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Les Nous et les Eux

Les qualifications

En matière d’accès aux soins, les discours créoles présentent les Nous comme les cotisants et les Eux comme les assistés. Cette distinction non pas ethnique mais réglementaire - entre les assurés et les assistés – est associée à des connotations morales (le mérite et l’abus) : les Nous sont les victimes dont le système socio-sanitaire est pillé par les Eux144. On a donc un clivage

Nous-Eux fondé sur une distinction administrative en matière d’accès à la couverture maladie (bénéficiaires de l’assistance sociale / assurés sociaux), distinction qui, en instaurant un rapport dominants-dominés (les assistés sont en situation de dépendance, les assurés participent activement au système de couverture maladie), se charge de jugements de valeurs. Sur cette articulation, sorte d’épine dorsale d’un discours posé comme légitime car référé de façon plus ou moins directe à la Loi, vient secondairement s’emboîter une autre distinction, qui met en jeu le critère de la nationalité.

Cet emboîtement se fait au prix d’un saut interprétatif : aux étrangers sont associés la catégorie des assistés ; aux Guyanais celle des assurés. Cette association repose, certes, sur une probable réalité sociologique et un fondement réglementaire : la proportion de bénéficiaires de la CMU est probablement plus importante dans la population étrangère présente en Guyane que dans la population française de Guyane145 ; quant aux bénéficiaires de l’AME, l’unique modalité d’aide sociale en matière de couverture maladie, seuls des étrangers peuvent réglementairement en relever, si l’on en croit la responsable CGSS de l’AME146, ce qui d’ailleurs ne constitue qu’une interprétation à peine restrictive des textes. Si donc les chiffres et les textes valident une association entre ces deux catégories (assistés et

144 Notons que sont inclus dans la catégorie des « assistés » les bénéficiaires de la CMU comme ceux de l’AME,

même si les premiers sont des assurés sociaux et non des bénéficiaires de l’aide sociale.

145 Les donnée statistiques en la matière (proportion d’étrangers parmi les bénéficiaires de la CMU) sont

cependant rarissimes, les agents de la Sécurité sociale interrogés (en Guyane ou en métropole) répondant ne pas être en mesure de les fournir.

146 Or cette responsable est, on va le voir, la référente privilégiée en matière d’explicitation des textes CMU-

AME et de leur application, pour quasi tous les acteurs interrogés, quelques soient leur ville d’exercice et leur profession. On peut donc supposer que sa position est reprise par tous ces acteurs.

étrangers), l’exacte correspondance entre elles n’en demeure pas moins inexacte sur le terrain : si tous les bénéficiaires de l’aide sociale (y compris la CMU) sont étrangers, tous les étrangers ne sont pas bénéficiaires de l’aide sociale.

Cette superposition entre deux ordres de distinction (assistés/assurés ; étrangers/Français) peut encore se complexifier, au moyen de deux autres séries de critères.

C’est d’une part une distinction, réglementaire là encore, mais issue d’un autre corpus légal, celui du droit au séjour, faite entre les étrangers selon qu’ils sont en situation régulière ou non au regard de leur séjour sur le territoire français. Là aussi, des connotations morales sont associées à la distinction : les « sans papiers » sont moins légitimes puisque « hors la loi ».

Il s’agit d’autre part de critères ayant trait à l’origine. Ces précisions sont toujours référées à la distinction première - régulièrement remise en avant de l’argumentaire comme pour le légitimer - la distinction assurés / assistés. Les précisions ayant trait à l’origine viennent ainsi étoffer une hiérarchisation qui tire sa légitimité de son inscription initiale dans les textes dont relève l’accès à la couverture maladie.

- D’abord, la catégorie de la nationalité est précisée. Les nationalités sont variables selon les villes : ce sont plutôt des Surinamiens à Saint Laurent et des Haïtiens, des Brésiliens et des Dominicains à Cayenne.

- Ensuite, à la catégorie de la nationalité peut se substituer ou s’ajouter celle de la catégorisation ethnique. Catégorisations ethniques et de nationalité charrient chacune des représentations (les Haïtiens sont demandeurs, les Chinois sont « réglos », etc.) - Enfin, cette qualification ethnique peut se complexifier, pour les Noirs Marrons de

Saint Laurent, selon l’opposition fleuve/ville (ou parfois intérieur/littoral) : le fleuve (le Maroni) s’opposant, avec toute sa cohorte de connotations ayant trait à la vie sauvage, à la ville (Saint-Laurent).

La catégorie « créole » est, elle, volontiers associée à celle des Français, à Saint Laurent comme à Cayenne.

Pour récapituler, dans les discours créoles tenus à Saint Laurent, les associations les plus fréquentes, dont l’évidence permet souvent de faire l’économie de l’explicitation sont :

- Cotisants = Français = Guyanais = Créoles

- Assistés = Noirs Marrons, plus ou moins étrangers (=Surinamiens), plus ou moins du fleuve ou de l’intérieur

A Cayenne, les assistés, les « autres » sont d’abord des Haïtiens.

