• Aucun résultat trouvé

La conception dérivatiste de la normativité sémantique

Une alternative : le dérivatisme

V. La conception dérivatiste de la normativité sémantique

Nous voyons à présent se dessiner plus clairement la stratégie poursuivie par le dérivatisme : la saisie d’un concept C par un (AS) passe par la compréhension par ce dernier du rôle exemplifié par C dans ses croyances. Or, les croyances entretenues par un (AS) étant normatives (i.e. ce sont des croyancesN), comprendre le rôle exemplifié par C dans ses

croyances revient à comprendre la manière dont C doit être utilisé. En d’autres termes : si les croyances tendent à la vérité et que je comprends le rôle d’un concept dans une croyance, alors je comprends du même coup la manière dont le concept en question doit être utilisé. Afin de rendre compte de la dimension normative de la signification, le dérivatiste avance donc le raisonnement suivant (l’argument illustre le raisonnement d’un individu de type (AS) s’interrogeant sur la manière dont il doit utiliser un concept C dans une situation donnée) :

(NSD) (1) Le concept C joue le rôle R dans mes croyances. (2) La façon F d’utiliser C est conforme à R.

(3) Les croyances qui utilisent C sont vraies seulement si C est utilisé de façon conforme à R.

(4) Je dois respecter la norme N : On ne doit croire P que si P est le cas. ∴ DONC : Je dois utiliser C de façon conforme à R.

∴ DONC : Je dois utiliser C de la façon F.

Revenons sur chacune des prémisses. La première prémisse concerne la thèse dispositionaliste tout juste évoquée ; elle considère que le contenu d’un item sémantique est déterminé par le rôle qu’il exemplifie dans les croyances d’un (AS).260 Cette prémisse est basée sur les remarques formulées plus haut s’agissant de la manière dont un individu peut isoler, parmi une infinité de rôles compatibles avec sa situation épistémique, un rôle particulier qu’exemplifiera désormais dans ses croyances le concept en question. En extrapolant de la sorte, il détermine donc le contenu du concept C. Encore une fois, la connaissance de ce rôle peut être déterminée sur une base purement intuitive, c’est-à-dire sans que l’individu en question ne possède une théorie (une connaissance complète du rôle inférentiel) du concept C. La deuxième prémisse illustre d’ailleurs ce point : dans une situation donnée, S sera disposé à utiliser C d’une certaine manière (en l’occurrence de la façon F). Se basant sur le rôle exemplifié à ses yeux par C, S sera en effet à même de déterminer si une utilisation donnée lui est ou non conforme. La prémisse suivante semble évidente dès lors que l’on sait (et c’est le cas de S) (a) ce qu’est une croyance et (b) ce que c’est pour un item sémantique que d’avoir un certain contenu (i.e. ce que c’est pour un item sémantique que d’exemplifier un certain rôle dans les croyances). La troisième prémisse est ainsi basée sur la platitude selon laquelle, pour avoir des croyances vraies, il fait utiliser les concepts conformément à leur contenu. La quatrième et dernière prémisse se fonde sur l’idée selon laquelle les croyances entretenues par un agent de type (AS) sont intrinsèquement normatives (i.e. ce sont des croyancesN). Un agent

réalisant que ses croyances tendent à la vérité sait du même coup que son état mental ne sera pas une croyance aussi longtemps qu’il ne se conformera pas la norme N. S’il veut croire quoi que ce soit, il doit donc se conformer à N. Encore une fois, le contenu de la norme en question n’a pas à être articulé. Une connaissance intuitive suffit. Dès lors, les deux conclusions s’imposent et permettent donc de dégager une prescription relative à l’utilisation

260

Quand bien même j’accepte cette thèse substantielle, je peux toutefois rester neutre quant à la question de savoir si le passage de « C a la signification S » à « C joue le rôle R dans les croyances » est a priori.

du concept C dans la situation en question. Ce sont ces conclusions que l’individu concerné doit avoir à l’esprit pour déterminer la façon dont il doit utiliser le concept. Ce sont elles qui ultimement justifient l’utilisation qu’il en fait. Un contraste existe donc entre le savoir possiblement implicite évoqué notamment dans la quatrième prémisse et la conclusion explicite sur laquelle débouche (NSD). Un dernière remarque : bien que, ainsi qu’on l’a vu, les croyances entretenues par des agents de type (AS) soient des croyancesN, la notion de

croyanceN n’apparaît pas explicitement dans la formulation de (NSD). En effet, ainsi que je

l’ai déjà mentionné, il se pourrait que l’agent en question ne dispose pas des ressources conceptuelles lui permettant d’articuler par exemple la distinction entre croyancesR et

croyancesN. Cela n’aurait cependant aucun impact sur (NSD) puisque, comme je l’ai défendu,

une connaissance purement intuitive de N suffit pour déterminer la façon d’utiliser C.

On remarquera que l’argument reste valable même lorsqu’il est formulé à la troisième personne :

(NSD’) (1) Le concept C joue le rôle R dans les croyancesde l’individu S. (2) La façon F d’utiliser C est conforme à R.

(3) Les croyancesqui utilisent C sont vraies seulement si S utilise C de façon conforme à R.

