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La question technocratique

2 ème partie : Morphologie

Section 1 : La mobilisation de forces militantes

A. La question technocratique

L’intervention des clubs politiques dans le débat public a suscité, comme on l’a déjà évoqué, des réactions souvent hostiles de la part des militants « traditionnels », agacés par l’apparition d’intrus dans leur sphère d’action. Un argument récurrent pour leur dénier toute légitimité consiste à dénoncer leur composition sociale : les clubs, et plus particulièrement le Club Jean Moulin, seraient le mode d’expression privilégié d’un « complot technocratique », complot visant à dessaisir les responsables politiques de leurs compétences et – argument venu le plus souvent de la gauche – à collaborer avec le pouvoir gaulliste, en soutenant le renforcement du pouvoir exécutif inscrit dans la logique de la Vème République. L’interrogation sur le pouvoir supposé de la technocratie transparaît dans plusieurs ouvrages488, témoignant d’une inquiétude des milieux politiques (et plus spécialement des parlementaires) devant la montée des « experts » décrite par Delphine Dulong489.

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MEYNAUD Jean, La technocratie. Mythe ou réalité ?, Paris, Payot, 1964. Deux ans plus tard paraît le livre de Philippe BAUCHARD (journaliste), Les Technocrates et le pouvoir. X-Crise, CGT,

clubs, Paris, Arthaud, 1966, l’auteur dressant un continuum entre les cercles de réflexion des années

30 et les clubs des années 60, en déplorant leur instrumentalisation par les hommes politiques : « le

club croit naïvement qu’il peut se servir de l’homme providentiel : Blum, Pétain, de Gaulle, Mendès France. L’expérience montre que ce sont les hommes providentiels qui se servent des clubs et des technocrates, les laissent dans l’ombre ou ne les font apparaître en pleine lumière que lorsqu’ils cherchent un bouc émissaire », p.11.

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« Tous ces acteurs engagés à des titres divers dans la planification contribuent de façon

déterminante à la transformation des modes de légitimation de l’action publique qui accompagne le renforcement de l’exécutif. Ils constituent en effet une véritable communauté épistémique ou, pour le dire autrement, un réseau de consolidation à l’intérieur duquel s’objective une représentation du monde qualifiée de « moderne », dont la particularité majeure est de valoriser le plan au détriment de la loi, l’économie au détriment du droit, l’exécutif au détriment du législatif et, plus encore, la compétence au détriment de la représentativité politique. Car s’il est un point commun entre tous ceux que nous désignons comme les « planificateurs », c’est bien la « compétence » particulière dont ils se prévalent (que ce soit dans les domaines technique, économique et/ou social), « compétence » au nom de laquelle ils revendiquent une capacité de représentation et d’intervention pour la définition du bien commun dans la cité. », DULONG Delphine, La question technocratique : de l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses universitaires

Il se dessine en effet, dans une série de secteurs sociaux et intellectuels490, un mouvement de critique du parlementarisme tel qu’il a fonctionné sous la IVème République, une aspiration diffuse à moderniser, rationaliser, transformer une société française qui serait encore trop attachée à son passé. Procédant par amalgame, les militants politiques vont reprocher aux clubistes de partager la vision radicale, énoncée seulement par quelques personnalités, d’une relève du responsable politique par le scientifique491. Un véritable déluge de critiques est ainsi adressé au Club Jean Moulin, considéré comme un des représentants majeurs d’une technocratie cohérente et consciente de ses intérêts, qui recouperaient en grande partie ceux du gaullisme : qu’il s’agisse de Jean Poperen qui dénonce une « social-technocratie »492 abandonnant la lutte des classes au profit de l’impératif d’efficacité , de François Mitterrand, qui stigmatise quelques années plus tard « des clubs tels que « Jean Moulin » et « Echanges et projets », dont on sait la triste fin dans les cabinets ministériels et les conseils de banques »493 ou encore des fondateurs du CERES494, la gauche « classique » ne ménage pas le club. De la même manière, Pierre Bourdieu et Luc Boltanski le considèrent comme faisant partie de la classe dominante495 ; pour Bastien François, il aurait été « l’épicentre du réformisme technocratique de gauche »496 qui a participé à la consolidation des nouvelles institutions.