Noirs Marrons (étrangers ou non) à Saint Laurent, Haïtiens à Cayenne : ce sont les membres des communautés les plus quantitativement importantes (après ou même avant celle des Créoles) qui sont les premières identifiées comme porteuses d’altérité147.

La catégorisation a aussi pour fonction l’auto-définition.

Une Créole (0), donne une définition « en creux » de son groupe, qui rappelle celles recueillies par JOLIVET (1982) il y a une trentaine d’années.

Elle préfère à la définition du dictionnaire (« le Créole est un Européen né outre-mer »), celle- ci, utilisée en Guyane : le Créole, ce n’est pas un Bushinengué, pas un Amérindien, il est né

147 A cette menace démographique s’ajoute aussi divers éléments propres à chaque groupe, également porteurs

d’un péril identitaire : les Noirs Marrons sont des primo-occupants au même titre que les Créoles, même s’ils ne sont pas français ; les Haïtiens sont des Créoles eux aussi, leurs nombreux points communs avec les Créoles guyanais (physiques, culturels) pourraient leur permettre de prendre la place de ces derniers … On y reviendra.

en Guyane, il parle le patois qu’on appelle le créole également. Ce sont les Noirs de chez nous, les Créoles.

Elle reprend donc la terminologie spécifique à la Guyane, selon laquelle le terme créole renvoie aux Noirs créoles, puisqu’il n’y a plus de Blancs créoles en Guyane depuis la fin du 19ème siècle. Les seules variables « positives » sont celle de la langue et celle de l’origine (de

chez nous), mais elle prend soin, préalablement, de l’opposer aux autres qui pourraient se

prévaloir de la même autochtonie : les Noirs Marrons et les Amérindiens.

Notons enfin que les jugements usuels des Créoles sur les « Eux » peuvent être repris par certains de ces « Eux » pour mieux se rapprocher du groupe des Créoles. Ainsi, des agents noirs marrons, exerçant à l’hôpital, où ils occupent des postes professionnels peu qualifiés, tiennent des discours qui les distinguent des Noirs Marrons du fleuve, le plus souvent étrangers et sans emploi, en qualifiant ces derniers d’irresponsables, infantiles et malhonnêtes. L’auto-définition passe ainsi par la distinction de plus dominés que soi, en reprenant les catégorisations des dominants.

Comparaison avec les qualifications faites en métropole

Uns étude réalisée en métropole sur les caractérisations des Nous et des Eux par les acteurs professionnels de l’accès aux soins avait relevé elle aussi la primauté de la distinction assurés/assistés. (FASSIN ; CARDE et al, 2001).

Mais la comparaison des deux terrains met en évidence l’étroitesse de l’éventail des éléments attribués aux Eux sur le terrain guyanais tel que l’appréhendent les Créoles : là où, en métropole, divers éléments culturels (les représentations vis à vis de la maladie et du soin, la religion, la « culture du pauvre », les rapports de genre, etc.) sont diversement mobilisés pour caractériser les Eux, on retient surtout du discours créole guyanais l’insistance sur le lieu de naissance (un pays étranger, une rive du fleuve plutôt qu’une autre, le fleuve opposé au littoral, l’Est à l’Ouest du département ...). La distinction par exemple entre les différents clans de Noirs Marrons est absente des discours et semble même être parfois ignorée148. Quand malgré tout la « culture » est explicitement interrogée, c’est souvent pour mieux l’écarter, démontrer qu’elle n’est d’aucune utilité pour expliquer les comportements décrits, ce qui laisse penser que ces derniers, spécifiquement attribués à une origine, relèvent plutôt de l’essence racialisante que de l’attribut culturel.

Par ailleurs, la distinction entre étrangers réguliers et irréguliers vis à vis de leur séjour sur le territoire n’est pas aussi fréquemment invoquée que dans les discours tenus en métropole, le présupposé implicite sous-tendant la plupart des références aux étrangers en Guyane étant qu’ils sont tous en situation irrégulière. En d’autres termes, un étranger est un sans papier, sans qu’il ne soit besoin de le préciser. Et c’est même, à Saint Laurent, un sans papier qui ne réside pas en Guyane, mais qui y vient ponctuellement, pour profiter de son système socio- sanitaire. L’étranger est donc souvent assimilé, du seul fait de son statut d’étranger, à un fraudeur : fraude vis à vis du droit au séjour et fraude vis à vis du système de soins (puisqu’une prise en charge par la collectivité des frais de soins n’est pas légalement possible pour des non résidents).

