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CHAPITRE 2 CADRE THÉORIQUE

1. Pour une analyse sociologique des politiques curriculaires

1.1 Une lecture sociologique des politiques éducatives

Notre analyse porte sur les politiques curriculaires, c’est à dire un aspect des politiques éducatives qui sont elles-mêmes considérées plus généralement comme un « secteur » ou domaine des politiques publiques. La problématisation des politiques éducatives ne va pas de soi. Jusqu’à une période récente, les sociologues se penchaient peu sur la question des politiques publiques et, réciproquement, les analystes des politiques publiques négligeaient l’objet « éducation » qui demeurait un « continent noir » pour leur discipline (Buisson-fenet, 2007, p. 385). Or, en résonnance avec les recompositions théoriques de la sociologie politique, une lecture de l’éducation en termes d’« action publique » se développe depuis les années 1990. Les chercheurs prônent l’utilisation de ce terme pour trois raisons : « tout d'abord, elle permet de renvoyer à l'avènement de politiques publiques moins stato-centrées et surtout multi-niveaux; ensuite, de souligner les limites de la cohérence des programmes publics et de la nécessité de les déconstruire; enfin, de distinguer plus nettement le vocabulaire des acteurs (qui parlent plutôt de politiques publiques) de celui des analystes » (Hassenteufel, 2008, p. 23). Les analyses des politiques éducatives qui mobilisent les concepts et outils de la

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sociologie de l’« action publique » sont encore peu nombreuses, mais font l’objet d’un intérêt croissant de la part des nouvelles générations de chercheurs (van Zanten, 2011, p. 22).

Face à la définition « classique » insistant sur les interventions des autorités publiques pour résoudre certains problèmes, ce courant remet en question une vision de la politique comme processus instrumental, linéaire, rationnel et stato-centré (Maroy et Doray, 2008, p. 18). Au contraire, on déplace l’analyse vers qui se passe au sein même des sociétés dans les interactions multiples qui les structurent, justifiant ainsi le terme de « sociologie » de l’action publique (Commaille, 2010). Le point commun des travaux qui s’inscrivent dans cette approche est de prendre en compte la pluralité d’acteurs impliqués dans cette construction, leurs échanges et le sens qu’ils leur donnent, mais aussi les institutions, normes, procédures qui gouvernent ces interactions (Lascoumes et Le Galès, 2012). Cette sociologie est ainsi caractérisée par l'attention portée aux acteurs appréhendés dans une « double perspective stratégique et cognitive » et à leurs modes d'interaction (Hassenteufel, 2008, p. 21). La notion d’« action publique » serait par ailleurs plus à même de prendre en compte l’ensemble des interactions qui agissent à des niveaux multiples, du local à l’international (Lascoumes et Le Galès, 2012).

1.1.1 La nécessaire « déconstruction » des politiques publiques

Comme le rappelle Hassenteufel, la sociologie de l’action publique permet de souligner « les limites de la cohérence des programmes publics et la nécessité de les déconstruire » (2008, p. 23). Cette approche invite à se pencher sur les « références » en fonction desquelles les politiques se formulent, les « valeurs et finalités » auxquelles elles ont recours pour se justifier (van Zanten, 2011), considérant qu’une politique publique constitue avant tout une représentation du système sur lequel on veut intervenir (Muller, 2000) et non pas uniquement un programme d’action pour résoudre un problème public. Dans cette perspective, les changements dans les politiques éducatives témoignent d’une transformation des catégories cognitives et normatives à partir desquelles la réalité scolaire est appréhendée. Par exemple, Maroy et Mangez (2011) avancent qu’un nouveau paradigme sous-tend la formulation des politiques éducatives contemporaines : l’école serait de moins en moins considérée comme

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« institution » et instance de socialisation et de plus en plus comme « système de production » des compétences et savoirs utiles pour les individus qui composent la société.

Au-delà des acteurs politiques, c’est un nombre croissant d’acteurs institutionnels qui jouent un rôle clé dans la co-construction, l’importation et la traduction de nouveaux référentiels ou paradigmes dans les réalités institutionnelles et politiques. Les évolutions des systèmes éducatifs seraient portées par des entrepreneurs de changement qui diffusent, légitiment de nouvelles orientations, contribuant ainsi à transformer le cadrage cognitif dans lequel se pensent les politiques scolaires, tout cela dans un contexte international favorable au changement (Maroy et Mangez, 2011).

