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NORMES DESCRIPTIVES

Typologie de la normativité

NORMES DESCRIPTIVES

‘normal’ ‘normalité’ PRESCRIPTIVES ‘normatif’ ‘normativité’

Le type de norme qui va nous intéresser dorénavant est la norme prise dans son acception prescriptive. Aussi, afin d’éviter toute confusion, réserverai-je désormais l’utilisation du terme ‘norme’ aux seules normes prescriptives. Les normes descriptives recevront, elles, le nom de régularités.

Bien entendu, cette première distinction entre normes descriptives et prescriptives n’est pas exempte de problèmes ou de cas limites. Le cas des us et coutumes représente typiquement le genre de difficultés que l’on doit s’attendre à rencontrer. En effet, les us et coutumes semblent dotés des deux aspects précédemment cités : d’un côté, ils semblent devoir être rangés dans la catégorie des normes descriptives puisqu’ils concernent certaines régularités dans les interactions et comportements sociaux ; de l’autre, ils paraissent appartenir à la catégorie des normes prescriptives dans la mesure où les membres d’une communauté ont un certain nombre d’attentes concernant la manière de se comporter de leurs concitoyens, et se sentent d’ailleurs eux-mêmes soumis à cet ensemble de règles (mettre une cravate pour aller travailler, répondre au salut de quelqu’un, etc.).71 Bien que très intéressants, ces cas ne me semblent toutefois pas remettre en cause la distinction proposée. Peut-être serons-nous

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Un autre cas limite pourrait être constitué par les recommandations en matière de sécurité : ces dernières ne font-elles que prendre acte des comportements réduisant objectivement les risques, ou comportent-elles un élément prescriptif ? Il est certain qu’elles constituent la base de bon nombre de prescriptions légales, mais il est moins évident de déterminer si le caractère prescriptif est déjà présent avant la promulgation de la loi ou de la recommandation. Encore une fois, je considère toutefois que l’existence de cas limite de remet pas en question la distinction générale entre normes descriptives et prescriptives.

contraints d’accepter des cas limites susceptibles d’être rangés dans les deux catégories ; pareille conséquence ne serait toutefois pas problématique. Un cas problématique serait plutôt un contre-exemple ne jouissant d’aucune de ces dimensions, c’est à dire n’étant ni de nature descriptive, ni de nature normative. Je défie cependant tout sceptique de me livrer un tel exemple… En toute bonne foi je n’en ai, pour ma part, trouvé aucun.72

III. La structure des prescriptions : normes catégoriques et normes hypothétiques

On vient de le voir, la notion de norme dont il va désormais être question ne concerne pas une quelconque régularité, mais bien l’ensemble des notions comportant un aspect prescriptif, aspect dont il va s’agir à présent de déterminer la nature et l’origine. Dans les lignes qui vont suivre, j’aimerais proposer une première bipartition à l’intérieur de la catégorie des normes prescriptives, bipartition qui sera établie sur la base de leur structure.

La distinction en question est classique et trouve sa source chez Kant. Ce dernier l’introduit comme suit :

Alle Imperativen nun gebieten entweder hypothetisch, oder kategorisch. Jene stellen die praktische Notwendigkeit einer möglichen Handlung als Mittel zu etwas anderem, was man will (oder doch möglich ist, daß man es wolle), zu gelangen vor. Der kategorische Imperativ würde der sein, welcher eine Handlung als für sich selbst, ohne Beziehung auf einen andern Zweck, als objektiv- notwendig vorstellte. […]

Wenn nun die Handlung bloß wozu anderes als Mittel gut sein würde, so ist der Imperativ hypothetisch; wird sie als an sich gut vorgestellt, mithin als notwendig in einem an sich der Vernunft gemäßen Willen, als Prinzip desselben, so ist er kategorisch.73

L’idée derrière une telle distinction est que toutes les prescriptions ne semblent pas avoir la même structure ; certaines (les normes catégoriques) s’appliquent de manière absolue alors que d’autres (les normes hypothétiques) ne s’appliquent que relativement à un but ou à un désir. N’ayant pas la même structure, toutes les normes n’ont par conséquent pas la même force, la même portée. Plus précisément : les normes hypothétiques semblent ne s’exercer que dans un certain contexte, que relativement à certains désirs ou objectifs. A l’inverse, ne dépendant pas d’un désir ou d’un but, les normes catégoriques s’appliquent de manière uniforme et constante. Prenons quelques exemples :

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Le cas apparemment problématique des normes axiologiques sera traité plus bas (cf. VI.A) 73

(1) Si tu veux te réchauffer, tu dois faire un feu. (2) Il ne faut pas tuer.

