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Quatre difficultés

Une alternative : le dérivatisme

VIII. Quatre difficultés

Quand bien même l’approche dérivatiste m’apparaît comme la meilleure façon de satisfaire la contrainte normative, elle prête à mon sens le flanc à quatre critiques bien distinctes. La première concerne l’idée selon laquelle la compréhension du contenu d’un concept passe par la compréhension de son rôle dans les croyances, et insiste notamment sur les conditions de possibilité de la saisie du contenu du concept même de croyance. La deuxième critique s’interroge sur la façon d’intégrer l’approche dérivatiste dans la typologie prétendument exhaustive élaborée au chapitre 3. La troisième pose ensuite la question plus générale du gain théorique que représente l’approche dérivatiste et reproche notamment à cette dernière de n’avoir que déplacé au niveau des croyances le problème posé par la dimension normative de la signification. Enfin, la quatrième et dernière objection au dérivatisme consiste à lui reprocher ce que le sceptique de Kripke reprochait déjà à toute théorie non-réductionniste de la signification, à savoir de remplacer un problème par un mystère.

VIII.A. Dérivatisme et acquisition du concept de croyance

On a vu que, pour le dérivatisme, le contenu d’un concept est déterminé par le rôle qu’il exemplifie dans les croyances d’un individu de type (AS). La question se pose dès lors de savoir comment la saisie du concept de croyance lui-même est possible. En effet, l’approche dérivatiste n’est-elle pas contrainte d’affirmer quelque chose comme : « On saisit le concept de croyance à travers la compréhension de son rôle dans les croyances » ? Le problème est que cette affirmation semble pour le moins circulaire… Comment donc rendre compte de la saisie de la notion de croyance ?

A mon sens, la solution à cette difficulté consiste à remarquer qu’il existe une ambiguïté dans la manière dont le terme ‘croyance’ est utilisé dans l’affirmation qui nous préoccupe. A mes yeux en effet, ce terme y est utilisé indistinctement pour référer à deux notions bien différentes qu’il s’agit de distinguer de façon explicite. En quoi consiste cette ambiguïté ? Tout simplement dans le fait d’utiliser un même terme (‘croyance’) pour désigner à la fois la notion de croyance comme contenu et celle de croyance comme attitude.280 Et en quoi consiste la différence entre ces deux notions ? Tout simplement dans le fait que la notion de croyance comme contenu correspond à un concept classique (au concept exprimé par ‘croyance’), c'est-à-dire à un concept sujet aux mêmes contraintes que n’importe quel autre,

280

alors que la notion de croyance comme attitude correspond, elle, à l’attitude caractéristique des croyances (plutôt qu’à leur contenu). Si une croyance comme contenu correspond à un concept standard (i.e. à un concept pouvant servir à articuler le contenu d’une attitude propositionnelle), une croyance comme attitude correspond à l’inverse à une attitude

psychologique par rapport à un contenu, typiquement (du moins pour les croyancesN) à un

état mental gouverné par la norme selon laquelle on ne doit croire le contenu en question que si ce contenu est le cas. Une fois établie cette distinction entre croyance comme attitude et croyance comme contenu, il est aisé de nous débarrasser de l’ambiguïté qui nous préoccupait. L’énoncé « On saisit le concept de croyance à travers la compréhension de son rôle dans les croyances » n’a rien de circulaire. En effet, la première occurrence de ‘croyance’ réfère à une

croyance comme contenu, alors que la seconde réfère à une croyance comme attitude. En

outre, nous avons vu plus haut281 la façon dont un individu faisant preuve de la sophistication cognitive suffisante peut acquérir la capacité à entretenir le type d’attitude psychologique caractéristique des croyancesN. Pour rappel, j’ai défendu plus haut la thèse selon laquelle la

capacité à entretenir des attitudes telles que les croyancesN était, dans le cas des agents de type

