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L’expérience britannique

1 ère partie : Genèse

Section 1 : Les effets de l’alternance à répétition

B. L’expérience britannique

Comme dans le cas américain, les politiques keynésiennes sont de plus en plus critiquées au cours des années 1970, qu’elles soient menées par des gouvernements conservateurs, tels ceux d’Edward Heath, ou travaillistes (Harold Wilson, James Callaghan). Le mécontentement grandit singulièrement à l’intérieur du parti conservateur, un certain nombre de militants et de responsables reprochant à Edward Heath des mesures telles que la nationalisation de Rolls-Royce et des chantiers de la Clyde, ainsi qu’une politique de contrôle des prix et des salaires, sans oublier l’adhésion à la Communauté économique européenne. Une personnalité se fait peu à peu remarquer à la tête de cette fronde : Margaret Thatcher, ministre de l’éducation et de la science au sein du gouvernement d’Edward Heath, qui déclenche un premier

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Chargé de conseiller le président en matière économique.

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Comme le souligne Nicolas Kessler, les think tanks néoconservateurs sont restés critiques à l’égard de l’Administration Reagan : « Le principal reproche que les conservateurs adressaient à

l’Administration Reagan était son incapacité à « penser politiquement » et à développer un véritable projet de société. Passées les déclarations de principe initiales, ils n’avaient jamais vu se profiler l’œuvre de recomposition sociale qu’ils attendaient d’un gouvernement conservateur », Le conservatisme américain, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998, p.107.

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ALLEN SMITH John, The Idea brokers. Think tanks and the Rise of the New Policy Elite, New York, The Free Press, 1991, p.191 (« all think tanks hope to have thier « products » bruited about in

the marketplace of ideas,, regardless of whether the market is a free one or centrally administered. And Gorbatchev’s comment, though unsolicited, was just the sort of celebrity endorsment that could never have been engineered by a publicist »).

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Cité in JOSLAIN Evelyne, op.cit., p.116. On peut signaler, parmi les best-sellers conservateurs, l’ouvrage de Charles Murray, Losing Ground, critique en règle de l’Etat-providence écrite en 1984.

tollé en supprimant la distribution de lait aux enfants âgés de 7 à 11 ans : si elle mène par la suite une politique assez peu différente de ses prédécesseurs à ce poste, cet épisode préfigure la rupture que va opérer peu à peu le parti conservateur avec les politiques keynésiennes, rupture qui va le mener à la victoire de 1979 et à plus d’une décennie de domination sur la vie politique britannique.

Margaret Thatcher, qui prend le contrôle du parti conservateur en 1975, voit son entreprise politique secondée par trois principaux think tanks conservateurs :

- l’Institute of Economic Affairs (IEA) : créé dès 1957 dans un contexte politique et idéologique peu favorable aux thèses libérales, il mène un long et patient travail de critique systématique du keynésianisme. Keith Joseph, intellectuel proche de Margaret Thatcher – et longtemps pressenti comme possible leader du parti conservateur, avant que ses déclarations sur le contrôle des naissances, à tonalité eugéniste, ne le discréditent définitivement – prête beaucoup d’attention à ses travaux, qui jettent les bases d’un programme de gouvernement d’après Jean-Claude Sergeant : « Les études de l’Institut consacrées au coût de la santé et de l’éducation, à la vente des logements sociaux et à la déréglementation, entre autres, serviront de brouillon aux projets que Madame Thatcher inscrira au programme de son action gouvernementale »479. Cependant, l’IEA souhaite conserver son indépendance vis-à- vis du parti conservateur et n’hésite pas à critiquer ce dernier, il conçoit son rôle comme celui d’un aiguillon.

- le Center for Policy Studies (CPS) : créé en 1974, il est une pièce maîtresse dans le dispositif de Margaret Thatcher, en ce qu’il lui servira à contourner le parti conservateur pour mieux le conquérir. Monica Charlot note ainsi :

« Margaret Thatcher a réduit le statut, le rôle et l’autonomie du service de

recherches, traditionnellement dirigé par des hommes politiques de premier plan – R.A Butler, Edward Heath, Edward Boyle, Ian Gilmour… – soucieux de doctrine et désireux d’imprimer leur marque dans le programme d’action du part. Non seulement Margaret Thatcher a nommé à la direction de ce service des hommes proches d’elles […] mais elle l’a dédoublé en confiant l’essentiel de la réflexion programmatique à un Centre d’études de politique (The Center for Policy Studies), sorte de club politique qu’elle avait lancé en juin 1974 avec Keith Joseph contre Edward Heath. Depuis sa seconde victoire législative, en 1983, Margaret Thatcher

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SERGEANT Jean-Claude, La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher. 1979-1990, Paris, PUF, coll. « Perspectives anglo-saxonnes », 1994, p.40.

a réduit le service de recherches du Parti conservateur au simple rôle de secrétariat de documentation parlementaire »480.

