGinn soutient l’idée (valable quand bien même on défend une théorie plus

faible que celle du langage de la pensée) que l’application aux concepts de la contrainte normative ne fait aucun sens puisque utiliser un concept de manière différente en deux occasions revient en fait à utiliser deux concepts différents. Toutefois, comme je vais le démontrer à présent, cet argument présuppose une lecture bien particulière, et à mes yeux erronée, de la contrainte normative.123