S’il est certain que le socialisme du Club Jean Moulin est modéré et rejette le cadre d’analyse marxiste traditionnel – ce qui ne peut que l’opposer à des militants

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Dans le secteur agricole avec le CNJA, dans le milieu des chefs d’entreprise avec la Centre des Jeunes Patrons ; dans le domaine des sciences sociales avec l’autonomisation progressive de la sociologie et de l’économie. Voir le remarquable travail de Delphine Dulong qui analyse de manière transversale ces évolutions.

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L’économiste Jean Fourastié déclare ainsi : « si les savants d’étaient appliqués à rechercher les

lois de l’évolution politique et sociale des nations avant de rechercher les lois de la physique et de la chimie, les Etats seraient dès maintenant tous gouvernés par des hommes de science au lieu d’être

[sic] le plus souvent par des ignorants, des impulsifs, des sots ou des fous furieux », cité in DULONG Delphine, op.cit, p.29.

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POPEREN Jean, La Gauche française. Le nouvel âge, 1958-1965, Paris, Fayard, 1972, p.30.

493

MITTERRAND François, La Paille et le Grain, Chronique, Paris, Flammarion, 1975, p.260.

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Ce dernier est encore plus acide à l’égard des clubs dans lesquels s’engagent des fonctionnaires revendiquant une fausse neutralité idéologique : « parce qu’ils croient à l’Etat sans voir ce qu’il est,

ils n’ont d’autres choix que de s’abandonner au cynisme, ou cette forme démocrate-chrétienne de la conscience malheureuse que sont les sociétés de pensée. Les plus accomplis font les deux. Prébendiers sordides ou boy-scouts infatigables, les mandarins de la société bourgeoise sont des chevaliers du désespoir transi. […] Le Club Jean Moulin hier et aujourd’hui, demain le Centre Démocrate, et je ne sais quoi plus tard, montrent comme le mouvement rapide de l’âge et des honneurs sait faire d’un révolté un témoin. Témoin tourmenté et pervers de sa propre révolte, figure parfaite du faux témoin. [...] Il s’agit de faire voir que l’on a su détester samedi soir ce dont on s’accommodera assez bien dimanche », MANDRIN Jacques (pseudonyme de Jean-Pierre

Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez), L’Enarchie ou les mandarins de la société

bourgeoise, Paris, La Table ronde de Combat, 1967, p.113-114.

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BOURDIEU Pierre, BOLTANSKI Luc, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la

recherche en sciences sociales, Paris, juin 1976, n 2/3, p 4-73

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socialistes qui optent pour l’alliance avec le PCF –, l’image d’un club d’énarques favorable aux projets du général de Gaulle semble fausse : non seulement les énarques ne représentent qu’une minorité des membres du club, mais la fonction publique au sens large n’y est pas non plus majoritaire497 ; quant aux questions institutionnelles, elles ont toujours divisé le club, qui porte une appréciation mitigée de la réforme de 1962, qui s’arrête à mi-chemin dans l’établissement d’un régime présidentiel498.

Conscient de cette image négative de club de technocrates, Jean Moulin ne ménage pas ses efforts pour prouver le contraire : cela passe par la publicisation de ses projets, de ses idées, à travers des ouvrages comme L’Etat et le citoyen, dont l’un des axes principaux est la volonté d’associer davantage les citoyens aux affaires publiques, via la « planification démocratique » et « l’économie concertée ». On peut reprocher au club son approche technique et pragmatique des problèmes de la société française ; en revanche, on ne peut guère soutenir qu’il agisse dans l’ombre, en profitant des positions de certains de ses membres dans l’administration (on verra plus loin que le club refusera de manière nette l’adhésion d’un membre de la majorité gaulliste, voir infra, 2ème partie). Très attaché au rôle du Parlement, le Club Jean Moulin n’appelle pas à un gouvernement de techniciens ou de « managers », à la différence de Technique et Démocratie (voir infra).

Ces polémiques répondent à des stratégies concurrentes à l’intérieur de l’espace des structures non-partisanes : les clubs militants, tels la CIR ou l’UGCS, entendent se présenter comme des organisations plus proches des réalités militantes et de la base de la famille socialiste, contre un Club Jean Moulin toujours suspecté de ne pas vouloir vraiment la victoire de la gauche et d’y préférer des réformes raisonnées et raisonnables des institutions. On dispose malheureusement de très peu d’informations sur la composition des autres clubs, qu’ils appartiennent au groupe des Assises ou à la CIR : on ne peut donc mener une comparaison systématique des

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Voir ANDRIEU Claire, op.cit, p.192-206. L’auteure comptabilise 152 hauts fonctionnaires sur la durée d’existence du club, soit 17% des effectifs ; elle insiste sur le fait que le dynamisme du club est lié à la synergie entre différents milieux sociaux (hauts fonctionnaires, enseignants, journalistes, cadres du secteur privé). On remarque cependant que l’origine sociale des membres, toutes professions confondues, est souvent parisienne et bourgeoise : la base sociologique du club correspond à une certaine élite sociale.

