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CHAPITRE 3 MÉTHODOLOGIE

2. Résultats de l’analyse du corpus

2.2 Période 2 (2007-2015) : infléchissement du discours vers des orientations

À partir de 2007, l’adoption de nouveaux textes et les modifications apportées aux textes existants vont marquer un glissement de plus en plus prononcé vers un renforcement du cadrage (séquençage et rythme d’apprentissage) et une évaluation centrée sur les performances classificatrices.

2.2.1 Réhabilitation des notes et performances classificatrices

Un premier infléchissement s’opère en 2007 avec les modifications apportées au RP. Celles-ci rendent obligatoires la présentation des résultats de l’élève par une note en pourcentage et l’ajout de la moyenne de groupe dans le bulletin de l’élève (Québec, 2007). Notes chiffrées et classements sont donc de nouveau des pratiques légitimes, par rapport au discours officiel de la période précédente129.Le nouveau RP s’accompagne d’un nouvel outil,

129 Pour rappel, le bilan ne devait pas résulter d’un calcul arithmétique à partir des résultats enregistrés en cours

de cycle. On encourageait la diversité des façons d’exprimer les résultats obtenus au premier cycle (par exemple, par une lettre).

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une « table de conversion » qui coexiste avec les échelles des niveaux de compétence, et doit permettre de « convertir » le niveau de compétence en note130. Cependant, les dispositions de 2007 concernent uniquement la « conversion » des résultats des élèves pour les seules fins de la communication aux parents, dans le bulletin scolaire. Il appartient encore aux enseignants de choisir comment constituer ces résultats.

Ce n’est plus le cas en 2010. Les modifications apportées au RP (Québec, 2010) marquent un déplacement plus important en modifiant la façon de constituer le résultat de l’élève, ceci de deux façons. Tout d’abord, le texte rend obligatoire un calcul de moyenne des résultats obtenus en cours d’année (pondération des notes), donnant ainsi du poids à ces notes – même si le dernier trimestre pèse plus lourd, comptant pour 60% de la note finale. Ensuite, les échelles de compétence sont remplacées par de nouveaux outils, des « cadres d’évaluation » qui indiquent les pondérations à appliquer entre compétences disciplinaires et intègrent des critères d’évaluation renvoyant à la maîtrise des connaissances ciblées dans la « progression des apprentissages » (voir ci-après la section 2.2.2).

Le nouveau RP impose également un bulletin unique dont le format est standardisé pour toutes les écoles. La structure du bulletin reflète le renversement dans les pratiques légitimes : on y présente en premier lieu une grille avec le résultat des étapes dans l’année, le résultat final, par discipline, et la moyenne de groupe – alors que les « commentaires » plus qualitatifs passent au second plan.

2.2.2 Un temps scolaire plus rigide : vers une normalisation du rythme d’apprentissage

Ces changements importants modifient le séquençage et le rythme d’apprentissage, allant dans le sens d’un découpage du temps scolaire plus net et uniforme. Ainsi, le RP (2010) impose des étapes d’évaluation uniformes pour toutes les écoles. Avec la détermination préalable de moments d’évaluation précis, le temps scolaire n’est plus seulement pensé en fonction du rythme de chaque élève, entraînant ce que Dutercq et Lanéelle (2013) nomment la

130 Les instructions annuelles 2007-2008 donnent des indications quant à la façon de « convertir » les résultats :

« après avoir situé l’élève par rapport à un intervalle donné, l’enseignant lui attribue la note qui traduit de manière la plus juste possible l’état de développement d’une compétence. Cette décision de l’enseignant peut prendre en compte d’autres critères, telle la fréquence avec laquelle l’élève a satisfait aux exigences et la qualité de son travail » (MELS, 2007).

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« normalisation » du rythme d’apprentissage soumis à un calendrier national (à tel moment de l'année, les élèves sont censés avoir acquis tel niveau). En outre, le bilan des apprentissages est remplacé par un troisième bulletin annuel, ce qui remet implicitement en cause l’idée même de cycle (et donc l’idée d’un rythme plus lent).

La définition d’un séquençage plus net passe également par d’autres textes (adoptés en 2010 en mathématiques et en 2011 en français) portant sur la « progression des apprentissages » (PDA). Le statut de ces documents est défini de la façon suivante : ils modifient les programmes d'études en les complétant (MELS, 2011c)131. Sorte d’addenda au PFEQ, ils introduisent un autre découpage temporel, annuel et non plus par cycles. La tonalité et la présentation visuelle de la PDA contrastent fortement avec le PFEQ. La section intitulée « Index des contenus à enseigner systématiquement » est particulièrement révélatrice de ces nouvelles règles de cadrage beaucoup plus explicites : un long tableau répertorie les éléments contenus par année (par exemple, en français, l’accord du déterminant sera vu en telle année, l’accord de l’adjectif en telle année, etc.). Or, nous avons vu que le PFEQ est censé donner à l’enseignant une grande « latitude » pour agencer les éléments du programme (MEQ, 2003c).

