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CHAPITRE 3 MÉTHODOLOGIE

1. La démarche : pourquoi et quoi comparer?

1.2 Rendre intelligibles des variations à la fois spatiales et temporelles

Notre approche comparative s’inscrit dans la démarche caractérisant la sociologie du curriculum, au sens où elle s’attache à rendre intelligibles aussi bien des « variations temporelles » que des « variations contemporaines » dans l’espace (Isambert-Jamati, 1995, p. 10).

Tout d’abord cette recherche vise à comparer des politiques dans deux systèmes éducatifs. Pour reprendre la distinction établie par Vigour (2005) entre choix intuitif et pragmatique et choix reposant sur une stratégie comparative, la sélection des deux systèmes éducatifs relève à la fois de l’un et de l’autre. Le choix des cas à comparer s’est fait de façon pragmatique tout en veillant à rester pertinent au regard de la problématique de recherche. Les facteurs qui incitent généralement au pragmatisme sont des affinités particulières avec un pays, la connaissance de la langue, la volonté de travailler avec certains chercheurs, mais également les ressources matérielles, l’accès au terrain, les contacts déjà établis. Surtout, la comparaison suppose une certaine familiarité avec le terrain, donc des contacts directs avec les cas observés. Dans le cas de cette thèse, ces facteurs sont bien entendus rentrés en ligne de compte. Néanmoins, nous avons également pris en compte le degré de pertinence d’une comparaison entre ces deux cas. En particulier, il se fonde sur les raisons suivantes :

- L’analyse sociologique des curricula et des politiques curriculaires est peu développée dans la littérature francophone. Il nous semblait que des concepts aussi riches que ceux développés par Bernstein pouvaient éclairer les processus à l’œuvre au Québec et en France de façon originale et heuristique.

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- En contexte francophone, les comparaisons dans l’espace portant sur les curricula sont rares par rapport aux comparaisons dans le temps alors qu’elles permettraient de rendre compte des conceptions qui informent les systèmes éducatifs (Mons, Duru-Bellat et Savina, 2012).

- Ce qui rassemble les deux systèmes éducatifs en question est que chacun d’entre eux a fait l’objet de réformes inspirées par des référentiels commun, en particulier celui de l’approche par compétences. Cependant, il s’agit de deux systèmes éducatifs contrastés. Par rapport à la comparaison de deux cas similaires (Vigour, 2005), la comparaison de cas contrastés nous permet d’interroger la notion de convergence des politiques curriculaires contemporaines à travers la diffusion d’un « curriculum mondial » (Meyer, 2007). La comparaison a été guidée par les lectures préalables qui permettaient d’envisager deux systèmes éducatifs francophones présentant des différences importantes en termes d’organisation des systèmes, de poids des différents acteurs, de culture scolaire, valeurs et traditions curriculaires. Ces caractéristiques sont présentées de façon synthétique dans le Tableau V.

- Enfin, la langue commune permet de faciliter l’analyse et la comparaison du discours de la réforme et des textes pédagogiques ainsi que du discours des acteurs, et ainsi d’éviter en partie un écueil central de la comparaison internationale, celui de la traduction des concepts, des catégories (Vigour, 2005).

Ces deux cas présentaient par conséquent des objets d’étude féconds pour cette recherche.

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Tableau V Caractéristiques des systèmes éducatifs français et québécois

Caractéristique France75 Québec76

Scolarité obligatoire

Scolarité obligatoire (6-16 ans) : 5 années d’enseignement primaire et 4 années de

« collège » (tronc commun) au terme desquelles l’élève obtient le diplôme national du brevet (DNB). Continuation de la scolarité jusque l’âge de 16 ans en lycée d’enseignement général ou technologique ou lycée professionnel.

Effectifs (premier et second degré) : 12,3 millions (source : ministère, 2014-2015).

Scolarité obligatoire (6-16 ans) : 6 années d’enseignement primaire et 5 années

d’enseignement secondaire - dont 2 ans de tronc commun, le premier cycle du secondaire – au terme desquelles l’élève obtient un diplôme d’études secondaires (DES).

