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De l’auto-suffisance à l’assistance

Rappelons d’abord que la Guyane n’a pas toujours été le territoire « assisté » par sa métropole que l’on décrit aujourd’hui. Pendant 350 ans, la petite colonie se voit contrainte d’assurer, tant bien que mal, son auto-suffisance. La France la délaisse, lui préférant les terres plus

productives des Antilles voisines, voire voudrait faire de la Guyane le garde-manger de ces dernières.

Pourtant la colonie guyanaise est déjà très dépendante de l’état du marché français, y exportant 80% de ses productions (monocultures), même si les échanges entre la France et la Guyane ne représentent que 3,6% des échanges de la France avec ses colonies.

A la suite de l’abolition de l’esclavage en 1848, l’économie de plantation s’effondre. L’organisation collective (et contrainte) des plantations fait place à l’individualisme qui marquera la société créole (JOLIVET, 1982). La marque humaine s’atténue dans le paysage. Les esclaves émancipés, qu’on appelle désormais les Créoles, occupent un territoire immense, sur lequel ils s’installent par familles nucléaires disséminées (les « habitations »). Les installations de grandes envergure comme les polders sont abandonnées, on revient à la culture sur brûlis.

Avec la ruée vers l’or (1885 à 1940), l’agriculture est définitivement délaissée, au profit du commerce et des services. Les orpailleurs s’aventurent dans les « grands bois » et reviennent sur la côte pour le commerce. Mais l’orpaillage rapporte peu d’argent au département, dont il pollue de surcroît les eaux et les sols (mercure) et la France ne s’intéresse toujours pas à sa colonie : elle cède à la Hollande et au Brésil de grandes superficies riches en or34.

La baisse des importations métropolitaines pendant les deux guerres mondiales et l’épuisement des gisements aurifères font sortir les orpailleurs des grands bois, ils reviennent dans les villes. Une urbanisation de « type Tiers Monde » prend son essor : sans industrialisation, avec pénurie d’emplois, de logements, d’équipements ...

La Constitution de 1946 donne à chaque colonie la possibilité de devenir soit un DOM, soit un TOM. Les quatre plus anciennes choisiront le statut départemental. Leur dépendance économique envers la Métropole va s’accroître, tandis qu’elles se désolidarisent de leur contexte géographique : de « confettis de l’Empire », elles deviennent « régions ultra- périphériques » de l’Europe.

D’autonome économiquement, chaque ancienne colonie bénéficie désormais de trois financements : FIDOM, Europe, budgets nationaux. Vont apparaître des sociétés pseudo- industrielles reposant sur une économie de transfert.

L’inadaptation du modèle occidental

Reprenons très succinctement quelques points développés par JOLIVET (1982) à propos des échecs socio-économiques de la départementalisation en Guyane.

L’épuisement des gisements aurifères et la seconde guerre mondiale ont plongé le département dans une grave crise économique que la départementalisation va s’avérer incapable de résoudre, par inadaptation du modèle occidental à la Guyane, tant de sa logique économique capitaliste que de son système d’assistance sociale.

La mise en place de structures administratives calquées sur celle des départements métropolitains se révèle en effet inadaptée au département guyanais, trop peu développé démographiquement, ce qui induit notamment une hypertrophie du secteur public.

Surtout, la départementalisation est sous-tendue par une volonté de « rattrapage économique » qui passe par l’imposition du mode de production capitaliste (avec incitation de l’essor du secteur industriel privé). Mais à la suite des premiers échecs économiques, une « départementalisation sociale » est bientôt mise en œuvre, pour améliorer les conditions de vie grâce aux aides sociales. Le secteur public déjà pléthorique s’accroît encore, les Guyanais

34 En 1895, les 2/3 de la Guyane, entre les fleuves Oyapock et Amazone, sont cédés au Brésil. En 1933, 4000

acquièrent progressivement les différents avantage sociaux dont bénéficient les Français de métropole : sécurité sociale, allocations familiales, congés payés, SMIG, etc. La politique gouvernementale bascule d’une volonté d’aide au développement sur un mode capitaliste à une assistance aux personnes. Mais cette politique de prestige (la fameuse « vitrine française » en Amérique voulue par de Gaule) portée par une assistance stérile ne produit qu’un pseudo- développement social. La départementalisation sociale, « cette extension à la Guyane du régime social métropolitain, sans extension parallèle du mode de production dans le cadre duquel fonctionne le régime original, va bientôt engendrer l’un des principaux blocages au développement économique » (p. 214) : les grands projets de décollage économiques se succèdent, se soldant tous par des échecs en raison, précisément, des effets de la départementalisation sociale : la main d’œuvre est aussi chère qu’en Europe bien qu’aussi peu qualifiée que celle du Tiers Monde35. Bref, la Guyane, par sa double appartenance (département français/pays sous développé économiquement) est peu compétitive, dans la logique capitaliste. Or seul justement le développement économique pourrait rentabiliser ce système social.