(AS), intimement liée à leur phénoménologie. L’idée dans ce contexte était qu’un individu suffisamment sophistiqué est capable d’avoir une expérience normative (i.e. de faire l’expérience d’une norme) dont le contenu n’est autre que la norme selon laquelle on ne doit croire p que si p est le cas. Aux yeux du dérivatiste, la notion de croyanceN, comprise en tant

qu’attitude, comporte donc une dimension qualitative (ou phénoménologique) : pour un agent de type (AS), savoir ce que c’est que de croire quelque chose, savoir l’effet que ça fait, c’est savoir ipso facto qu’on ne doit le croire que si c’est le cas. Ma proposition est ainsi que, dès lors qu’il est suffisamment sophistiqué, un individu conscient entretient nécessairement des croyancesN282, et qu’il existe une expérience fondamentale caractéristique des croyancesN

qu’un tel individu est à même de ressentir. Bien sûr, cette expérience n’est associée qu’aux croyancesN conçues en tant qu’attitude (et non aux croyancesN conçues en tant que contenu) ;

en effet, si je me demande ce que Paul croit à mon sujet, je ne vais pas ressentir d’expérience normative. On l’a vu également, cette expérience n’est pas circonscrite qu’aux seules croyancesN, mais accompagne l’ensemble du processus de formation de ce type d’état mental.

La notion de croyanceN semble donc exemplifier une certaine transparence dans la mesure où

entretenir pareille attitude revient à saisir la caractéristique essentielle de ce type d’état, à

281

Cf. III.B ci-dessus. 282

Au moins dans le sens cartésien selon lequel être conscient permet de croire (voire de savoir) que l’on existe, que l’on est conscient

savoir le fait qu’on ne doit croire p que si p est le cas. Ce faisant, on acquiert la capacité d’identifier le rôle d’un concept dans les croyancesN. En d’autres termes, et de façon très

schématique : pour un individu suffisamment sophistiqué, être conscient, c’est être capable de ressentir la norme gouvernant les croyancesN ; ressentir la norme gouvernant les croyancesN,

c’est entretenir des croyancesN (en tant qu’attitude) ; entretenir des croyancesN (en tant

qu’attitude), c’est être capable de comprendre le rôle d’un concept dans ce genre d’attitude ; comprendre le rôle d’un concept dans les croyancesN, c’est savoir comment on doit l’utiliser.

Au vu des lignes qui précèdent, j’espère avoir démontré que tant l’acquisition de la capacité à entretenir des croyancesN que la saisie du concept de croyance lui-même ne semble pas

receler de difficulté insurmontable pour le dérivatisme.

VIII.B. Dérivatisme et typologie

J’aimerais à présent éclaircir un point plus général qui n’aura sans doute pas manqué d’étonner le lecteur. Lors de la présentation de ma typologie, j’ai en effet prétendu avoir couvert l’espace logique de ce que pourrait être une norme ; ce faisant, je souscrivais à l’affirmation suivante : quelle que soit au final sa nature, la normativité sémantique devrait pouvoir être rattachée à l’une des catégories de cette typologie. J’ai ensuite dégagé un certain nombre d’alternatives qui se sont toutes, au final, trouvées discréditées. L’approche défendue dans ce travail considère que la normativité sémantique est une forme dérivée de normativité dont l’origine est à situer au niveau de la dimension normative des croyancesN. Si la

normativité des croyancesN peut sans problème être ramenée à l’une des catégories de ma

typologie, en l’occurrence à une forme de normativité catégorique283, on remarquera cependant qu’il n’en va à première vue pas de même pour la normativité sémantique telle que la conçoit le dérivatisme. En effet, cette dernière semble partager des similitudes tant avec une approche hypothétique (puisqu’elle dérive de la conjonction de divers éléments) qu’avec une approche catégorique (puisqu’une norme dérivée est indépendante de tout désir ou objectif). D’où le dilemme suivant : soit ma typologie (et les alternatives dégagées sur la base de cette dernière) n’est pas aussi complète que je l’ai prétendu (auquel cas d’autres omissions ne sont pas à exclure), soit elle est complète et le fait que le dérivatisme ne figure pas dans ma typologie semble alors indiquer qu’on n’a pas ici affaire à un véritable phénomène normatif.

283

En particulier, la dimension normative des croyancesN pourrait typiquement être conçue comme une norme catégorique survenante.