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La naissance d’un nouveau paradigme

1 ère partie : Genèse

Section 2 : La crise du clivage gauche/droite

A. La naissance d’un nouveau paradigme

C’est de manière souterraine que le thème de la protection de l’environnement, cantonné jusqu’à la fin des années 1950 dans la sphère associative, progresse dans l’opinion. Mai 68 marque incontestablement un tournant : certes, la contestation passe par l’idéologie la plus en vogue, le marxisme, décliné dans ses différentes formes (trotskysme, maoïsme, etc…). Si le mouvement de grève générale a semblé

avoir pour but la satisfaction de revendications classiques (augmentations de salaires, droit de regard du personnel sur le marche des entreprises…), la critique du capitalisme porte aussi en germe une remise en cause plus profonde du mode de vie occidental, basé sur une production et une consommation toujours plus intensives. Les GAM soulignaient déjà les dérives de l’urbanisme galopant et le thème de la défense du cadre de vie a pu préparer le terrain au discours écologiste. Plusieurs signes indiquent que les pouvoirs publics prennent conscience de l’existence de cette nouvelle demande sociétale : Georges Pompidou lance en 1970 cent mesures pour protéger l’environnement ; le Conseil de l’Europe décrète que 1970 est l’année de la protection de la nature et de l’environnement ; on peut y ajouter la création de l’Association des journalistes et des écrivains pour la protection de l’environnement, précédant la création en 1971 à la fois du ministère de l’Environnement et de l’association des Amis de la Terre, cette dernière jouant un rôle important dans la structuration du mouvement écologiste ; enfin, le célèbre rapport du Club de Rome, Halte à la croissance ?, en 1972, accélère la prise de conscience collective de l’enjeu écologique.

Les écologistes paraissent dans un premier temps en marge des systèmes de références existants, désavouant aussi bien les groupuscules gauchistes et le PCF que l’UDR. Georges Pompidou, en exprimant sa volonté d’industrialiser davantage la France, ne peut recueillir leur assentiment, mais le discours de l’opposition ne rencontre guère plus d’approbation :

« La critique traditionnelle de la société actuelle parle encore au nom d’une

rationalité économique. Ainsi, c’est s’enfermer dans une logique peu différente de celle que nous connaissons »332.

Le programme commun de la gauche ne réserve en effet qu’une place limitée à l’environnement et refuse de remettre en cause le modèle de développement continu de l’économie : « la pollution de l’eau et de l’air, les dégradations de la nature et

des villes, les embouteillages et le bruit pèsent de plus sur les conditions de vie de la population. Ces phénomènes ne sont pas des fatalités liées au progrès technique, au développement industriel ou à l’urbanisation. Le système capitaliste en porte la responsabilité [souligné par l’auteur]. En s’attaquant aux contraintes du profit monopoliste, une politique économique pourra utiliser pleinement le progrès scientifique et technique pour résoudre les problèmes de la pollution et des

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nuisances. Elle créera les conditions d’une politique de préservation de la nature, d’organisation du repos, des loisirs et de la culture, d’aménagement du cadre de vie. Ces objectifs feront partie de la politique industrielle et d’aménagement du territoire [souligné par l’auteur]»333.

On constate non seulement que le thème de la protection de l’environnement est rangé aux côtés de la catégorie générique des « nuisances » dans le chapitre concernant « l’urbanisme, le logement, les équipements collectifs »334 mais surtout que le programme commun refuse de condamner le progrès technique, le rapport de l’homme à la nature reste conçu comme un processus de maîtrise du premier sur la seconde.

Les écologistes ne se retrouvent pas dans ce discours de la gauche traditionnelle et semblent perplexes devant le clivage principal qui traverse la société française :

« Nous étions sur une ligne de critique sociale et nous ne pensions pas que toute la

politique se résumait à la lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme. Au contraire, les représentants de la classe ouvrière, comme ceux de la bourgeoisie, restaient silencieux sur les questions que nous posions : les hommes, l’écologie, le corps, la société…Aujourd’hui, tous ces thèmes sont mieux pris en compte un peu partout. Mais les grandes forces politiques qui s’opposent ont parfois d’étranges flottements. On ne sait pas toujours quelle mesure est conservatrice et quelle mesure est progressiste ; il faudrait presque pouvoir voter ministère par ministère, ne plus avoir une majorité et une opposition mais des majorités et des oppositions »335. Partant, les écologistes pensent qu’ils ont vocation à remplacer les anciennes formations : « fondamentalement, nous sommes convaincus de porter en nous la

disparition des vieux partis. Cela suppose bien sûr que les questions autour desquelles ils se sont formés soient en tout ou en partie résolues »336.

