• Aucun résultat trouvé

L ECTURES SYNCHRONIQUE ET DIACHRONIQUE

Qu’est-ce que la normativité sémantique ?

L ECTURES SYNCHRONIQUE ET DIACHRONIQUE

Lecture de la contrainte normative

Synchronique Diachronique

Approche catégorique Approche hypothétique Approche hypothétique

Quelle que soit la lecture favorisée, on retrouve donc la question fondamentale qu’a mise en exergue notre typologie : la normativité sémantique doit-elle être appréhendée de manière catégorique ou hypothétique ? Il est essentiel ici de remarquer que la réponse à cette question aura des conséquences assez remarquables ; en effet, si l’on parvenait à démontrer que l’approche hypothétique est viciée ou confrontée à des problèmes insurmontables, on se verrait alors forcé de tirer la double conséquence suivante : (1°) la seule lecture possible de la contrainte normative est la lecture synchronique (puisque, on l’a vu, l’approche diachronique implique ipso facto une conception hypothétique de la normativité sémantique alors que, à l’inverse, une approche synchronique, semble en sus disposer de la possibilité de défendre une conception catégorique de la normativité sémantique) ; pareille conclusion confirmerait donc l’idée défendue plus haut selon laquelle seule une lecture synchronique permet de donner sa pleine force à la contrainte normative136 ; (2°) les normes sémantiques ont une structure catégorique.137

Avant toutefois d’examiner la possibilité de rendre compte de la contrainte normative en termes hypothétiques, j’aimerais procéder encore à deux ultimes clarifications.

136

On l’a vu, c’est la lecture synchronique qui semble le mieux correspondre aux ambitions que le sceptique nourrit vis-à-vis de la contrainte normative. En effet, la lecture diachronique (i.e. en termes de constance) présuppose que déterminer la signification associée à un terme à un moment donné ne pose pas de problème particulier. Dans la mesure où elle ne laisserait d’autre option qu’une lecture synchronique de la contrainte normative, une réfutation de l’approche hypothétique s’inscrirait donc dans la droite ligne des idées du sceptique. 137

S’agissant de la première question, j’ai déjà démontré qu’en ce qui concerne l’exégèse de Kripke, c’est la lecture synchronique qui s’impose. Au chapitre 5, je franchirai un pas supplémentaire et démontrerai que non seulement la lecture diachronique ne correspond pas à l’idée que se fait Kripke de la contrainte normative mais que, de surcroît, elle est tout bonnement indéfendable.

IV. Normativité inférentielle et normativité référentielle

La première de ces deux clarifications concerne une nouvelle fois le type de relation exacte dont il est question dès lors que l’on parle de normativité sémantique au sens où l’entend Kripke. On vient de voir que cette relation est à prendre dans un sens synchronique (par opposition à diachronique). J’aimerais à présent insister sur le fait que c’est bien la relation entre un terme et sa signification que concerne la contrainte normative, et non une quelconque autre relation, notamment la relation entre un terme et les inférences qu’il autorise. En effet, comme l’écrit Robert Brandom :

Two sorts of norms have been pointed out as involved in attributions of intentional states. On the one hand, intentional states stand in normative relations to each other: acquiring one belief commits one to believing its inferential consequences […]. On the other hand, intentional states stand in normative relations to states of affairs that are not intentional states: there is a certain sort of normative accord between a belief and the state of affairs that must obtain for it to be true […] The first sort of normative relation is broadly inferential, the second is broadly referential.138

Nul doute dans ce contexte que c’est le second type de normativité, à savoir la normativité référentielle, que concerne la contrainte normative telle qu’elle a été formulée dans notre présentation du défi sceptique. Il est relativement aisé de s’en convaincre. En effet, la normativité inférentielle va lister les inférences autorisées et interdites par certaines croyances, comme par exemple :

(I) Si je crois que le chat est sur le canapé, alors j’ai le droit d’inférer qu’il y a un animal sur le canapé.