Au total, les contradictions inhérentes à la départementalisation (modèle capitaliste et assistance sociale stérile) sont responsables de l’échec économique. Parallèlement, la dépendance des Guyanais à l’égard de la métropole et singulièrement de l’Etat français, représenté par les fonctionnaires métropolitains de l’administration en Guyane, s’est accrue puisqu’en l’absence de développement économique, le maintien des conditions de vie passe désormais par l’assistance. La Guyane, artificiellement dotée d’un niveau de vie relativement élevé, parvient à être le cadre d’une société de consommation tout en restant largement sous développée économiquement.

Etat des lieux

Cette analyse de JOLIVET a vingt ans, mais force est de reconnaître toute l’actualité des processus décrits … si ce n’est que la situation semble s’être aggravée, comme si les logiques repérées au début des années 80 avaient par la suite entraîné le département dans une spirale descendante.

Une mission d’information pour la Commission des Affaires sociales du Sénat dresse en 1999 le bilan d’une « crise de développement particulièrement sensible sur le plan sanitaire et social. (…) Si cette crise s’explique avant tout par les spécificités démographiques et géographiques du département, elle est également alimentée par l’inadaptation croissante des politiques publiques au contexte local » (DELANEAU et al, 1999, p. 9). La mission préconise non seulement le rattrapage du retard du point de vue des infra-structures sanitaires et sociales, mais aussi la prise en compte des spécificités guyanaises. On en revient à la question de double appartenance, géographique et politique, de la Guyane.

L’assistance s’est en effet accrue. La Guyane est devenue en 1989 une région française de la zone « ultra-périphérique » de l’Europe. Des aides du programme POSEIDOM et de différents fonds structurels européens lui sont attribuées en raison du retard de son développement économique et social. La Guyane est en outre la première région de France pour la part d’aides reçues de l’Etat rapportée au nombre d’habitants. (CONSEIL NATIONAL DU SIDA, 2003) La départementalisation sociale s’est poursuivie, avec la parité

35 Les « grands chantiers » départementaux ont employé, avant 1969, les Noirs Marrons et les Amérindiens de

l’Inini, et après, des étrangers (malgré la pression des élus locaux pour que la population locale soit embauchée), donc une main d’œuvre ne bénéficiant pas des droits sociaux des Français.

sociale (égalisation des prestations sociales entre DOM et métropole36) voire son dépassement37.

Pourtant, le développement économique reste en panne et les indicateurs socio-économiques sont au rouge … même si, relativement à ses pays voisins d’Amérique du Sud et des Caraïbes, la Guyane reste riche : meilleur indice de développement humain de l’ONU pour la zone caraïbe, derrière les deux autres DFA, en 1995 ; son PIB annuel par habitant est plus de 10 fois supérieur à ceux du Surinam et du Guyana et 20 fois celui de Haïti en 1997.

« Cette société qui consomme mais ne produit pratiquement rien »38

L’économie de la Guyane, comme celle des autres DOM, est dépendante des transferts de ressources de la métropole et elle est peu diversifiée. Son enclavement par sa situation dans la forêt amazonienne équivaut quasiment à l’insularité des autres DOM, avec lesquels elle partage l’éloignement de la métropole (à 8000 kilomètres), le coût des transports, celui du travail et l’étroitesse des marchés locaux, qui constituent autant de freins à son développement, auxquels il faut encore ajouter la difficulté des transports intra- départementaux (il n’y a qu’une seule route, elle longe le littoral, les déplacements à l’intérieur des terres se font par les fleuves ; les transports publics urbains et péri-urbains sont notoirement insuffisants). Le coût de la main d’œuvre y est supérieur que dans les pays voisins, d’où des difficultés à l’exportation des richesses naturelles : malgré les subventions de l’Etat, les productions locales ne se développent pas. L’entrée dans le marché européen accuse encore la concurrence. Le volume des exportations n’atteint pas 15% des importations. (CONSEIL NATIONAL DU SIDA, 2003)

L’économie sous-industrialisée est dualiste, sans articulation de sa modernité (secteur tertiaire hypertrophié ; en 1999, 56% des emplois relèvent du secteur public, lequel se réserve en outre la partie la plus qualifiée de la population. (DELANEAU et al, 1999)) avec ses activités traditionnelles (agriculture vivrière des Amérindiens et des Noirs Marrons).