Il faut constater néanmoins un clivage interne sur cette question, certains écologistes estimant que l’écologie politique s’inscrit malgré tout plutôt à gauche. C’est le cas de Philippe Lebreton, une des figures importantes du mouvement dans les années 1970 : « il ne fait aucun doute que l’écologisme est de gauche, puisqu’il se propose de

333

Programme commun de gouvernement du parti communiste et du parti socialiste, Paris, Editions sociales, 1972, p.71.

334

Ibid., p.65.

335

DUMONT René, LALONDE Brice et MOSCOVICI Serge, Pourquoi les écologistes font-ils de la politique ?, Paris, Le Seuil, 1978, p.24.

336

prendre le relais d’un socialisme défaillant »337. Ces différences d’analyse joueront sur les trajectoires des uns et des autres et sur le choix des alliances. Brice Lalonde par exemple ne rejettera pas par principe le centre et la droite pour faire avancer les idées écologistes, mais au terme d’un cheminement politique personnel : il déclare encore en 1981 qu’Electricité de France (EDF) est un « parti unique, avec ses tendances giscardienne, gaulliste, socialiste, communiste »338.

Le nouveau courant se situe délibérément en marge du champ politique traditionnel, désavoue une vie politique qui occulterait les vrais problèmes de la pollution, de la dégradation de l’environnement et de la nécessité d’une réflexion critique sur le mode de vie occidental. S’il ne représente pendant les années 1970 q’une portion assez faible de l’électorat, cela n’empêche pas les partis installés de percevoir la menace que représente «l’intrus » et de développer des stratégies visant à nier sa légitimité339. Les critiques virulentes des écologistes envers la classe politique leur sont renvoyées avec autant d’intensité, le plus souvent dans l’optique de démontrer l’inanité de leur démarche, qui repose en partie sur la modification des comportements individuels comme leviers de changement social340. Claude-Marie Vadrot résume l’incompréhension du phénomène par la classe politique: « les hommes des partis n’ont jamais entrepris de comprendre à qui et à quoi ils avaient réellement à faire. Attitude qui a entraîné un premier malentendu qui subsiste souvent : pour la gauche, le mouvement écologiste est une mouvance droitière aux relents parfois pétainistes ; et pour la droite, les écologistes sont un ramassis de gauchistes et de contestataires noyautés par les militants d’extrême- gauche déçus par l’après-1968 »341.

Les militants écologistes penchent certes davantage vers la gauche (mais pas vers le PCF, identifié comme un représentant du productivisme), leur libéralisme culturel avancé les séparant nettement de l’électorat de droite. Cependant, leur

337

LEBRETON Philippe, L’excroissance, les chemins de l’écologie, Paris, Denoël, 1978, p. 307.

338

LALONDE Brice, Sur la vague verte, Paris, Robert Laffont, 1981, p.263.

339

Voir l’analyse de SAINTENY Guillaume, « Le Parti socialiste face à l’écologisme. De l’exclusion d’un enjeu aux tentatives de subordination d’un intrus », RFSP, vol.44, 3, 1994, pp.424-461.

