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Chapitre 3. 1942 : Changement de régime et durcissement de la captivité à l’Ouest

3.5 Une collaboration croissante avec les États-Unis

Au cours de l’année 1942, Washington se prépare à la captivité de guerre. Les autorités du War Department et du State Department sont conscientes que les États-Unis feront face, dans un avenir proche, à cette réalité et devront gérer les enjeux soulevés par les prisonniers de guerre. Non seulement les forces américaines, en participant aux combats, vont assurément capturer des militaires ennemis, mais des soldats américains vont aussi tomber entre les mains des Allemands. Le problème principal pour les Américains est leur manque d’effectif actuellement formé pour assurer ces opérations sur leur territoire, mais surtout l’expertise limitée sur le sujet à Washington. Afin de pallier à ces manques, les spécialistes militaires américains prennent exemple sur leurs alliés possédant déjà une expérience dans la pratique de la captivité. En ce sens, le Canada, en tant que principal geôlier du Commonwealth, devient modèle intéressant de par sa proximité géographique et la collaboration nord-américaine déjà en place.

49 BAC, RG24, C-5332, Memorandum to DEA, Establishment of an Advisory Committee on the Protection of Canadian Interests in Enemy Territory and the Treatment of Enemy Interests in Canada, 12.03.1942.

Suivant cette logique, l’entente américano-britannique concernant le transport de prisonniers via les États-Unis constitue une occasion d’acquérir de l’expérience avec les militaires allemands. Les Canadiens, responsables des opérations, préparent l’arrivée des détenus en collaboration avec leurs homologues américains. Des réunions sont tenues à New York et Washington en avril et mai 1942 afin de coordonner les procédures. L’Office of Provost Marshal General (OPMG), chargé de la garde des détenus aux États-Unis, s’engage à fournir un certain nombre de gardiens pour le débarquement des captifs, mais demande à ce que les Canadiens soient officiellement responsables des transferts. Les Américains soulèvent leur expertise limitée pour ce type d’opérations et surtout, le peu de personnel disponible et formé pour cette tâche, soutenant même devoir employer des militaires afro-américains pour combler le manque de main-d’œuvre. Le Canada et la Grande-Bretagne s’opposent d’ailleurs à cette mesure de craintes qu’elle suscite des plaintes chez les officiers allemands en raison de leur conception raciste du traitement des militaires50. De plus, Washington propose de placer des officiers dans les trains vers le Canada afin d’observer les méthodes employées par les Canadiens pour assurer la sécurité : « The Americans are anxious to gain experience in movements of this nature and propose to send a few officers and other ranks on each train in order to learn the methods employed51. » Ottawa accepte les requêtes de leur voisin52, en plus de transmettre aux autorités américaines une liste détaillée du personnel, les instructions pour la surveillance, l’escorte des captifs et le débarquement, ainsi que l’horaire et le trajet des trains53. On fait de même pour chaque transport suivant opéré via New York.

Bien que ces opérations soient assurées par les deux alliés nord-américains, Londres demeure impliquée dans le processus en raison de ses responsabilités pour la détention au Canada. Des représentants britanniques participent donc aux préparatifs, assistent aux opération de débarquements et restent informés des échanges canado-américains afin d’éviter tout problème

50 BAC, RG25, Vol. 2761, Rapport du sergent Orville M.M.Kay pour Major-Général, Défense Nationale, Ottawa, 15.05.1942.

51 BAC, RG25, Vol. 2761, Memorandum from H.L. Macpherson to Department of National Defence, Prisoners of War from Middle East. Arrival New York, U.S.A., Ottawa, 15.05.1942.

52 BAC, RG24, Bobine C-5395, Memorandum National Defence, Transfer Prisoners of War, Ottawa, 23.04.1942. 53 BAC, RG24, Bobine C-5395, Report for the Department of National Defence to All District Officers Commanding, German Prisoners of War from the Middle East. Annexe A— Train Schedules, Escort, etc., Annexe B— Composition of Trains, Annexe C— Instructions to Train Escorts, 11.05.1942.

avec l’Allemagne54. D’ailleurs, malgré le bon déroulement général des transports via New York, des plaintes sont émises par deux prisonniers à l’été 1942. Ceux-ci critiquent les conditions de détention insalubres et la brutalité des gardiens américains à l’hôpital de Fort Hamilton à Brooklyn durant leur transit vers le Canada : « We were both locked in a small cellar (1.5m x 2.5m) infested by rats, no ventilation, so our clothes were continually damp and cold […] the following transport to Canada we were handcuffed. Even to use the toilet, we were not freed of them. As we protested about this unjust treatment, were threatened with the revolver55. » Selon Berlin, la faute revient aux Britanniques qui doivent prendre arrangement avec les Américains pour que Washington soit pleinement responsable du traitement des détenus sur son territoire56.