De ces différentes indications, nous retenons les points suivants : ce qui régule le découpage du temps scolaire n’est plus le rythme d’apprentissage de chaque élève. L’enseignant dispose d’une marge de manœuvre plus restreinte pour organiser les apprentissages dans le temps, puisque des stades précis dans l’acquisition et l’évaluation des apprentissages sont prédéfinis. On tend vers une standardisation du séquençage et du rythme d’apprentissage au niveau de la province (et non plus vers une harmonisation des pratiques au sein de l’école).

2.2.3 Des contenus davantage hiérarchisés mais qui restent tournés vers le non-scolaire

La PDA adoptée pour chaque programme disciplinaire se caractérise par une séparation et une hiérarchisation plus nette des contenus à l’intérieur de chaque discipline, relativement au programme. La PDA offre « un portrait précis et détaillé des éléments de

131 Nous verrons dans la partie III que leur statut dans la hiérarchie des textes en « usage » peut également varier

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contenu à travailler » (2011d, p. 4)132. Les cadres d’évaluation afférents rappellent que la compréhension des notions va du simple au plus complexe (MELS, 2011a).

Le document se présente sous forme de listes de contenus séparés par champs disciplinaires (algèbre, arithmétique, etc.), marquant l’effacement des principes transversaux au profit des sous-disciplines traditionnelles. Cependant l’ouverture vers des contenus non- scolaires ne disparaît pas pour autant. En français, la PDA (MELS, 2011d) fait le lien avec les « familles de situations » décrites dans le PFEQ, telles que « s’informer en ayant recours à une variété de textes courants et de médias ». Comme dans le PFEQ, on souligne l’importance de rendre les connaissances « utiles », visant des finalités qui se situent hors de l’école elle- même, notamment en lien avec les interactions de l’élève avec ses amis, sa famille, les médias. La place des textes « courants » reste centrale. En mathématiques, la PDA met l’accent à la fois sur le savoir tourné vers des contextes purement mathématiques et sur le savoir outil (Bednarz et al., 2012). Le texte souligne que les apprentissages s’appuient sur des situations

concrètes liées à la vie quotidienne et que « l’utilisation pertinente de concepts mathématiques et de stratégies variées permet d’appréhender efficacement divers sujets de la vie quotidienne » (MELS, 2010, p. 5).

Ce mouvement vers un découpage plus net des contenus va de pair avec une hiérarchisation des contenus à l’intérieur des disciplines. D’une part, le RP (Québec, 2007) a réintroduit la pondération des contenus que l’on trouvait dans les programmes des années 1980-90133. D’autre part, de nouveaux examens ministériels en français à la fin du premier cycle du secondaire (compétence en écriture) sont mis en place en 2008134. Au sein de la compétence « écrire », l’élève est évalué en lien avec deux types de situations : « informer en élaborant des descriptions » et « appuyer ses propos en élaborant des justifications ». Par

132 On peut rapprocher la présentation des contenus dans la PDA au programme de français de 1995 qui, selon

Roy (2002), se caractérisait par un listage officiel des contenus et se rapprochait ainsi des « programmes listes » en vigueur avant la Révolution tranquille.

133 Ainsi, les compétences « lire » ou « écrire » pèsent chacune deux fois plus que la compétence « communiquer

oralement ».

134 Les commissions scolaires doivent déterminer des cibles à atteindre concernant la performance des élèves à

ces examens et les écoles se fixer des objectifs d'amélioration en écriture. Elles devront prendre le résultat de l’élève en compte : l’épreuve obligatoire ministérielle compte pour 20 % du résultat final de l’élève (MELS, 2011c).

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rapport à l’ensemble des situations définies dans le PFEQ, celles retenues renvoient plutôt à un usage instrumental de la langue, en contexte scolaire ou dans la vie quotidienne – par exemple, diffuser des renseignements demandés, accompagner un graphique, étoffer une demande ou encore expliciter une démarche. Ces familles de situation s'appuient également davantage sur des textes de la vie courante : capsules d'information, journal, rapport de laboratoire, vignette, légende, notice, sondage, protocole, consignes, règles, lettre de sollicitation ou de candidature. Par contraste, les situations qui ne sont pas évaluées (« inventer des intrigues en élaborant des récits » et « expérimenter divers procédés d’écriture en élaborant des textes inspirés de repères culturels ») renvoient davantage à l'expression de la vision du monde de l'élève, la créativité, le plaisir d'écrire, l'imagination; elles visent à stimuler la créativité, à « faire rêver », à « accroître la sensibilité de l'élève » à travers des textes tels que récits d'aventure, contes, poèmes (MEQ, 2003a, p. 112).