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« Imagine-t-on des millions de salariés se mettant à fabriquer du fromage de chèvre ? En quoi ces

« expériences » dérangent-elles les lieux de pouvoir ? En quoi infléchissent-elles le mode actuel de développement ? Elles occupent en fait un créneau du système actuel. Celui-ci permet de réaliser les désirs de certains jeunes des couches moyennes ou aisées, qui tirent leur épingle du jeu en se nichant dans cet interstice », TOZZI Michel, Syndicalisme et nouveaux mouvements sociaux. Régionalisme, féminisme, écologie, Paris, Editions ouvrières, 1982, p.152.

scepticisme vis-à-vis des modes de contestation traditionnels empêche de les classer à l’extrême-gauche, comme l’illustre cette déclaration d’un militant :

« Les manifestations lycéennes, le mouvement des infirmières, etc, on a

l’impression de courir derrière sans jamais y arriver. Cela n’a jamais abouti. […] Est-ce qu’un mouvement social c’est bien par définition ? Ce n’est pas sûr du tout. Je dis que toute révolte est bonne car elle va à l’encontre du productivisme, mais derrière qu’est-ce qu’il y a ? Souvent c’est pas passionnant. Est-ce que plus d’infirmières dans les hôpitaux c’est bien ? […] Les lycéens ils voulaient des gommes et des crayons, ça n’allait pas très loin »342.

Cette position n’est sans doute pas représentative de l’ensemble de la mouvance, mais elle atteste de la recherche d’un « ailleurs » politique – différent du centrisme343 – par des milieux sociaux qui ne trouvent que difficilement leur place dans le clivage capital/travail mis en avant par les forces de gauche : on note la nette surreprésentation dans l’électorat écologiste des classes moyennes éduquées, caractérisées par un capital scolaire élevé et une position sociale moyenne. Pour certains auteurs, ils se situeraient dans un « non lieu » social : « ni dominants, ni dominés, ni maîtres, ni esclaves, quelque part entre les points extrêmes de la structure, en position neutre, le degré zéro de la domination, là où se balancent et se neutralisent la domination subie et la domination exercée »344. L’héritage de Mai 68 est souvent revendiqué par les écologistes comme un repère identitaire, mais en y opérant un « tri » :

« L’existence du mouvement écologiste est concomitante à la quasi-disparition des

mouvements politiques institués qui sont apparus après Mai 1968. Je pense au mouvement trotskyste et, plus encore, au mouvement maoïste, qui ont simplement reproduit, dans des appareils minuscules, les structures des grands appareils traditionnels, comme le PC, par exemple. J’ai l’impression que le mouvement écologiste aujourd’hui, c’est ce qui reste de meilleur du gauchisme quand on l’a dépouillé de son côté apparatchik minoritaire. Il en garde la sensibilité »345.

342

Cité in ROCHE Agnès, Raisons et significations de l’émergence de l’écologie politique

en France à la fin des années 80, thèse de l’EHESS, 1992, p.275.

343

Voir l’étude de SAINTENY Guillaume, « « Les dirigeants écologistes et le champ politique »,

Revue française de science politique, vol.37, 3, 1987, pp.21-32. L’auteur montre qu’une minorité

seulement de dirigeants écologistes se situe au centre de l’échiquier politique.

344

VARIN Michel, « Communautés utopiques et structure sociale : le cas de la Belgique francophone », Revue Française de Sociologie, Volume 18, 2, 1977, p. 242.

345

L’originalité de la critique écologiste tient dans sa volonté d’imposer un nouveau clivage, en lieu et place des anciens antagonismes. La difficulté pour eux réside dans une définition claire des enjeux qu’ils entendent imposer, ce qui n’est pas chose aisée346. Ce flou identitaire caractérise un mouvement multiforme, qui se mobilise aussi bien contre le programme nucléaire qu’au sein de multiples associations de protection de la nature, l’écologie politique serait pour certains auteurs une réponse à un ensemble d’aspirations diffuses347. L’espace politique disponible pour les écologistes est certes dégagé par la marginalisation du centrisme ; cependant, l’absence d’alternance, telle qu’elle s’est produite en Allemagne, les oblige à partager le rôle de force de contestation avec les partis de gauche.

Il est en tout cas identifié comme un intrus dangereux par l’ensemble des partis politiques traditionnels, qui tentent de disqualifier les écologistes en réactivant notamment les clivages socio-économiques. La menace semble être étayée par la montée en puissance de la préoccupation écologique dans les années 1970, d’autant plus que les écologistes commencent à participer au processus électoral, d’abord dans des élections municipales puis à l’élection présidentielle de 1974 avec la candidature de René Dumont ; cependant les écologistes développent un rapport au champ politique bien particulier, ils entendent y imposer de nouveaux modes d’intervention.