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Une référence majeure : le Club Jean Moulin

1 ère partie : Genèse

Section 1 : Le moment fondateur : les débuts de la Vème République

A. Le Club Jean Moulin et le groupe des Assises de Vichy

1. Une référence majeure : le Club Jean Moulin

Le Club Jean Moulin est sans conteste le plus connu des clubs politiques, une figure invoquée par plusieurs de ses successeurs comme modèle : en juillet 1965

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COLARD Daniel, Le phénomène des clubs sous la Vème République (1958-65), thèse pour le doctorat de science politique, 1965, p.1.

L’Express présente les Clubs Perspectives et Réalités comme le « Jean Moulin de la droite »85 ; en 1967 c’est Combat qui parle du club Réalités nouvelles comme « le Club Jean Moulin de l’opposition de droite »86, titre revendiqué à son tour par le Club de l’Horloge lors de sa présentation au public en 1979 (il a été créé en 1974), tout comme le Club 89 (proche du Rassemblement pour la République, RPR) et la fondation St Simon. Le succès des différentes publications du club87 a grandement contribué à sa notoriété. La vision donnée du Club Jean Moulin est néanmoins souvent tronquée, ne retenant qu’une partie de son histoire d’une part, le caricaturant comme un club de hauts fonctionnaires ayant tiré les ficelles du pouvoir dans l’ombre d’autre part. La réalité est plus complexe : le club a connu plusieurs périodes distinctes, dont une à la limite de la légalité ; de plus, son influence concrète sur le champ politique paraît au final assez limitée, son projet de rénovation de la gauche ayant largement échoué. Il n’en demeure pas moins qu’il a été un acteur important de la vie politique jusqu’à sa disparition en 1970 ; les difficultés rencontrées par ses successeurs, notamment dans la définition de leur rapport aux partis, seront bien souvent les mêmes que celles de ce mouvement fondateur.

Le petit groupe initiateur du club, qui ne compte pas plus de six ou sept membres, envisage rien de moins que de créer un réseau de résistance : d’où la mobilisation de la figure emblématique de la France libre88, pour faire échec à un éventuel coup d’Etat militaire et à l’instauration d’une dictature par le général de Gaulle. Marcel Hauteville précise le sens de cette référence à Jean Moulin : « En prenant le nom de Jean Moulin, le Club ne s’identifiait ni au représentant du général de Gaulle, ni au restaurateur des partis politiques, ni même au président du Conseil national de la Résistance, mais essentiellement au Résistant de 1940, à sa conviction républicaine et patriotique, à sa volonté obstinée de refuser le désastre et de rassembler les citoyens pour sauver le pays et refaire l’Etat »89. Cette phase illustre bien les peurs suscitées à gauche par les évènements de 1958. Les armes ne seront 85 L’Express, 19-25/07/65. 86 Combat, 31/03/67. 87

Citons les principales : L’Etat et le citoyen, Paris, Seuil, 1961 ; Un parti pour la gauche, Paris, Seuil, 1965 ; Les Citoyens au pouvoir, Paris, Seuil, 1968 ; Que faire de la révolution de mai ? , Paris, Seuil, 1968.

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D’après Claire Andrieu, le club comptera par la suite environ 15% d’anciens résistants, la référence n’est donc pas usurpée.

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HAUTEVILLE Marcel, « Pourquoi Jean Moulin ? », in HAUTEVILLE Marcel, SUFFERT Georges, VILLARET Jules, Le Club Jean Moulin, Paris, Centre d’études et de documentation, non daté (vraisemblablement fin 1961-début 1962), p.4.

pas utilisées, et très vite, sous l’impulsion de Stéphane Hessel, le groupe va choisir l’appellation de « club ». La nature de l’organisation change : elle devient « une structure fondée pour la parole et pour l’action par le verbe. Induit par les circonstances, le changement de moyen d’expression – la substitution du discours aux armes – a métamorphosé l’organisme initial »90. Le succès du Club Jean Moulin va être rapide, le contexte de crise des partis évoqué plus haut étant favorable à l’éclosion de multiples mouvements en marge des organisations classiques. Il va s’agir pour le club d’étudier les moyens de sauvegarder et d’améliorer le fonctionnement de la démocratie française, qui souffre à ses yeux de graves défauts : le club sera « un laboratoire où, entre experts, on tâcherait de réparer la machine civique »91.