Le CPS mène un travail doctrinal intensif visant à discréditer définitivement l’« étatisme » dans les rangs conservateurs et exerce une influence incontestable ; il verra cependant son rôle diminué dans les années 1980, une fois la victoire remportée.

- l’Adam Smith Institute (ASI) : fondé en 1977, il se distingue par son agressivité idéologique et par une plus grande autonomie vis-à-vis du parti conservateur. Il rédige, à l’instar de la Fondation Héritage et de son Mandate for Leadership un programme de gouvernement nommé Omega Project481, ainsi que des notes et des dossiers vantant les mérites des privatisations et des déréglementations. Il accorde lui aussi une grande importance à la communication et à la publicité faite à ses idées482. Les think tanks britanniques n’entretiennent pas forcément d’excellentes relations avec les conservateurs : l’IEA publie ainsi en 1982 une série de notes intitulées « Could do better »483 à propos de l’action du gouvernement ; l’ASI se montre lui aussi critique, les relations avec les conservateurs ne s’améliorant que durant le 3ème mandat de Margaret Thatcher, lorsqu’il place un de ses membres au ministère du commerce et de l’industrie, qui pèsera peu au final au milieu des personnes recrutés par le Conservative Central Office. Même le CPS, le plus proche des conservateurs, qui réussit à placer un des siens au Policy Unit de Downing Street, doit revoir à la baisse ses espoirs de voir se réaliser rapidement des réformes radicales. Non pas qu’il faille nier la radicalité des mesures prises durant les mandats de Margaret Thatcher, ni le rôle des think tanks dans l’élaboration du « politiquement imaginable » : simplement, une fois parvenus au pouvoir, les conservateurs doivent

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CHARLOT Monique, « Doctrine et image : le thatchérisme est-il est un populisme ? », in LEURUEZ Jacques (dir.), Le thatchérisme. Doctrine et action, Paris, La Documentation française, 1984, p.20. De la même manière, Tim Hames et Richard Feasey soulignent à propos du CPS : « il

devint progressivement un rival explicite du service de recherche du parti conservateur dont les travaux et le directeur […] étaient regardés avec une profonde suspicion sinon avec hostilité par beaucoup de proches de Madame Thatcher. En terme d’influence sur le leader du parti le CPS paraît avoir supplanté le service de recherche durant cette période », FEASEY Richard, HAMES Tim,

article cité, p.223 (« it swiftly became an explicit rival to the Conservative Research Department

whose output and director […] were regarded with deep suspicion if not hostility by many of Mrs Thatcher’s entourage. In terms of influencing the party leader the CPS appear to have outpointed the Research Department during this period »).

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Pour Richard Feasey et Tim Hames, « De bien des manières l’Adam Smith Institute peut être vu

comme une petite Fondation Héritage », ibid. (« in many ways the ASI can be seen as a small-scale Heritage Foundation »), ibid..

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« La visibilité est le fluide vital de l’Institut », HEFFERNAN Richard, article cité, p.79 (« visibility is the lifeblood of the Institute »).

composer avec les contraintes d’une démocratie parlementaire et les circuits de recrutement du personnel politique et administratif restent peu perméables aux membres des think tanks.

Dans les deux cas, il faut donc apprécier le rôle des think tanks à sa juste valeur : intellectuellement très dynamiques, voire agressifs, ils se sont heurtés à la résistance des partis républicain et conservateur, y compris de la part de l’aile la plus radicale de ceux-ci, l’entourage tant de Ronald Reagan que de Margaret Thatcher se méfiant des monétaristes intégristes484. Les think tanks conservateurs ont en fait bénéficié d’une profonde évolution idéologique, à savoir une réaction de rejet vis-à- vis des politiques de consensus keynésien et des reculades de certains gouvernements conservateurs, à l’instar d’Edward Heath reculant face aux grèves des mineurs en Grande-Bretagne. Un désir de radicalisation et de rupture franche s’est ainsi manifesté dans de larges secteurs conservateurs et a été en partie porté, amplifié par les think tanks : cependant, ceux-ci été qu’une des manifestations de cette évolution et non les acteurs principaux à l’origine de la « révolution conservatrice » des années 1980. Richard Feasey et Tim Hames concluent :