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Georges Vedel en tête, le club souhaite la suppression du droit de dissolution de l’Assemblée par le président de la République et entend restaurer pleinement le rôle du Parlement, pour parvenir à l’établissement d’un régime présidentiel à l’américaine. En revanche, le club est unanime pour critiquer le parallèle établi par de nombreux militants de gauche entre le général de Gaulle et Louis- Napoléon Bonaparte et pour refuser toute forme de nostalgie pour une IVème République jugée inefficace.

origines sociales de leurs adhérents, qui aurait permis d’évaluer la proportion respective des secteurs public et privé au sein de chaque organisation (ainsi qu’à l’intérieur de la catégorie de secteur public sur la répartition entre membres de l’Administration et d’autres catégories, telles celle des enseignants). On peut au moins souligner que le Club Jean Moulin ne veut pas accueillir en son sein des députés et des sénateurs, à la différence d’une CIR qui est un moyen pour une partie du personnel politique de la IVème République d’effectuer son retour499.

Les craintes quant à la montée en puissance des technocrates sont-elles totalement injustifiées ? Un club à part, Technique et Démocratie, semble confirmer par son discours une volonté de remettre en cause le rôle des responsables politiques.

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Ainsi le « contre-gouvernement » calqué sur le « shadow cabinet » britannique annoncé par François Mitterrand en 1966 comporte-il assez peu de nouvelles figures : on y trouve entre autres Guy Mollet et René Billières.

L’engagement des politistes au sein des clubs politiques

Plusieurs membres du Club Jean Moulin sont professeurs à l’université, le plus souvent en droit public et/ou en science politique : Georges Lavau notamment écrit des articles dans la RFSP relatifs à la vie des clubs politiques. Cet engagement des savants dans la vie politique, parfois en confrontation directe avec les états-majors partisans, comme cela a été le cas lors des négociations sur la Grande Fédération, entraîne une confusion entre les activités scientifiques et militantes : le colloque organisé en novembre 1965 par l’AFSP, intitulé « L’état des forces politiques à la veille de l’élection présidentielle. La candidature

Defferre : analyse rétrospective », le révèle crûment, avec un débat houleux.

François Goguel reconnaît que les clubs ont sous-estimé « la résistance des appareils » qui vivent dans une sorte de circuit fermé ; Georges Vedel déplore le fait que

Joseph Fontanet ait « reproduit systématiquement la position de Guy Mollet », même s’il reconnaît que les clubs ont été « un peu trop neutres, un peu trop témoins » et ont fait preuve d’un « amateurisme politique qui n’a pas permis à leurs représentants de saisir

toutes les subtilités du jeu qui se jouait devant eux ; et aussi un certain goût de la pureté allié à un certain refus des responsabilités qui ne leur permettraient pas de parler de pair à compagnon et d’égal à égal avec les représentants des partis ». Quant à Maurice Duverger,

il se montre sévère à l’égard de Gaston Defferre, car la bataille n’a pas été seulement perdue faute de troupes mais également faute « d’un général qui aurait poussé jusqu’au bout sa

stratégie. QU’est-ce qui est arrivé ? On est allé au bord du Rubicon, après quoi sur la rive du petit fleuve on a envoyé au consul Guy Mollet pour lui dire : «Est-ce que le Sénat de Rome nous donnera l’autorisation de franchir le Rubicon ?». En fait on attendait un geste du Sénat qui pouvait justifier d’une certaine façon le franchissement du Rubicon. Il est évident que l’on n’emmène pas les gens au bord du Rubicon pour y pécher à la ligne, et c’est ce que l’on a fait ».

Après cet échange, un intervenant s’étonne du parti pris des participants : « Je croyais

qu’une réunion de ce type avait pour but de discuter sur l’analyse des forces d’un point de vue objectif ; je suis surpris que nous ayons affaire ici, en quelque sorte, à des « stratèges » qui décrivent les raisons de leur échec ». Pessimiste quant au rôle des intellectuels, il

ajoute : « Nous jouons un jeu assez artificiel quant nous essayons d’intervenir en tant

qu’intellectuels sur des forces politiques qui, en réalité, nous échappent. Je crois que nous pouvons les regarder, de loin, comme des « savants » enfermés dans une cage vitrée, et je n’ai pasdu tout l’impression que nous puissions agir en tant que spécialistes de sociologie politique, sur ces forces ». Il craint que la sociologie engagée ne dérive « en propagande ou en tactique », rejoint sur ce point par Jean-Claude Colliard.