Face au drame algérien et aux risques qu’il fait planer sur la démocratie, le club adopte une stratégie d’action basée avant tout sur la pédagogie : il faut rassembler les citoyens autour des valeurs républicaines, en faisant passer au second plan le clivage gauche/droite compte tenu de l’urgence de la situation ; il faut aussi rejeter le principe appliqué en Algérie selon lequel la fin justifie les moyens. Cette ligne d’action est définie comme une politique de « civisme républicain ». D’autres objectifs, dont la rénovation des institutions et la refondation de la gauche, suivront, mais pour l’instant c’est la question de l’Algérie qui fédère les énergies. Les membres du club veulent imaginer des solutions pour une Algérie viable : ils soutiendront le général de Gaulle dans la mesure où son action leur paraîtra aller dans le bon sens, ce qui est le cas du discours du 16 septembre 1959 qui ouvre la voie à l’autodétermination, ainsi que de la fermeté manifestée face aux émeutiers d’Alger en janvier 1960. Devant le spectacle d’un Etat républicain qui semble en voie de décomposition, le Club Jean Moulin, dont certains membres sont hauts fonctionnaires et exercent dans le cadre de leurs fonctions un lobbying discret, veut rappeler et défendre les principes fondateurs de la République française : en témoigne la charte du club adoptée en juillet 1958, qui évoque le « principe du respect de la personne humaine et des libertés individuelles », « la libre détermination des peuples », ainsi que la nécessité pour la France de participer « à un effort international d’aide aux pays insuffisamment développés, capable d’atteindre les causes profondes, financières, techniques et humaines, de l’écart

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croissant entre les niveaux de vie ». Le club se prononce pour un Etat algérien autonome, se montrant peut-être trop optimiste quant aux futures difficultés que celui-ci rencontrerait : il est clair pour lui que le maintien de la France en Afrique du nord est suicidaire.

Cette sensibilité à la question coloniale s’explique aussi par l’origine intellectuelle et politique des membres de Jean Moulin, qui proviennent de plusieurs courants : d’abord, sous l’effet de la radicalisation des milieux catholiques, une série de « chrétiens de progrès » vont pencher vers un engagement à gauche : Georges Suffert, futur secrétaire général du club de 1958 à 1965, s’est attiré l’inimitié de la faction conservatrice de l’Eglise catholique suite à ses articles dans l’hebdomadaire Témoignage chrétien critiquant la politique menée an Algérie (il est même enlevé par des inconnus en soutane en 1957 après une conférence pour la paix) et a perdu son poste en conséquence, le journal le poussant vers la sortie ; il retrouve du travail à France-Observateur, autre hebdomadaire décrié par les partisans de l’Algérie française. Une autre mouvance importante est celle qui gravite autour de la revue Esprit, qui fournira des membres éminents du club (Olivier Chevrillon, Michel Crozier, Georges Lavau notamment). Un courant plus « laïque », enfin, est celui des Cahiers de la République, publication favorable à l’ancien président du Conseil Pierre Mendès France, d’où provient la cheville ouvrière du club, Stéphane Hessel. Pour les partisans de celui qui a mis un terme à la guerre d’Indochine, un nouveau Dien Bien Phu attend les troupes françaises en Algérie : c’est bien dans le creuset de l’opposition commune à la « pacification » des départements algériens que s’est formée en partie le noyau fondateur du Club Jean Moulin, ce qui aura aussi pour conséquence de fragiliser sa cohésion une fois l’indépendance proclamée en 1962. C’est bien plus son action en matière de politique intérieure qui va assurer la postérité du club.

L’éclectisme des trajectoires des membres de Jean Moulin est à mettre en relation avec les objectifs qu’il poursuit, ainsi qu’avec sa philosophie générale de l’engagement, selon laquelle le dialogue doit primer sur les idéologies et les préjugés, afin de formuler un diagnostic sur les maux dont souffre la société française et envisager les remèdes à y apporter. Le Club Jean Moulin invite dans sa

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charte à renoncer à la fois « à la tentation du « réalisme » politique qui, au nom d’objectifs immédiats, mène à l’opportunisme et à la dégradation du sens civique, [et au] dogmatisme qui, derrière l’écran des positions doctrinales et au nom de visées lointaines, endort l’intelligence et trouble les réactions morales ». Pour autant, le Club Jean Moulin ne se réduit pas à un groupe de pression technicien ou à un lobby d’experts ; il accepte la logique parlementaire mais affiche son apolitisme : « les gens que nous avons voulu recruter au Club sont des hommes traditionnellement assez apolitiques. Leur plus grand motif d’hésitation est d’être exploités par une formation politique, quelle qu’elle soit »92. On verra que cet apolitisme a ses limites, le club penchant malgré tout plutôt du côté de la famille socialiste et se considérant comme faisant partie de l’opposition au gaullisme.