Effectifs (premier et second degré) : 995,178 (source : ministère, 2014).

Organisation Degré de centralisation demeure relativement fort. Mouvement progressif de déconcentration

(transferts de compétences vers les autorités académiques) depuis les années 1960.

À partir des années 80 (lois de décentralisation) : décentralisation politique (transferts de

responsabilités à des autorités locales élues) et fonctionnelles (transferts de responsabilités aux établissements).

Faible influence des sciences de gestion et de la NGP.

Degré de centralisation modéré, décentralisation demeure relativement forte.

Système traditionnellement décentralisé : commissions scolaires (CS) comme gouvernements locaux élus; mainmise des organisations religieuses sur l’éducation par l’entremise des CS.

À partir des années 1960 : prise en charge de l’éducation par l’État.

Mouvement de décentralisation à la fin des années 1990 contrebalancé par davantage d’emprise de l’État central sur les CS et les établissements à la fin des années 2000. Adoption de la loi sur l’administration publique (2000) introduit la NGP dans le système éducatif. Acteurs Enseignants : fonctionnaires de l’État, recrutés

par concours nationaux.

Syndicats : fort pouvoir syndical. Personnels de l’Éducation nationale très syndiqués.

Parents : rôle faible (autorisés à intervenir sur des sujets à la périphérie de la classe).

Enseignants : employés par les commissions scolaires.

Syndicats : fort pouvoir syndical; personnels automatiquement syndiqués.

Parents : rôle relativement important (représentés notamment parmi les Commissaires des CS). Valeurs Égalité républicaine, universalisme et laïcité

restent des valeurs centrales.

Éducation pour tous, promotion d’un projet éducatif pour le Québec dans le contexte canadien (Rapport Parent, 1963); passage de l’égalité d’accès à l’égalité du succès (ÉGÉ, 1996-1997). Tradition

curriculaire

Encyclopédisme; École républicaine héritière des Lumières (connaissances fondées en raison, visée émancipatrice, autonomie par rapport aux particularismes et influences locales).

Modèle encyclopédique « à la française » jusqu’aux années 1960. Influences nord- américaines (humanisme centré sur la personne, pragmatisme) à partir des années 1960.

75 Sources : Bouvier, 2014; Holmes et McLean, 1989; Meuret, 2007; Mons, Duru-Bellat et Savina, 2012; Osborn,

Broadfoot, McNess, Planel, Ravn et Triggs, 2003.

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Par ailleurs, notre comparaison ne se limite pas à l’échelon national. En effet notre approche est également multi-niveaux puisque nous observons la recontextualisation des politiques nationales à l’échelon intermédiaire du système éducatif. La comparaison internationale multi-niveaux permet de prendre en compte les divers niveaux d’action où s’opèrent des processus de traduction et de recontextualisation :

Ces processus de médiation entre les différents niveaux d’action mettent en évidence les sources de maintien des spécificités, nationales ou locales. Ils soulignent les processus de diffraction des modèles et des influences issues de l’émergence d’acteurs et de dispositifs trans ou supra nationaux. (Maroy, 2010, p. 163)

Une telle analyse peut contribuer à mettre au jour l’existence de tensions et de tendances partiellement contradictoires.

Enfin, notre démarche inclut une dimension temporelle, puisque nous analysons l’évolution du discours pédagogique sur une période moyenne (dix ans environ), ce qui nous permet de rendre nos observations plus robustes : « L’observation de différences apparentes ne peut être prise pour argent comptant : elle doit être référée à des trajectoires qui peuvent être convergentes ou divergentes, ou se présenter sous la forme de chassés-croisés » (Gueissaz, 2003, p. 272). De même, les similitudes ne peuvent être qu’apparentes et relever du croisement momentané de deux trajectoires orientées différemment. La comparaison dans le temps apparait nécessaire pour mesurer les évolutions dans chaque système.