M. Royer, un brin provocateur, compare la réunion à une toile de Rembrandt où des docteurs autopsient un cadavre, or il y a selon lui des meurtriers parmi les médecins ; il cite des représentants de la SFIO et du MRP (sans les nommer) : « les spécialistes de science

politique ont compliqué notre tâche en voulant à tout prix mettre les points sur les « i », en voulant que soient claires des choses qui se fussent accomodées du clair-obscur. Ils ont voulu nous empêcher de faire du « nègre-blanc », alors que c’eût été la seule méthode pour avancer en une telle affaire, la réalité se chargeant ensuite de mettre les choses à leur vraie place ». L’appréciation est sans doute exagérée, les clubistes ayant plutôt tenté de proposer

des compromis sur les sujets litigieux pendant les négociations (voir infra, 3ème partie). Pour Georges Vedel, les clubistes sont intervenus en tant que simples citoyens et, in fine, l’acceptation de l’élection du président de la République au suffrage universel direct et la nécessité d’un regroupement des forces politiques sont désormais des choses admises, ce en quoi l’opération n’est pas un échec complet.

L’interrogation, au sein de la science politique, sur l’engagement de ses représentants, est alors brûlante : on peut en effet considérer qu’il y a là une franche confusion des limites entre l’analyse et l’action, les commentateurs étant en même temps des acteurs très directs des recompositions politiques à l’œuvre. Comment discuter alors objectivement « l’état des

elle pas franchement bafouée ? A l’inverse, les politistes peuvent être en droit de refuser de rester dans une « tour d’ivoire » et réclamer un droit de participation à la vie de la Cité.

Ce questionnement important traverse encore aujourd’hui la discipline : le congrès 2009 de l’AFSP, qui s’est tenu à Grenoble, comportait une séance plénière intitulée « L’utilité sociale de la science politique et l’engagement politique de ses praticiens », qui a occasionné un riche débat entre les participants. Outre le problème du rapport aux médias, sans doute plus aigu dans la période contemporaine, ils ont développé plusieurs arguments à la fois pour et contre l’engagement des politistes :

- Pour : les politistes étant des citoyens comme les autres, il paraît difficile de leur dénier le droit à une activité militante, dès lors que celle-ci est assumée et publicisée. Il faut bien sûr se garder des recherches commanditées par le pouvoir, qui trouverait là un moyen de légitimation, mais rien n’empêche les politistes d’utiliser leur compétence à l’argumentation pour éclairer les enjeux du débat public. Il faut garder à l’esprit le risque d’adopter un ton normatif mais, ces garde-fous respectés, il est possible que l’engagement puisse conduire à une meilleure connaissance du terrain et procurer un « supplément d’âme » au chercheur ; de plus, on pourrait avancer que les professeurs doivent enseigner le goût des affaires publiques à leurs étudiants.

- Contre : le chercheur engagé risque de procéder à un transfert illégitime de légitimité épistémique et de faire passer ses opinions pour une vérité scientifique. Partant, il risque de fragiliser l’institution scientifique, dont la neutralité paraîtra contestable. Une conception exigeante du métier devrait conduire à refuser d’utiliser le savoir en dehors du champ scientifique, l’objectif principal étant de faire progresser la connaissance. On aurait tôt fait de « flécher » l’action des dirigeants politiques en formulant des diagnostics qui n’auraient que l’apparence de l’impartialité.

Ce questionnement dépasse le cadre de ce travail de recherche, mais il reste d’actualité : les universitaires peuvent trouver dans les structures non-partisanes un moyen de sortir des enceintes des facultés et de diffuser leur savoir à un public beaucoup plus large. La gestion de la médiatisation et le maintien d’une distinction claire entre activités militantes et activités scientifiques semblent être les deux problèmes majeurs pour tout politiste qui souhaite jouer un rôle actif en politique. Gageons que ce débat va se poursuivre et s’approfondir, sachant que le phénomène continue aujourd’hui (Dominique Reynié, professeur à l’IEP de Paris, est ainsi le président de la Fondapol).