Le problème dans ce contexte est que le défi sceptique pose précisément la question de la détermination du contenu des croyances d’un individu ; dans la mesure où le défi sceptique nous empêche de trancher entre différentes hypothèses, on risque donc immanquablement de se retrouver avec une liste d’hypothèses impliquant chacune des autorisations et interdictions inférentielles propres, sans toutefois être en mesure de déterminer laquelle est la bonne, i.e. laquelle correspond véritablement à la croyance du sujet en question. Cette liste pourrait par exemple ressembler à ceci:

138

(L1) Si l’individu I croit p1, alors il a le droit d’inférer les croyances C1,…, Cn

Si l’individu I croit p2, alors il a le droit d’inférer les croyances C’1,…, C’n

Si l’individu I croit p3, alors il a le droit d’inférer les croyances C’’1,…, C’’n

etc.

Si, comme le prétend le défi sceptique, la signification de notre langage et le contenu de nos croyances sont indéterminés, il est clair que la normativité inférentielle ne nous sera pas d’un grand secours dans la mesure où elle nous indiquera les inférences autorisées et interdites par chaque hypothèse de la liste (L1) sans pour autant être en mesure de nous aider à déterminer laquelle correspond à la croyance du sujet en question. C’est donc bel et bien la normativité référentielle qui est au cœur du défi sceptique, et c’est à elle que nous devons ainsi nous intéresser. Aussi n’est-ce qu’en satisfaisant la contrainte normative, dans une lecture synchronique et relative à la normativité référentielle, que nous satisferons aux exigences du sceptique. Satisfaire uniquement la contrainte normative au sens de la normativité inférentielle laisserait intouchée la question centrale posée par le sceptique, à savoir celle de la détermination de la signification.139 En résumé : l’utilisation correcte d’un concept ne se réduit pas aux inférences qu’il autorise.

V. Normativité sémantique intrinsèque et extrinsèque

Nous avons vu plus haut que la distinction effectuée entre une lecture diachronique et une lecture synchronique de la normativité sémantique nous confronte ultimement au choix de base auquel l’élaboration de notre typologie nous avait d’ores et déjà préparés, à savoir celui de décider si la normativité sémantique a une structure hypothétique ou catégorique. Les deux lectures (synchronique et diachronique) offrent les mêmes alternatives de base, à ceci près que, comme nous l’avons noté plus haut, une lecture diachronique implique ipso facto une conception hypothétique de la normativité sémantique, alors que la lecture synchronique semble autoriser en sus une approche en termes de normes catégoriques. On a vu qu’une conséquence intéressante découle de cette observation : si l’approche hypothétique devait s’avérer viciée, on se verrait dans l’obligation d’opter pour une approche catégorique de la

139

Même des théories ne se réclamant pas de la sémantique du rôle conceptuel embrassent la thèse de la normativité inférentielle. Ainsi, la caractérisation (inspirée de la théorie de la simulation) proposée par Allan Gibbard de la dimension normative de la pensée semble par exemple typiquement relever de la normativité inférentielle (GIBBARD (2003)). Elle concerne en effet davantage la notion de rationalité que celle d’utilisation correcte de concepts. Gibbard reconnaît d’ailleurs lui-même que sa théorie est de ce point de vue décevante (GIBBARD (2003) : pp. 95-96).

normativité sémantique et de trancher ainsi définitivement en faveur d’une lecture synchronique de la contrainte normative, lecture dont j’ai cherché à démontrer qu’elle correspond le mieux au rôle qu’entend faire jouer le sceptique à la notion de normativité sémantique.140 La question de base à laquelle nous nous trouvons confrontés à ce point est donc celle de déterminer si la structure de la normativité sémantique est hypothétique ou catégorique. En d’autres termes, elle consiste à se demander si la signification est intrinsèquement normative ou si la dimension normative lui est extrinsèque (i.e. qu’elle résulte de la conjonction de divers facteurs non-normatifs). J’aimerais préciser à présent ces notions de normativité intrinsèque et extrinsèque.

Dans un article récent, Pierre Jacob propose d’analyser comme suit la notion de normativité sémantique intrinsèque :

To claim [N] that meaning is intrinsically normative is to claim both [N1] that meaning is normative and [N2] that the normativity of meaning is sui generis, i.e. that it is irreducibly semantic.141

On remarquera que le rejet de [N1] implique le rejet de [N2] (ou plutôt qu’elle n’autorise même pas à se poser la question de la véracité de [N2]) ; en effet, si la signification n’est pas normative, il y a fort peu de chance que ses propriétés normatives soient sui generis… En revanche, il semble possible de rejeter uniquement [N2], ce qui reviendrait à défendre une sorte de réductionnisme réduisant la normativité sémantique à des normes non-sémantiques plus basiques. En d’autres termes, on peut soit rejeter purement et simplement l’idée selon laquelle les propriétés sémantiques sont authentiquement normatives, soit accepter cette idée tout en rejetant le caractère irréductible de la normativité sémantique, par exemple en réduisant cette dernière à des normes non-sémantiques plus fondamentales. Jacob qualifie la première stratégie de déflationniste142 et la seconde de réductionniste.143