148 Il n’est pas exemple jamais noté que les Boni sont plutôt français et les Ndjuka plutôt surinamiens.

TAVERNE (1994) remarque d’ailleurs qu’alors qu’il existe six groupes différents de Noirs Marrons et autant d’Amérindiens, les thérapeutes sont qualifiés de noirs marrons ou d’amérindiens, sans jamais que soient précisés leur clan ou leur tribu d’appartenance. Les Créoles parlent même de thérapeutes saramaka ou boni pour désigner les thérapeutes noirs marrons dans leur ensemble, de façon générique. TAVERNE note enfin que ces

De ces deux premiers éléments de comparaison (la rareté des références à la « culture » et la connotation péjorative associée au statut de l’étranger), on peut faire une hypothèse assez peu hardie en ce qu’elle rejoint un propos très couramment tenu en Guyane, notamment par les Métropolitains, sur la crainte créole de l’invasion étrangère. Si puissante et obsédante, ajoutera-t-on, qu’elle imprègne complètement le discours sur l’accès aux soins, braquant celui-ci sur l’origine étrangère des Eux, faisant obstacle à l’émergence d’une autre figure de l’altérité (comme par exemple celle du public précaire (français ou non), quasiment jamais mentionné).

Le « troisième acteur »

La deuxième particularité de ce terrain guyanais créole réside dans le rôle donné à un « troisième acteur » : entre les agresseurs (les étrangers) et leurs victimes (les Guyanais), se tient la figure ambiguë de l’arbitre-témoin, attribuée à l’Etat.

Certes, l’Etat apparaît aussi dans certains discours métropolitains, pour par exemple s’alarmer du déluge de dépenses que va entraîner la réforme de l’AME, rédigée en 1999 par un Etat jugé généreux mais complètement irréaliste. Mais le discours guyanais créole dépasse le simple constat budgétaire.

Tout d’abord, les Créoles présentent leurs relations avec les Eux, dans le domaine de l’accès aux soins, comme imposées par l’Etat. Bien-sûr, l’assistance sanitaire d’un individu malade est présentée comme relevant de principes moraux inattaquables qu’aucun des Créoles interrogés ne conteste, dans l’absolu. C’est en revanche la forme prise par l’inscription de ces principes dans la loi, qui fait l’objet de débats et de réinterprétations (par exemple, on ne devrait accorder une couverture maladie aux étrangers sans papiers que s’ils sont gravement malades).

Ensuite, une autre spécificité - au regard de la comparaison métropole-Guyane - de cette insistance sur le rôle de l’Etat est son élargissement à la question de l’immigration. En effet, si l’Etat dépeint dans le discours créole tient ce rôle de grand ordonnateur si peu conséquent, tel qu’il transparaît aussi dans certains discours métropolitains, ce n’est plus uniquement dans le cadre de la réglementation en matière de couverture maladie, mais également dans celui de l’immigration. L’Etat se voit ainsi maintes fois reproché de ne pas tenter de mieux contrôler les flux migratoires qui assaillent la Guyane.

Les thèmes « couverture maladie » et « droit au séjour » sont d’ailleurs étroitement liés dans les discours créoles, qu’il y soit ou non question de l’Etat, puisque les étrangers sont accusés de venir envahir la Guyane dans l’optique, d’abord, de profiter de son système socio-sanitaire. Ainsi, l’Etat est volontiers décrit comme un responsable (c’est lui qui décide) - irresponsable (ne prend pas la mesure de ses actes), dans le domaine tant de la couverture maladie que de l’immigration.

Enfin, dernière spécificité - au regard de la comparaison métropole-Guyane - de cette insistance sur le rôle de l’Etat : au pouvoir central (concentré (le ministère de la Santé, celui de l’Intérieur) ou déconcentré (la DSDS, la préfecture)) est opposé un pouvoir local (le

Conseil général, la DSP, la mairie ...) en prise avec une réalité de terrain conflictuelle découlant directement des décisions prises « d’en haut », par le premier149.

Cette distinction pouvoir central/pouvoir local est sous-tendue par une caractérisation du premier acteur, elle aussi spécifique au terrain guyanais : le « Nous » est l’habitant du département, et non de la nation, c’est le Guyanais, et plus précisément encore, le Guyanais créole. Cette référence à l’Etat français permet ainsi de se positionner en tant que citoyens français, contribuables et cotisants, mais aussi de souligner la spécificité des citoyens d’outre mer, loin des yeux et trop absents des préoccupation de l’Etat. Celui-ci n’est en effet pas seulement un doux utopiste, comme dans les discours métropolitains : ses généreuses mesures font des victimes, les Guyanais, et en cela aussi l’Etat est aveugle. L’Etat n’est pas seulement laxiste, il est négligent, la Guyane est trahie (les promesses de la départementalisation n’ont pas été tenues, ses quelques fruits sont abandonnés aux étrangers et aux Noirs Marrons). Ainsi, la saillance de l’Etat dans les discours tient dans sa distance kilométrique autant qu’ethnique avec l’acteur guyanais-créole, qui en fait un acteur distinct du « nous » : celui qui prend la décision n’est pas celui qui est victime de cette décision.

Cette distance et l’isolement de la Guyane, cernée par l’ennemi, vont de pair : le ressentiment est à la mesure tant de la menace qui pèse sur la Guyane que de l’inconscience de l’Etat.