(3) Tu devrais mettre une cravate.

(4) On ne doit pas torturer un être humain.

(5) Si tu ne veux pas être découvert, tu ne devrais pas faire de feu. (6) Ne vole pas.

(7) Si tu veux être à l’aise, ne mets pas de cravate.

Il semble évident que des prescriptions comme (1), (3), (5) ou (7) sont relatives à un but, à un désir donné. Je qualifierai désormais les normes de ce type de normes (ou prescriptions)

hypothétiques. A l’inverse, les énoncés tels que (2), (4) ou (6) semblent s’appliquer de

manière plus absolue, indépendamment des intentions, désirs ou objectifs de l’agent en question. Pour cette raison, je les qualifierai désormais de normes (ou prescriptions)

catégoriques.

III.A. Les normes catégoriques

On vient de le voir, les prescriptions évoquées dans (2), (4) ou (6) ne paraissent pas (du moins à première vue) être relatives à un but, à une intention ou à un désir donné. Elles semblent avoir une portée plus universelle et exprimer une loi indépendante des désirs, intentions ou objectifs particuliers des agents. Pour cette raison, et m’inspirant en cela la terminologie déjà utilisée il y a plus de deux siècles par Kant, j’ai donné à ce type de normes le nom de

prescriptions (ou normes) catégoriques. Bien sûr, on peut débattre de l’existence de normes

de ce type : un catholique convaincu prétendra peut-être qu’il existe des prescriptions catégoriques (exprimées par exemple par les Dix Commandements74) alors qu’un athée défendant une conception relativiste de la morale préférera plutôt défendre la thèse selon laquelle les normes catégoriques peuvent être ultimement réduites à des normes hypothétiques. Mais encore une fois, l’essentiel pour moi est simplement de mettre en évidence le fait que la distinction entre normes catégoriques et hypothétiques fait sens, qu’elle

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Bien entendu, le cas des Dix Commandements, dans la mesure où ces derniers sont supposés exprimer la volonté de Dieu, nécessite une modification de l’affirmation selon laquelle les normes catégoriques s’appliquent indépendamment de tout désir ou intention. On pourrait dire par exemple que les normes catégoriques s’appliquent indépendamment des désirs ou intentions des habitants du monde (ou des membres du domaine) dans lequel elles s’appliquent.

est un point de dispute possible, et qu’elle n’est pas en elle-même absurde. Aussi resterai-je neutre s’agissant de l’existence de normes catégoriques.

Les normes catégoriques semblent donc avoir une structure simple : elles ne consistent qu’en une simple prescription. Elles sont valables indépendamment des buts ou désirs (qu’ils soient ou non explicites)75 des individus qui leur sont soumis. Elles semblent ainsi avoir une portée beaucoup plus générale que les normes dites hypothétiques, auxquelles je propose à présent m’intéresser.

III.B. Les normes hypothétiques

On l’a vu plus haut, les normes hypothétiques sont toujours relatives à un but, à un objectif, à un désir donné. J’en veux pour preuve le fait qu’une modification adéquate de ce paramètre va ipso facto modifier la prescription.76 On ne doit donc pas s’étonner de constater que les paires de prescriptions (1)/(5) et (3)/(7) exhortent l’agent à faire P dans un cas, et à faire non- P dans l’autre. Cette observation n’a rien de surprenant ; elle est un corollaire du caractère parfois contradictoire de nos désirs, qui est un fait clairement établi et unanimement accepté. Les normes hypothétiques obéissent donc au schéma suivant :

(PH) Si D, alors P

où D exprime un désir, une intention ou un but (ou une conjonction d’éléments de ce type) et P exprime une prescription (typiquement exprimée par : « tu devrais… »). Il est essentiel à ce point de remarquer que la présence d’une intention ou d’un but est une condition nécessaire à l’apparition de la dimension prescriptive d’une norme hypothétique. Il s’agit d’une condition

sine qua non de la normativité hypothétique. On remarquera également que la présence de la

composante D de (PH) n’est pas toujours explicite et est même fréquemment sous-entendue, comme l’illustre par exemple (3). Dans pareils cas, il est parfois difficile de savoir quelle variante correspond à la bonne explicitation de D. Ainsi pourrait-on par exemple hésiter entre :

75 Comme on le verra en effet dans le prochain chapitre consacré aux normes hypothétiques, le désir ou objectif nécessaire à l’apparition de la dimension prescriptive d’une normes hypothétique n’est pas toujours explicitement évoqué par une expression de la norme hypothétique en question. Aussi est-il important dans un tel cas d’expliciter ce paramètre afin d’éviter de considérer comme catégorique une norme dont la structure est en réalité hypothétique.