1.1.2 Interdépendance des niveaux dans l’action publique éducative

Dans un contexte de recomposition de l’action publique, l’État se trouve dépassé par le haut et par le bas. D’une part, le poids de plus en plus tangible des dynamiques transnationales a accéléré la rupture avec la conception classique de l’État (Lascoumes et Le Galès, 2012). Dans le champ éducatif, cette lecture de l’action publique permet de prendre en compte le rôle de plus en plus marqué des instances supranationales et de la diffusion à l’échelle globale d’idées et de dispositifs éducatifs (van Zanten, 2011). Les institutions internationales effectuent un travail de légitimation et d’objectivation des orientations, contenus et instruments des politiques publiques, par la production de rapports, données comparatives, classements et de benchmarking (Hassenteufel, 2005, p. 125). Ces productions peuvent contribuer à l’émergence de réformes nationales. Ainsi, des résultats jugés faibles à des évaluations internationales peuvent « mettre en crise » le cadrage cognitif et normatif partagé par les acteurs du secteur éducatif (Maroy et Mangez, 2011). Cette lecture de l’action publique éducative soulève également la question de la convergence des politiques publiques sous l’effet de dynamiques transnationales (Hassenteufel, 2005) et engage à des travaux comparés.

D’autre part, les approches qualitatives et microsociologiques de l’école qui analysent les initiatives prises par les acteurs, contribuent à renouveler la notion de politique éducative : elle ne procède plus d’une ligne tracée d’en haut par l’État mais résulte aussi d’une pluralité d’interventions au plan local, aux échelons intermédiaires. Le plus souvent, « les études sur les réformes s’interrogent seulement sur les conditions qui rendent possible l’introduction d’un

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changement institutionnel et non sur sa réception et sa mise en œuvre, ses conditions de recevabilité et de praticabilité » (Draelants, 2008, p. 137). Or, une lecture sociologique des politiques publiques appréhende ces dernières comme « construction collective » qui s’actualise au cœur d’interactions sociales (Hassenteufel, 2008).

Les décideurs ne sont pas les seuls, ni nécessairement les principaux, acteurs d'une politique. En réalité, tous les acteurs qui interprètent, traduisent et mettent en œuvre une politique, doivent être considérés comme les acteurs de la politique. Ainsi, dans le champ de l'éducation, cela signifie que les acteurs intermédiaires (les cadres administratifs et pédagogiques) ou locaux (les enseignants, les chefs d'établissement) sont des acteurs centraux pour saisir le sens et l'évolution d'une politique. (Mangez, 2008, p. 5)

Dans le champ curriculaire, les acteurs du niveau « intermédiaire » peuvent jouer un rôle important dans le travail de médiation d’une réforme, dans les systèmes éducatifs où ces acteurs sont mandatés pour opérationnaliser les injonctions politiques (sous forme de programme de cours par exemple). Ils peuvent tirer profit de la marge d’autonomie dont ils bénéficient pour exercer une influence sur le curriculum (Mangez, 2008). Les acteurs locaux quant à eux bénéficient de facto de larges marges d'autonomie dans l'organisation de leurs actions. La mise en œuvre locale des réformes peut être analysée au niveau de l'établissement en tant qu'acteur collectif et au niveau de l'enseignant en tant qu'acteur individuel (Ibid.).

Les recherches empiriques menées par des sociologues montrent qu’il est pertinent de s’interroger sur les processus de mise en œuvre au niveau meso et micro, car eux seuls nous donnent la « clé » du sens des transformations en cours, de ce que produisent effectivement les politiques publiques (Draelants, 2008). Le sens d’une politique serait en constante transformation au fur et à mesure que les acteurs s’en saisissent, d’où la nécessité d’analyser les politiques « en acte », car « leur devenir sur le terrain demeurerait largement indéterminé » (van Zanten, 2011, p. 18). Ainsi l’ « action publique » s’inscrit davantage dans l’horizontalité ou la circularité qu’elle n’obéit à une conception linéaire et hiérarchique (Commaille, 2010).

1.1.3 Conclusions sur l’apport de la sociologie de l’action publique »

De ces « lectures » sociologiques des politiques éducatives, et notamment les analyses en termes d’action publique, nous retenons les éléments suivants :

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- L’enchevêtrement des niveaux d’action, dans un espace institutionnel dépassé par le haut et par le bas (Buisson-Fenet, 2007).

- L’importance des « cadres » dans lesquels sont pensés les problèmes et solutions relatifs à une politique publique, qui sont de plus en plus tributaires du « global ».

- L’importance des médiations que subissent les politiques éducatives, qui donnent lieu à des recontextualisations dans des espaces intermédiaires et locaux.

- Enfin ces approches relativisent fortement la rationalité attribuée aux processus sociaux et se démarquent du caractère simplificateur, décontextualisé et normatif d’autres approches, notamment économiques (Maroy et Doray, 2008). Une lecture « sociologique » vise à rendre compte du caractère composite des politiques publiques (Maroy, 2008) et met en avant l’importance des tensions et contradictions qui peuvent en résulter.

1.2 La constitution de l’objet « curriculum » à partir d’une perspective