2.2.4 Déplacement de notions emblématiques à forte charge symbolique

Alors que depuis 2000 le discours pédagogique tendait à relativiser le statut des « connaissances » au profit des « compétences » (elles-mêmes s’appuyant sur les connaissances parmi d’autres ressources), les textes officiels à partir de 2007 remettent systématiquement au premier plan le terme « connaissance » tout en continuant d’affirmer la finalité de développement de compétences (Québec, 2007; Québec, 2010; MELS, 2011d). En 2010, les compétences transversales ont d’ailleurs disparu du RP.

L'évaluation est le processus qui consiste à porter un jugement sur les apprentissages, soit des connaissances et des compétences disciplinaires, à partir de données recueillies, analysées et interprétées, en vue de décisions pédagogiques et, le cas échéant, administratives. (Québec, 2010)

Enfin, d’autres glissements de sens marquent un infléchissement dans les attentes en termes de conduites des élèves, en particulier la mise au second plan des aspects touchant la personnalité de l’élève. Nous trouvons l’indice d’un tel déplacement dans la reformulation des compétences « en termes usuels » dans de nouveaux « libellés » adoptés sous forme d’addenda au PFEQ (MELS, 2008), censés en faciliter la compréhension par les parents. Or, certains termes clés qui avaient un poids symbolique dans le discours pédagogique vont évoluer de façon significative. L’une des neuf compétences transversales, « Actualiser son potentiel », se

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voit ainsi reformulée en « Faire des efforts ». Or, la notion d'effort, très peu présente dans le PFEQ, renvoie à un principe hiérarchique explicite (Mangez, 2008) alors que la notion d'actualisation du « potentiel », emblématique du PFEQ, est au contraire un marqueur du modèle de la pédagogie invisible selon Bernstein (1990).

Autre indice : les compétences particulièrement orientées vers le développement personnel passent au second plan. Désormais, seules celles renvoyant à des savoirs et techniques instrumentaux (de type exploiter les technologies de l’information et de la communication, se donner des méthodes de travail efficaces) et au développement réflexif (exercer son jugement critique) peuvent faire l’objet de « commentaires » dans le bulletin scolaire.

Enfin, on observe un déplacement dans le type de pratiques pédagogiques valorisées par le discours officiel. Un référentiel d’intervention en lecture publié en 2011 (MELS, 2011e) propose une démarche et des outils pour soutenir le développement de la compétence à lire. Le référentiel s’inscrit explicitement dans un courant « fortement influencé par l’approche

Response to Intervention » (Ibid., p. 8) – soit la Réponse à l’Intervention ou RAI. Ce courant,

qui s’est développé aux États-Unis, valorise un enseignement « efficace », codifié autour d’étapes prédéfinies (par exemple le dépistage, qui permet de former des sous-groupes d’élèves et de réguler l’intensité de l’intervention). La définition de ce qui constitue un enseignement « efficace » basé sur la recherche reste relativement vague dans le référentiel, la notion pouvant renvoyer à des approches « allant d’un niveau élevé de contrôle exercé par l’enseignant, comme l’enseignement explicite, à un niveau élevé de contrôle exercé par les élèves, comme l’enseignement réciproque » (Ibid., p. 29). Néanmoins, une place très importante est faite à l’enseignement explicite et aux approches centrées sur l’enseignant135. Nous verrons dans la partie III que ce document, non prescriptif, va occuper une place centrale dans le travail des conseillers pédagogiques québécois.

135 Le document se réfère aux travaux de chercheurs québécois qui favorisent ces approches (Bissonnette,

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Conclusion

Rappelons que ce chapitre s’était fixé pour objectif de caractériser l’évolution du discours pédagogique au Québec, en dégageant le mouvement opéré par les textes officiels sur la décennie 2000. Les résultats de l’analyse du corpus documentaire permettent de dégager deux périodes, qui se distinguent du point de vue des valeurs qui sous-tendent classification, cadrage et évaluation.

Dans une première période (2000-2007), qui correspond à l’adoption des textes centraux du Renouveau pédagogique, le discours officiel marque un mouvement très net vers le pôle invisible. Le degré d’invisibilisation des classifications, des formes de contrôle sur l’apprenant et des critères d’évaluation est élevé. On assiste à la définition d’un curriculum « intégré » qui introduit une forte perméabilité entre savoirs disciplinaires mais aussi entre l’intérieur et l’extérieur de l’école. Le temps scolaire se fait plus souple, plus lent, pour s’ajuster au rythme de chaque élève. Un enseignement individualisé, personnalisé, doit permettre à chaque jeune de développer ses potentialités. L’évaluation porte sur le développement global de l’élève, ses processus internes (cognitifs, mais aussi affectifs). De façon concomitante, le discours pédagogique délégitime fortement les programmes précédents et les pratiques antérieures, en particulier la pédagogie par objectif qui devient un modèle repoussoir.