« En dernière analyse peu d’observateurs peuvent nier que le rôle des think tanks

dans la construction de la politique aussi bien de Reagan que de Thatcher fut modeste et que les triomphes électoraux de 1979 et 1980 furent principalement la conséquence de l’effondrement de la social-démocratie sous Callaghan et Carter »485.

Le modèle anglo-saxon répond donc à des logiques particulières, découlant d’un contexte spécifique. Certes, certaines similitudes avec la France sont présentes, notamment la radicalisation idéologique de la droite au tournant des années 1980, la politique de Valéry Giscard d’Estaing s’attirant parfois le qualificatif de « socialisme rampant » de la part de secteurs militants partisans d’une ligne dure486, mais la

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« Peut mieux faire ».

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« Il n’y avait pas nécessairement ni automatiquement coïncidence entre les intérêts et les

agendas des think tanks et ceux de Reagan et Thatcher », ADONIS Andrew, HAMES Tim, op.cit.,

p.231 (« there was no necessary or automatic coincidences between the interests and the agendas

of the think tanks and that of Reagan and Thatcher »).

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FEASEY Richard, HAMES Tim, article cité, p.228 (« in the final anlysis few observers could

deny that the role of the think tanks in the policy construction of both Reagan and Thatcher was modest and that the electoral triumphs of 1979 and 1980 were primarily the consequence of the collapse of social democracy under Callaghan and Carter »). De la même manière, Jean-Claude

Sergeant souligne que « le thatchérisme est le fruit du hasard et de la nécessité », op.cit., p.41.

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Ce désir de rupture évoque le mot de Ronald Reagan : « Plus jamais de républicains avec les

situation française reste un temps en décalage du fait de la victoire de la gauche en 1981 ; de plus, on ne trouve guère d’équivalents des think tanks, que ce soit en termes d’influence ou de ressources. Une organisation aussi significative que le Club Jean Moulin487 connaît des difficultés financières récurrentes : malgré des cotisations élevées de ses membres et les produits des ventes de ses publications, il se voit contraint de recourir au crédit, fonde une société anonyme afin de lancer une revue dont le compte d’exploitation se révèlera déficitaire…il faut souligner que le club avait posé comme règle que seules les personnes physiques pourraient avoir la qualité de membres et s’était ainsi privé de sources de financement venant d’entreprises. La plupart des clubs politiques de cette période fonctionnent de cette manière, afin de souligner leur qualité d’organisations de citoyens désintéressés ; il faut attendre les années 1980 pour voir une organisation comme la Fondation Saint Simon faire une large place aux personnes morales, environ un tiers de ses membres fondateurs étant présidents-directeurs généraux, vice-PDG, directeurs généraux et directeurs généraux adjoints d’entreprises.

La tendance contemporaine est à la professionnalisation des cercles de réflexion français, dont certains disposent désormais d’un budget considérable (Institut Montaigne, Terra Nova) et de véritables stratégies de communication. L’alignement sur le modèle anglo-saxon n’est cependant que très partiel et la forme du club politique « traditionnel » perdure, à côté de fondations proches du modèle allemand.

L’étude de la genèse des structures non-partisanes françaises révèle un espace fragmenté, dispersé, dont les frontières restent difficiles à fixer précisément. Les différents contextes politiques ont donné naissance à des organisations aussi bien très engagées dans la modification de la sphère partisane qu’à des formes d’ « intellectuel collectif » soucieuses de rester à distance des affrontements politiques immédiats, en passant par une série d’attitudes ambiguës vis-à-vis de l’engagement auprès des partis. Il s’agit maintenant de se pencher sur le fonctionnement concret des structures non-partisanes : elles développent un type de militantisme à part, qui assure en partie leur succès.

mandat 1981-85, Paris, Notes et études documentaires, 4767, décembre 1985, p.22 (« No more republicans with the same socialist ideas as the opposition »).

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Qui opère avant le développement de la plupart des think tanks anglo-saxons : la comparaison est à prendre avec précaution.