Pour les Britanniques toutefois, le caractère isolé et particulier de cet incident ne justifie pas un transfert de responsabilité entre Londres et Washington. Les Américains ont agi seulement comme gardiens temporaires57. Aucune mention subséquente n’est relevée de cet évènement.

Parallèlement aux transports, Ottawa et Washington poursuivent leur collaboration en échangeant davantage d’informations relatives à la captivité au Canada. D’abord, on coordonne la surveillance de la frontière pour contrer les tentatives d’évasion en hausse dans les camps canadiens. Face à la possibilité que des fugitifs allemands se retrouvent aux États-Unis, les autorités américaines demandent à leurs homologues canadiens, via la légation canadienne à Washington, d’établir une politique de sécurité commune. Advenant la fuite de captifs, la procédure prévoit que la Gendarmerie royale du Canada et la Direction de l’internement alertent l’ambassade américaine à Ottawa dans les plus brefs délais. Cette dernière informera immédiatement le U.S. Border Patrol, le U.S. Immigration and Customs Officials, le State Police concerné ainsi que le Federal Bureau of Investigation (FBI), tout en fournissant un maximum de renseignements sur les captifs en cavale. La mesure connait toutefois quelques problèmes dans sa mise en application. En fait, le FBI critique Ottawa pour la lenteur des communications, non seulement pour lancer l’alerte d’une évasion, mais aussi pour signaler la recapture des fugitifs, relevant des délais de plus de 24 heures58. En réponse, les Canadiens rappellent leur volonté de

54 BAC, RG25, 2761, Memorandum from H.L. Macpherson, 15.05.1942.

55 TNA, FO916/306, Complaints from Prisoners Peters Willi and Puchstein Reinhard to Consul General of Switzerland, Canada, 22.07.1942.

56 TNA, FO916/306, Memo from German Legation Berne to Foreign Office, London 3.10.1942. 57 TNA, FO916/306, Memo from Henry Satow to War Office, London, décembre 1942.

coopérer avec les Américains. Cependant, en cas d’évasion, les informations doivent parvenir en premiers lieux aux autorités canadiennes. De plus, la découverte d’une évasion est souvent relevée seulement au matin, ce qui explique les délais notés par Washington59.

Cette coopération canado-américaine mène finalement à un accord officiel à l’hiver 1942 entre le ministère de l’Immigration canadien, la GRC, le U.S. Department of Justice et le State Department. L’entente inclut un rapatriement au Canada des fugitifs capturés aux États-Unis et le traitement des détenus selon la Convention de Genève60. Aussi, afin d’accélérer la transmission de l’information, les Canadiens proposent d’avertir directement les autorités américaines en cas d’évasion, et ce, sans attendre la description des fugitifs, ni avoir obtenu la confirmation de leur recapture par la RCMP. De plus, Ottawa suggère d’établir des communications directes entre les différentes autorités canadiennes et américaines responsables de la recherche des prisonniers en fuite, évitant ainsi de passer par les canaux diplomatiques à Washington et Ottawa. Les différents acteurs concernés pourront ainsi plus facilement coordonner leurs efforts tout en assurant une surveillance accrue à la frontière61. La DOI fait aussi parvenir aux Américains plusieurs informations sur les camps canadiens : nombre de prisonniers, futurs transferts, localisation des camps, nombre de gardiens, etc.62 Finalement, on transmet des rapports décrivant les techniques employées par les captifs pour s’évader, notamment la construction de tunnels, afin d’aider les Américains dans la surveillance des futures installations de détention aux États-Unis63.

Par ailleurs, le service de renseignement canadien partage plusieurs documents concernant le moral des détenus, leur opinion face au nazisme et leur attitude envers les autorités. On note la présence de plusieurs individus considérés comme « nazis fanatiques » parmi les captifs64. Ces

59 BAC, RG18, Vol. 3566, Letter from R. Armitage to M. J. Lynch, FBI, 18.06.1942.

60 BAC, RG18, Vol. 3566, Folder Escapes from Internment camps, Document Minister to Immigration Ottawa, Under Secretary of State for External Affair to Washington, 15.04.1942.