Dans un deuxième temps (à partir de 2007 et plus nettement à partir de 2010), ces orientations sont fortement atténuées : on observe un changement dans la force du cadrage (en termes de rythme et de séquençage des apprentissages) et, de façon encore plus saillante, dans les critères d’évaluation, avec un regain de légitimité des classements et de la performance objectivée par la note136. Dans une moindre mesure, les aspects les plus transversaux comme les DGF et les compétences transversales passent au second plan. On s’éloigne du principe « intégrateur » qui subsumait les disciplines. Le discours pédagogique fait alors une place de plus en plus grande aux caractéristiques du modèle visible instrumental. Au lieu d’être régulé

136 Pour rappel, le rapport à l’évaluation est un indicateur clé qui permet de distinguer le modèle visible

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de l’intérieur, par la progression de l’élève dans l’actualisation de ses compétences, le discours instructeur est désormais régulé par des normes imposées par le RP et par la progression des apprentissages. On assiste parallèlement à un accroissement du contrôle externe sur les performances attendues à travers le poids accru de l'évaluation standardisée dans une matière considérée prioritaire, le français. Des cibles de performance concernant les résultats des élèves sont fixées par la CS et par l’école. Enfin, les contenus ciblés par les évaluations ministérielles renvoient à une conception « instrumentale-pragmatique » du savoir (Forquin, 2008)137 qui met l’accent sur l’efficacité dans la conduite de démarches de types scolaire et non-scolaire. Au final, l’identité projetée par le discours pédagogique apparaît moins centrée sur le développement personnel et l’actualisation de soi, et davantage centrée sur une gamme d’attitudes plus étroites (organiser son travail de façon efficace, travailler en équipe, etc.). Autre indice qui vient soutenir la thèse de la montée d’un modèle visible instrumental (et non pas d’un modèle centré sur les disciplines), les savoirs relevant de la vie quotidienne, les life

skills (Bernstein, 1990), ont gardé une place centrale.

Au final, cet assemblage de textes relève d’un modèle composite car des textes centraux de 2003 (notamment le PFEQ) sont toujours en vigueur. Par ailleurs, certaines pratiques emblématiques du discours pédagogique de la première période, comme l’usage du bilan des apprentissages et des échelles de compétences, ont été maintenues pour certaines catégories d’élèves. Ainsi des exceptions sont autorisées et précisées dans les instructions annuelles, notamment pour les EHDAA138. Les pratiques qui tendent le plus vers la pédagogie invisible sont ainsi limitées à certains sous-groupes.

La Figure 4 propose une représentation schématique des changements que nous venons de décrire. Nous avons positionné les textes sur un axe chronologique (axe horizontal) et sur

137 Pour reprendre la typologie de Forquin, ce n’est pas la dimension « culturelle patrimoniale » du savoir qui

privilégie le corpus d’œuvres transmis par les générations antérieures, ni la définition « logico encyclopédique » (qui met l’accent sur la consistance d’un édifice du savoir bâti sur des éléments épistémologiquement incontestables) qui priment. On est plutôt du côté d'une définition « instrumentale-pragmatique » qui met l’accent sur les compétences de base indispensables dans un contexte social donné pour réussir sa vie personnelle et professionnelle (2008, p. 19).

138 Par exemple, les instructions annuelles de 2007-2008 précisent les dispositions particulières à prendre pour ces

élèves. Les CS peuvent les exempter des nouvelles dispositions du RP. Par exemple le bulletin contiendra l’indication par une cote (lettre) de sa progression au regard des objectifs fixés pour lui.

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un continuum entre pôle invisible et pôle visible (axe vertical). Ce positionnement donne une indication relative de l’orientation pédagogique caractérisant chaque texte. Les textes sont positionnés les uns par rapport aux autres, par effet de contraste. Par exemple, le régime pédagogique de 2005 favorise un cadrage du discours instructeur plus lâche et une évaluation plus implicite que le régime pédagogique de 2007, ce dernier étant lui-même sous-tendu par des valeurs de cadrage et d’évaluation plus faibles que le régime pédagogique de 2010. Ainsi, les textes situés vers le bas du graphique sont caractérisés par des valeurs plus faibles en termes de classification, cadrage et évaluation. On voit les deux périodes se distinguer assez nettement sur l’axe vertical invisible-visible, chacune regroupant un ensemble relativement homogène de textes. Enfin, nous voyons qu’en 2015 (moment de la collecte de données qui fera l’objet de la partie III) deux textes clés datant de 2003 (PFEQ et Politique d’évaluation) sont toujours en place.

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