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La disanalogie pensée / langage

Une alternative : le dérivatisme

VII. La disanalogie pensée / langage

Avant de passer à quelques objections susceptibles d’être adressées au dérivatisme, j’aimerais encore m’arrêter un instant sur une disanalogie que les considérations des pages précédentes permettent de faire apparaître. Cette dernière concerne la différence dans la manière dont la contrainte normative peut être satisfaite au niveau du langage et au niveau de la pensée.273 On a vu plus haut la façon dont un item sémantique pouvait se trouver associé à une norme dérivée gouvernant son utilisation. Il est important toutefois de circonscrire l’approche dérivatiste au niveau de la pensée. En effet, bien qu’elle soit en mesure de satisfaire la contrainte normative telle qu’elle s’applique au mental, cette approche ne semble cependant pas vraiment appropriée dès lors qu’elle s’applique au langage. La raison en est qu’il n’existe pas, contrairement au cas des croyancesN, de normes constitutives des affirmations lesquelles

ces dernières devraient tendre à la vérité. En effet, l’équivalent linguistique de la norme constitutive des croyancesN ressemble à quelque chose comme274 :

(I1)* Si on doit affirmer que p, alors p est le cas.

272

Cf. VIII.C-D ci-dessous 273

Ces remarques s’inspirent en partie de BOGHOSSIAN (2003) 274

Évidemment, (I1)* n’est pas acceptable dans la mesure où, comme on l’a vu en nous intéressant à l’approche hypothétique, certains désirs ou objectifs peuvent nous amener à devoir affirmer p quand bien même p n’est pas le cas. Par exemple, si l’on souhaite préserver la vie d’un innocent poursuivi par des assassins en le cachant que soi, on devra alors affirmer face à ces derniers qu’il n’est pas dans notre maison, quand bien même cela n’est pas le cas. De la même manière, si l’on décide de jouer à un jeu consistant à ne dire la vérité qu’une fois sur deux, on devra fréquemment veiller à faire exactement le contraire de ce que prône (I1)*. Décider sciemment de dire quelque chose de faux ne mine ainsi pas la possibilité même de l’assertion. A l’inverse, aucun désir particulier n’est nécessaire pour qu’il soit vrai que je dois croire que p seulement si p est le cas. L’impératif ici n’est pas hypothétique, mais est un trait caractéristique et constitutif de la notion de croyanceN. C’est ce qui en fait l’état qu’il est. A

ce point, l’analogie avec la distinction entre règles normatives et règles constitutives telle qu’on peut la trouver dans la théorie des actes de langages est éclairante :

Les règles normatives gouvernent des formes de comportement pré-existantes ou existant de façon indépendante ; les règles de politesse, par exemple, gouvernent les relations inter-personnelles qui existent indépendamment des règles. Mais les règles constitutives, elles, n’ont pas une fonction purement normative, elles créent ou définissent de nouvelles formes de comportements.275

Le parallèle dans le cas qui nous concerne serait le suivant : La norme (I1*) ci-dessus n’est qu’une règle normative qui régit de manière générale nos affirmations. Elle est une sorte de règle par défaut. Il existe certes d’excellentes raisons de dire la vérité, mais une affirmation délibérément fausse n’en demeure pas moins une affirmation. Lorsque je mens, je continue à faire une affirmation. A l’inverse, si mon état mental n’est pas gouverné par la norme exprimée par (I1), alors cet état mental n’est pas une croyanceN. La norme en question est

donc, contrairement au cas des affirmations, et ainsi que nous l’avons défendu plus haut, constitutive des croyancesN. Une croyanceN ne peut être délibérément fausse. Et c’est parce

que les affirmations sont l’expression publique de nos croyances que nous sommes tentés (à tort) d’affirmer qu’elles tendent intrinsèquement à la vérité.

Ainsi, bien que la contrainte normative s’applique tant au niveau du langage qu’au niveau des concepts, on réalise à présent que la conception dérivatiste de la normativité sémantique ne peut s’appliquer de la même manière à ces deux niveaux : la version linguistique de l’approche dérivatiste de la normativité sémantique, contrairement à sa version mentale, n’a

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aucune plausibilité dans la mesure où, contrairement au cas des croyances, il n’existe pas de norme concernant les assertions selon laquelle ces dernières devraient invariablement tendre à la vérité. Les seuls impératifs concernant le langage sont donc des impératifs hypothétiques. Cela dit, il est essentiel de remarquer ici que, bien qu’elle ne puisse s’appliquer au langage, l’approche dérivatiste, en satisfaisant la contrainte normative au niveau de la pensée, rend possible la satisfaction en termes d’impératifs hypothétiques de la version linguistique de la contrainte normative, et ce en bloquant la régression évoquée plus haut.276 C’est parce que la contrainte normative est déjà satisfaite s’agissant des concepts utilisés pour articuler les intentions nécessaires à l’apparition de normes hypothétiques que la contrainte normative peut être satisfaite en termes hypothétiques au niveau du langage. Si les seuls impératifs concernant la signification linguistique sont des impératifs hypothétiques, c’est donc bien la satisfaction de la contrainte normative au niveau mental qui rend possible leur apparition. En satisfaisant la contrainte normative au niveau de la pensée, le dérivatisme constitue ainsi le socle sur lequel peut s’appuyer l’approche hypothétique pour résoudre cette même contrainte au niveau du langage. Les choses ne sont donc pas radicalement disjointes : les normes hypothétiques présentes au niveau du langage présupposent une forme antécédente de normativité, à savoir la normativité du mental dont permet précisément de rendre compte le dérivatisme.277 La contrainte normative étant satisfaite au niveau mental, le sujet peut formuler des intentions relatives à l’expression de ses croyances ; c’est à ce niveau qu’apparaissent, de façon plus ou moins explicite278, des intentions relatives à la manière d’exprimer (ou non) ces croyances. Pour autant qu’il ait envie d’exprimer quoi que ce soit, le locuteur peut ainsi décider de mentir ou au contraire d’exprimer le plus fidèlement possible le contenu de ses croyances.279

276

Cf. Chap. 5, III.C 277

Bien sûr, la disanalogie entre les modalités de satisfaction linguistique et mentale de la contrainte normative ne contredit nullement l’affirmation faite au point II du chapitre 4 selon laquelle la contrainte normative s’applique tant au niveau du langage qu’au niveau de la pensée. En effet, pareille affirmation n’implique nullement que cette contrainte doit être satisfaite de la même manière à ces deux niveaux. Je défends donc l’idée selon laquelle la contrainte normative est satisfaite en termes dérivatistes au niveau mental et en termes

hypothétiques au niveau linguistique, les modalités de satisfaction au niveau mental rendant possible une

approche hypothétique au niveau linguistique. 278

Ces intentions sont plus ou moins explicites car elles relèvent généralement d’une routine, d’une intériorisation de certaines pratiques. C’est le cas typiquement de l’intention de dire la vérité ou, plus généralement, de celle de communiquer.

279

On remarquera également que la détermination de la signification d’un terme découle de la détermination du contenu du concept qu’elle exprime.