61 BAC, RG25, Vol. 2811, Memorandum from Col. Streight DOI, to N.A. Robertson, DEA, Notification to the U.S. Government of escapes from internment camps, 23.02.1942.

62 NARA, RG389, 452, Box. 1409, Report 1168 from National Defence, Ottawa to OPMG, Washington, 7.03.1942. 63 NARA, RG389, 452, Box. 1409, Report, Incidents Leading to Discovery of Tunnel under Administration Building, by Lt.-Col.R. Hamilton Bliss, Commandant—Camp 30, 5.05.1942. Report by Veterans Guard, Attempted Escape. Discovery of a Tunnel, 19.09.1942. et RG389, Entry 452, Box. 1408, Report by Veterans Guard of Canada and Enclosure reports, Preparations for Escape by POWs, 20.10.1942.

64 NARA, RG389, 452, Box. 1409, Military Intelligence Division, Military Attaché Report Canada, German POW in Canada, 8.10.1942.

informations visent à définir ce fanatisme : opinions et comportement des détenus. Ces échanges témoignent de l’établissement d’une dynamique de coopération entre Ottawa et Washington par rapport aux renseignements stratégiques utiles à la propagande alliée. Les Canadiens y voient une occasion de contribuer à un projet interallié, alors que les Américains obtiennent davantage d’informations sensibles sur l’ennemi, essentielles au Political Warfare. D’ailleurs, les spécialistes américains incitent leurs homologues canadiens à poursuivre leurs travaux dans ce sens, notamment le projet de radio diffusion des témoignages de prisonniers proposés par Ottawa en 1941 : « […] the Americans have made an approach to the Minister of National War Services asking him to press the Canadian authorities for action65. » Les États-Unis par l’entremise de

l’Office of War Information à New York tiennent à contribuer à ce programme et proposent d’aider à l’analyse des témoignages, tout en assurant les communications avec les Britanniques. Pour leur part, les officiers canadiens seront responsables de recueillir les déclarations. Selon Washington, il s’agit d’une opportunité intéressante pour la propagande alliée puisque ces paroles de prisonniers sont susceptibles de faire augmenter les cotes d’écoute radiophoniques en Allemagne et donc d’avoir une plus grande influence sur l’opinion publique allemande66. À Ottawa, cette collaboration devient une occasion de confirmer aux Américains la responsabilité du Canada pour les détenus sur son territoire, même si on rappelle que Londres doit être consultée avant toute prise de décision sur ce projet :

[…] it is, of course, true that the United Kingdom Government will have to be consulted about Mr. Warburg’s proposal and there is no objection to him being told that the German prisoners of War in Canada are the wards of Great Britain. The view was originally held in some quarters that Great Britain was the Detaining Power and the Canadian Government simply an agent has been contested by the Legal Division of this Department, and the principle has now been established that the Canadian Government has full responsibility as a Detaining Power under the relevant international convention.67

Les témoignages sont recueillis dans les camps canadiens en octobre 1942. Au final, quelque 135 prisonniers allemands, majoritairement des membres de la marine marchande, mais aucun officier, acceptent de participer volontairement au projet. Les autorités américaines se disent satisfaites du matériel produit en attendant l’approbation des Britanniques. Ces déclarations vont permettre de véhiculer une image positive des Alliés au sein la population allemande, en

65 BAC, RG25, Vol. 2779, Note for Mr. Scott, Broadcasts of Messages by German prisoners of war in Canada, 28.04.1942.

66 BAC, RG25, Vol. 2779, Report, Broadcasting by German Prisoners of War, 23.06.1942.

démontrant leur respect de la Convention de Genève via le traitement équitable des prisonniers68. Cet aspect s’avère important à Washington puisque durant cette même période, les Américains négocient avec les Britanniques le transfert de plusieurs milliers de détenus sur leur territoire. Considérant la logique de réciprocité entretenue entre les Alliés et l’Allemagne, le respect du droit international demeure une priorité pour la propagande et surtout pour la protection des milliers de prisonniers américains qui vont se retrouver entre les mains des Allemands.

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