(4) S doit respecter la norme N : On ne doit croire P que si P est le cas. ∴ DONC : S doit utiliser C de façon conforme à R.

∴ DONC : S doit utiliser C de la façon F.261

J’appellerai désormais norme dérivée les normes relatives à l’utilisation d’un item sémantique telles que les conçoit le dérivatisme (et telles qu’elles apparaissent dans les conclusions de (NSD) et (NSD’)).

Une observation importante s’impose à ce point. Comme le démontrent (NSD) et (NSD’), l’approche dérivatiste attribue une importance centrale à la notion de croyance dans son

261

D’une certaine manière (NSD’) fait donc un premier pas en direction d’une justification externe de l’utilisation de C par S. En effet, si l’utilisation de C par S est conforme aux prescriptions identifiées par (NSD’), il semble que S soit justifié à utiliser C tel qu’il le fait, et ce même si S n’a aucun accès épistémique à ces prescriptions. On l’a vu toutefois, un tel accès est garanti à un agent de type (AS) dès lors qu’il a (1°) identifié le rôle exemplifié par un concept et (2°) réalisé qu’il ne doit croire p que si p est le cas.

approche de la normativité sémantique. Pareille constatation ne devrait toutefois pas nous étonner ; en effet, si l’une des caractéristiques des croyances est bien entendu le fait qu’elles sont (du moins dans le cas des croyancesN) intrinsèquement gouvernées par la norme selon

laquelle on ne doit croire p que si p est le cas, une seconde caractéristique est que les croyances semblent constituer l’attitude propositionnelle fondamentale de notre vie cognitive. Toutes les autres attitudes propositionnelles semblent en effet être ultimement basées sur une croyance. La thèse défendue à ce point est donc que toute attitude propositionnelle est soit une croyance, soit basée sur une croyance. C’est ce que j’appellerai la thèse de la dépendance

asymétrique des attitudes propositionnelles par rapport aux croyances. J’aimerais revenir

brièvement sur cette notion de dépendance asymétrique.262

Concentrons-nous par exemple sur la relation entre les croyances et l’autre type fondamental d’attitude propositionnelle, à savoir les désirs. Quelqu’un pourrait-il croire quelque chose sans rien désirer ? Cela semble possible. On pourrait tout à fait accepter un contenu comme vrai sans pour autant désirer quoi que ce soit. Cette indépendance serait remise en cause s’il s’avérait impossible d’imaginer le cas d’un individu croyant quelque chose et ne désirant rien. Cela ne semble toutefois pas être le cas. Les « purs croyants » ne posent aucun problème. Rien ne s’oppose donc à l’idée selon laquelle il est possible d’accepter p comme vrai sans avoir toutefois la moindre idée de ce que c’est que de désirer que p soit vrai.

Posons nous à présent la question inverse : Quelqu’un pourrait-il désirer quelque chose sans rien croire ? Quelqu’un pourrait-il vouloir que p soit vrai sans avoir la moindre idée de ce que c’est pour p que d’être (ou non) le cas ? Peut-on vraiment accepter la possibilité de créatures désirant que certaines choses soient le cas sans avoir aucune opinion sur leur état actuel ? Cela semble pour le moins étrange… Ces créatures ne devraient-elles pas en effet avoir des croyances pour pouvoir, de manière cohérente, avoir des désirs ? Dans la mesure où désirer quelque chose revient à vouloir que le monde soit autrement qu’il ne l’est (ou qu’il ne semble

l’être), il semble nécessaire au préalable d’avoir des croyances relatives à l’état du monde.

Ainsi :

(D) Au moment t, quelqu’un ne peut vouloir que p soit le cas que s’il croit (au moins

implicitement) que p n’est pas le cas (ou est incertain).

262

L’énoncé (D) semble donc tout à fait intuitif : on ne peut vouloir que p soit le cas si l’on croit que p est déjà le cas. Si je veux qu’il neige, c’est que je crois qu’il ne neige pas en ce moment. Si je veux qu’il continue à neiger, c’est que je crois qu’il n’est pas certain que cela sera le cas. Ces considérations semblent donc indiquer que la notion de croyance est conceptuellement prioritaire par rapport à celle de désir. Bien sûr, une généralisation de cette asymétrie nécessiterait de mener à propos de toutes les autres attitudes propositionnelles (dont le simple catalogage serait déjà une gageure) la même investigation que celle menée à l’instant s’agissant des désirs. Pareil programme dépasse naturellement le cadre de ce travail. Toutefois, sans même mener pareille investigation, il semble exister de bonnes raisons de considérer que cette asymétrie va se généraliser. Tous les cas suivants semblent par exemple dépendre de manière asymétrique d’une croyance particulière (en l’occurrence la croyance que Bush a gagné les élections) :

Être heureux que Bush ait gagné les élections. Être déçu que Bush ait gagné les élections. Être agacé que Bush ait gagné les élections.

etc.

Au vu de ces considérations, nous avons donc de bonnes raisons de croire que la notion de croyance joue dans notre vie cognitive un rôle plus fondamental que n’importe quel autre type d’attitude propositionnelle. En d’autres termes, toute attitude propositionnelle semble se surajouter à une croyance préalable, confirmant ainsi la thèse de la relation asymétrique.263