Un jalon important dans l’histoire du club est la publication de L’Etat et le citoyen en 1961, qui remporte un vif succès. Développant notamment les thèmes de l’économie concertée, de la planification démocratique et de la participation des citoyens aux affaires publiques, cet ouvrage, tout comme le bulletin bimensuel du club, révèle son style : « Jean Moulin ne se départit jamais d’une attitude qui se veut raisonnable, d’une approche balancée reposant sur la succession de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse. Souvent, renvoyant dos à dos les extrêmes, il propose une troisième voie »93. Le club n’est ni révolutionnaire (son socialisme n’est pas marxiste94) ni conservateur (il entend promouvoir des réformes de structure) : cette démarche originale lui vaut de nombreuses critiques, soit qu’on le suspecte de vouloir court-circuiter les corps intermédiaires traditionnels, au premier rang desquels les partis, soit qu’on l’accuse d’être au service du pouvoir. On reviendra plus loin sur la série de reproches adressés à la technocratie censée constituer l’ossature du club (voir infra).

Il est vrai que si le club entend bousculer le champ politique, il ne sait guère par où commencer. Si la notoriété du club progresse, la situation en 1962 reste inquiétante :

« La démocratie s’étiole ; les forces antidémocratiques se sont révélées puissantes,

le régime qui s’y oppose n’est pas sans également les utiliser […]. La construction in abstracto de la démocratie future n’avance pas si vite : […] « L’Etat et le

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SUFFERT Georges, lettre à Charles Margueritte, cité in ANDRIEU Claire, op.cit., p.151.

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ANDRIEU Claire, op.cit., p.419.

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« Le temps des Jean-Jacques Rousseau et des Marx, le temps de la pure analyse sans données

citoyen », s’il a remporté un vif succès d’estime, n’a pas réussi à mobiliser les énergies […]. Nous n’avons jamais réellement franchi le saut entre cet exposé des problèmes, cette description des tendances, cette esquisse des solutions et, ne fût-ce que sur des points limités, des prises de position vigoureuses, contraignantes, sur lesquelles nous aurions engagé bataille et perdu notre tranquillité »95.

Comment intervenir efficacement en tant que société de pensée ? Il faut trouver un mode d’action autre que des leçons dispensées par « de vieux sages dans notre tour d’ivoire, sans se confondre avec le jeu des partis ou la préparation d’un manifeste électoral »96. Mais la démarche « pédagogique » et la croyance dans les vertus de la formation et de l’information restent un leitmotiv :

« Former de nouveaux cadres politiques c’est refuser que la réflexion et l’action

politique restent l’apanage des spécialistes et des militants, c’est convaincre ingénieurs, techniciens, fonctionnaires, syndicalistes, industriels, intellectuels, qu’il ne s’agit pas de mépriser de loin ceux qui tentent de donner formes et structures à l’Etat, qu’il s’agit au contraire d’intervenir avec lucidité, mesure et constance chaque fois que cela est possible. C’est surtout faire pression sur les responsables de la presse, de la radio et de la télévision pour que la préoccupation de la formation politique et économique passe au premier rang »97.

La définition des modalités d’intervention du club dans le jeu politique est assez floue, ce qui témoigne d’une réelle interrogation sur sa nature et sa vocation. D’après un adhérent :

« Nous devrions insister sur la définition du Club comme « Société de pensée » […]. Si les révolutionnaires de 1789 et la suite ont pu faire l’œuvre que l’on sait,

c’est parce qu’ils n’avaient qu’à puiser dans un travail considérable et très technique qui avait été élaboré pendant tout le 18ème siècle, précisément par les sociétés de pensée. […] Etant donné l’indigence actuelle de la pensée « de gauche » tant en France qu’à l’étranger ; étant donné la faiblesse des mouvements démocratiques ; étant donnée enfin l’apathie du civisme en France […], il me semble que nous soyons contraints à reprendre toutes les questions de loin et de haut »98.

95

Note pour le comité général du club, 02/051962, archives du Club Jean Moulin, 1CJM 2, Comité directeur 1962-64, p.2.

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Ibid.., p.5.

97

Projet d’une charte des clubs, mars 1965, 4 CJM3, Dr1.

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Le tableau dressé est sombre ; cependant l’espoir d’une relève générationnelle se profile : « les jeunes syndicalistes ouvriers, agricoles, patronaux, étudiants, les jeunes promotions de l’ENA, les jeunes militants de tous les partis, les jeunes « pieds-noirs » ne sont nullement disposés à « laisser faire » la génération qui a raté la deuxième guerre, la libération et la décolonisation. Ils sont décidés à jouer un rôle actif et à prendre des responsabilités »99. Le club entend profiter des mutations de la société française, mutations qui dépassent le cadre politique : le passage à une société industrielle et la modernisation accélérée du pays entraînent le développement de couches sociales, baptisées alternativement « nouvelles forces » ou « forces vives », qui se heurtent à la structure notabiliaire des partis politiques et qui veulent injecter de l’expertise, de la compétence dans les processus de décision.