L’agriculture (en rapport sans doute avec la mauvaise image qu’ont les Créoles du travail manuel et de l’agriculture, associés à l’esclavage et au bagne) et le tourisme sont moins développés que dans les autres DOM. L’exploitation de l’or et la recherche spatiale européenne39 semblent être les seuls secteurs créateurs d’emplois, mais les retombées de la première ne concernent qu’une partie infime de la population active de Guyane. La politique des grands travaux a été stoppée après la construction du barrage hydraulique EDF à Petit- Saut. Pêche et bâtiment sont entrés en crise, malgré le recours à une main d’œuvre clandestine bon marché.

36 Exemples :

1988 : suppression du critère d’activité pour l’obtention des prestations familiales

1991-1993 : alignement progressif du montant des allocations familiales sur celui de la métropole

37 Ainsi, en matière de couverture maladie, les DOM sont désormais mieux lotis que la métropole : depuis le 1er

septembre 2003, le plafond de ressources pour l’attribution de la CMU est dans les DOM supérieur de 10,8% par rapport au métropolitain (627, 28 euros / mois pour une personne seule contre 566, 50 en métropole).

38 (CHERUBINI, 2002)

39 Le Centre Spatial Guyanais installé à Kourou en 1965 est la locomotive économique de la Guyane. Occupant

une superficie égale à celle de la Martinique, il forme à lui seul un pôle économique et représente le tiers des emplois. (DELANEAU et al, 1999)

L’absence de développement économique inquiète donc, et ce d’autant plus que la population a fortement progressés ces vingt dernières années, même si elle ne pèse toujours pas lourd au regard des critères nationaux40.

Précarité

Le taux de chômage atteint 26% en mars 2000 (contre 10% en Métropole, mais moins que la moyenne des DOM), en rapport avec le déficit d’activités économiques (exceptées les activités non déclarées, telles que l’orpaillage, qui sont nombreuses) et la forte croissance de la population (et son faible niveau de formation).

Fin 2000, 6 900 ménages, soit 18% de la population (31 000 personnes), vivent au-dessous du seuil de pauvreté (2 300 Frs de revenu mensuel).

Les revenus de transfert n’ont cessé de croître. Au 1er janvier 2000, 3,6% de la population41 bénéficie de l’API, 1,3% de l’AAH et 11,3% du RMI. Ces taux élevés par rapport à la Métropole (respectivement de 1,1%, 1,6% et 3,1%) reflètent la fréquence des situations de précarité et, par rapport aux autres DOM (où on compte moins de bénéficiaires de l’API mais plus d’AAH et de RMI), la jeunesse de la population et le taux élevé de natalité dans un contexte familial « déstructuré ».

Le fréquent cumul des prestations sociales à une activité dans le secteur informel peut être mis en rapport, au moins en partie, avec la précarité des emplois et la cherté de la vie en Guyane (plus chère globalement que dans les autres DOM, moins chère que Paris pour l’éclairage, mais plus pour la santé par exemple)

Les logements sont en nombre insuffisant et trop souvent insalubres, sans eau potable, électricité ou téléphone. La Guyane est le seul DOM où subsistent des bidonvilles. Ces derniers sont situés dans les grandes agglomérations du littoral.

De profondes inégalités marquent le département. Par exemple, les inégalités de développement des moyens de communication sont criantes : « on apprend avec stupeur que le bureau de la Poste à Cacao vient seulement, en 1998, d’être doté de l’électricité, d’un fax, etc.… (…) dans ce département d’où partent les fusées plaçant sur orbite des satellites permettant des communications tous azimuts, le téléphone portable n’est pas encore possible et la télévision ne couvre pas tout le territoire … » (KERHOUSSE, 1998, p. 169-170)

40 La population guyanaise représente en 1999 9,3% de la population des DOM et 0,26% de la population

française. La densité moyenne reste faible : 2 hab/km2. DDASS (2001, a)

41 La « population » concernée pour les bénéficiaires de l’API (Allocation Parent Isolé) est celle des femmes

âgées de 15 à 49 ans ; celle des personnes âgées de plus 20 ans ou plus pour l’AAH (Allocation Adulte Handicapé) ; celles des personnes âgées de 20 à 59 ans pour le RMI (Revenu Minimum d’Insertion).