Avant de poursuivre, il est important à ce stade de modifier un peu la définition de la normativité intrinsèque telle qu’elle est avancée ci-dessus par Jacob. En effet, quels que soient ses mérites, cette dernière risque d’amener une confusion : à mon sens, défendre l’idée selon

140 L’autre option serait bien sûr de rejeter en bloc la notion de normativité sémantique, ce qui nous ramènerait au point de départ et au défi sceptique.

141

JACOB (2002) : p. 187 142

On trouve les approches déflationnistes les plus abouties chez Paul Horwich (cf. HORWICH (1998)) et (depuis peu) Fred Dretske (cf. DRESTSKE (2000) : Chap. 14)

143

La stratégie réductionniste telle que la conçoit Jacob est traditionnellement l’apanage des approches téléologiques, telles que par exemple celles proposées par Ruth G. Millikan (cf. MILLIKAN (1990, 1993)), Pierre Jacob (JACOB (1997)) ou encore Karen Neander, (NEANDER (à paraître)).

laquelle la signification est intrinsèquement normative n’équivaut pas à affirmer que la normativité dont il est question est irréductiblement sémantique ; en effet, les approches téléologiques défendent l’idée d’une normativité intrinsèque à la signification sans toutefois concevoir cette dernière comme irréductiblement sémantique. Au contraire, ces théoriciens cherchent à démontrer que les normes sémantiques se réduisent au final à des normes naturelles, le problème étant simplement d’expliquer le passage d’une norme naturelle à une norme sémantique.144 Le fait que la normativité dont il est question ici soit intrinsèque à la signification n’implique donc pas qu’elle soit irréductiblement de nature sémantique. Il semble ainsi que la définition de Jacob (selon laquelle une normativité sémantique intrinsèque mais réductible serait absurde) nécessite une modification.

Je propose de définir comme suit la notion de normativité sémantique intrinsèque :

(NSI) On parlera de normativité sémantique intrinsèque dès lors que l’on considère que le fait de posséder une dimension normative est un élément nécessaire et constitutif de la signification.145

De cette définition découle, par simple négation, la définition de la notion de normativité sémantique extrinsèque :

(NSE) On parlera de normativité sémantique extrinsèque dès lors que l’on considère que le fait de posséder une dimension normative est une propriété contingente de la notion de signification, propriété qu’elle n’acquiert qu’en vertu de sa relation à d’autres éléments.

La position exprimée par (NSI) défend ainsi l’idée que, pour que la normativité de la signification puisse être considérée comme intrinsèque, il suffit qu’une norme soit constitutive de la signification, sans pour autant que cette norme soit irréductiblement sémantique. Ainsi, elle permet de préserver la possibilité de considérer les approches téléologiques comme défendant à la fois la normativité intrinsèque de la signification et la possibilité de réduire cette normativité à des normes non-sémantiques. Les défenseurs de la normativité sémantique intrinsèque vont dès lors se répartir en deux camps : (a) les partisans d’une normativité sémantique intrinsèque et irréductible et (b) les partisans d’une normativité sémantique

144

DRETSKE (2000) : pp. 246-247 145

On retrouve notamment ce type de définition dans les travaux de Paul Horwich et de Allan Gibard (cf. HORWICH (2001) : p. 133 n. 2 et GIBBARD (2003) : p. 85).

intrinsèque susceptible d’être réduite à des normes non-sémantiques. De leur côté, suivant en ceci la définition exprimée par (NSE), les défenseurs de la normativité extrinsèque défendront une approche hypothétique. Ces caractérisations permettent également de maintenir la terminologie proposée par Jacob, qui suggère de distinguer les déflationnistes (qui défendent la normativité extrinsèque de la signification) des réductionnistes (qui considèrent que la normativité sémantique est intrinsèque, mais qu’elle peut se réduire à des normes non- sémantiques).146

En définitive, et conformément aux résultats dégagés à la fin du chapitre précédent, on retrouve donc les options suivantes :