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Je parle de modification adéquate (ou pertinente) car, comme on le verra sous peu (cf. énoncés (3’) et (3’’)), une modification des désirs ne modifie pas nécessairement la prescription.

(3’) Si tu veux être élégant, tu devrais mettre une cravate.

(3’’) Si tu veux faire plaisir à ta mère, tu devrais mettre une cravate.

Les difficultés relatives à l’explicitation de D ne remettent toutefois pas en question la légitimité de la distinction entre normes catégoriques et normes hypothétiques.

Avant d’en finir avec cette présentation de la notion de norme hypothétique, j’aimerais procéder à quelques remarques en commençant tout d’abord par une précision terminologique : je qualifierai d’antécédent la partie de (PH) qui établit les désirs, intentions ou objectifs de l’agent (cf. D ci-dessus), l’aspect prescriptif (cf. P ci-dessus) recevant trivialement le nom de prescription. De plus, j’appellerai ‘norme hypothétique’ l’ensemble formé par l’antécédent et la prescription, et non pas uniquement la prescription symbolisée par P. Ainsi, les deux normes hypothétiques (3’) et (3’’) ci-dessus, bien que débouchant au final sur la même prescription, constituent toutefois deux normes hypothétiques différentes. Un corollaire de cette remarque est l’observation suivante : une modification de D peut (mais ne doit pas nécessairement) entraîner une modification de P. Cela n’est, je crois, guère polémique et semble confirmé par le cas de (3’) et (3’’) ci-dessus. Plus intéressant est le fait qu’une modification de P ne présuppose pas nécessairement une modification de D. L’idée derrière cette affirmation est la suivante : l’antécédent tel qu’il est exprimé dans (PH) n’est pas complet. En effet, la prescription semble relative non seulement à un désir, une intention ou un but, mais également à des facteurs indépendants du locuteur. Prenons par exemple le cas d’un individu souffrant d’un mal de tête dont il souhaite se débarrasser au plus vite. Dans un tel cas, la norme hypothétique suivante semble tout à fait appropriée :

(8) Si tu veux faire passer ton mal de tête, alors tu devrais ingérer de l’acide acétylsalicylique.

Cette prescription n’est toutefois appropriée que dans les mondes dans lesquels, pour des raisons physiologiques, l’absorption d’acide acétylsalicylique permet de faire disparaître les migraines. Il est en effet tout à fait concevable d’imaginer un monde suffisamment différent du nôtre pour que l’absorption d’une telle substance cause à ses habitants d’effroyables maux de tête. Dans ce monde par exemple, seule l’absorption de la substance ZYX (très différente de l’acide acétylsalicylique) permet de faire disparaître ces symptômes. Aussi obtient-on la norme hypothétique suivante :

(8’) Si tu veux faire passer ton mal de tête, alors tu devrais ingérer du ZYX.

Comme le démontre cet exemple, une spécification du désir de l’individu en question n’est pas suffisante pour obtenir une prescription (ou pour choisir entre différentes prescriptions alternatives relativement à ce désir) ; en effet, la relation entre D et P peut se modifier d’un monde possible à l’autre. D’autres paramètres vont ainsi devoir être pris en compte dans l’antécédent de (PH).

Je reviendrai bientôt sur les paramètres nécessaires pour compléter l’antécédent ; l’important pour le moment est simplement de garder à l’esprit le fait qu’il va falloir adjoindre à D des paramètres supplémentaires. En d’autres termes, si D est bien une condition nécessaire de toute norme hypothétique, il n’en constitue pas cependant une condition suffisante. Aussi me proposé-je d’abandonner le schéma (PH) ci-dessus au profit d’un autre schéma général de la structure des normes hypothétiques, à savoir :

(PH’) Si … & D & …, alors P

Avec cette distinction en tête, nous pouvons enrichir notre petit tableau des normes de la manière suivante :