Pierre Muller a caractérisé la période de l’après-guerre comme dominée par un « référentiel modernisateur », manifestant l’existence d’un consensus assez large en vue de faire évoluer les structures de la société française. Dans plusieurs secteurs, des mouvements résolument modernisateurs apparaissent ou font preuve d’un regain de vigueur : c’est le cas du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) dans le secteur agricole, ou des Jeunes Patrons au niveau de l’encadrement. On peut signaler aussi la création du Groupement d’études économiques et sociales (GETES) en 1956 par des ingénieurs de Centrale, qui ont pour objectif de lutter contre l’apathie de leur milieu en faisant de la formation civique, et dont le manifeste traduit un état d’esprit assez proche de celui du Club Jean Moulin :

« Les critères fondamentaux qui nous unissent sont les suivants : 1) Nous croyons

que les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité valent pour tous les hommes ; 2) Nous voulons un ordre politique et social qui protège la dignité de la personne contre les abus de pouvoir, qu’ils procèdent du collectivisme ou de l’individualisme ; 3) Nous voulons que l’économie soit conçue pour l’homme et non l’homme pour l’économie ; 4) Nous estimons que la fin ne justifie pas n’importe quel moyen : les techniques doivent rester subordonnées aux exigences de la morale ; 5) Nous pensons que les instruments de tout progrès véritable de la société sont le respect d’autrui, le dévouement, l’étude raisonnée des faits, l’effort persévérant »100.

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Note pour le comité directeur, 13/06/1962, 1CJM, Comité directeur 1962-64, p.2.

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Manifeste du GETES, cité in CHEVRILLON Olivier, THIBAUD Paul, Les groupements et

Ce type de groupe n’appartient pas véritablement à la catégorie des clubs, mais son existence montre la mobilisation progressive de nouvelles forces pour l’action politique, qui prépare l’arrivée des clubs. Citons aussi l’existence de Groupe de recherche Ouvrier-Paysan (GROP), qui veut appuyer les minorités modernisatrices de ces deux milieux professionnels et qui publie en 1964 un projet réformiste et modernisateur, dans la collection « Jean Moulin »101. Il ne faut pas oublier dans ce processus les changements à l’œuvre dans le monde catholique, qui se répercutent sur le paysage syndical avec la scission de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) en 1964 qui débouche sur la création de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), syndicat qui cherchera à prendre plus en compte les nouvelles aspirations de l’époque, à travers la revendication de l’autogestion. C’est vers ces organisations que se tourne le club dans un premier temps : Georges Suffert rencontre à l’approche des législatives de 1962 les Jeunes Patrons, le CNJA et l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) pour leur faire part de son inquiétude pour l’avenir si les forces vives ne se regroupent pas ; pour Jean Moulin, il faut accélérer « la prise de conscience de l’émergence politique de ces nouvelles élites »102.

L’appel au renouveau n’est pas seulement « générationnel », il se traduit aussi concrètement sur le plan des méthodes : le Club Jean Moulin va être précurseur en recourant à l’enquête, au questionnaire, au sondage, méthodes encore très peu répandues en France et ignorées par les partis. Pour réaliser ces travaux, il crée un Centre d’information et de documentation (CID), qui se rapproche d’un institut de sciences sociales visant à étudier les structures politiques, économiques et sociales de la France. Le CID est officiellement déclaré en 1965 mais l’équipe existait déjà auparavant et avait participé à la première enquête du club en 1962 sur la participation des citoyens au fonctionnement démocratique de la vie économique, sociale et politique, en partenariat avec le Cercle Tocqueville et Citoyens 60 (voir infra). La démarche est donc basée sur la recherche, mais aussi sur l’action, puisqu’à terme il s’agit de faire advenir « une nouvelle scène politique qui, entrant en concurrence avec la scène traditionnelle où les chefs négociaient des accords

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GROP, Pour une démocratie économique, Paris, Le Seuil, coll. « Jean Moulin », 1964.

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prédéterminés, contraindrait cette dernière à se renouveler »103. Le club va avoir deux niveaux d’intervention : l’un en direction des autres clubs ; l’autre à l’occasion de la campagne présidentielle de 1965 : on réserve l’étude de cet engagement directement politique à la partie consacrée aux opérations de recomposition politique (voir infra, 3ème partie). On va d’abord s’attacher à décrire la nébuleuse des clubs qui gravitent autour de Jean Moulin ou du moins qui en sont proches sur le plan des méthodes et de l’esprit.