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Une approche anthropologique des objets graphiques

1.6. A propos des objets graphiques

1.6.5. Une approche anthropologique des objets graphiques

Quand on regarde des élèves de maternelle pendant des moments de discussion libre tels que l’accueil du matin, la récréation ou le goûter, on observe aisément que dans le domaine des activités langagières, la plupart des enfants font déjà preuve de savoir-faire nombreux et subtils. En d’autres termes, la sociabilité enfantine active dans sa dimension

verbale n’a pas besoin de l’écrit pour se manifester. Pour autant, empiriquement, nous

observons qu’en milieu scolaire, se superposent et interagissent des formes d’acculturation relevant d’âges différents, les premières fondées sur des pratiques orales dont l’origine est familiale, d’autres, le plus souvent d’origine scolaire mais pas exclusivement, intégrant des pratiques de l’écrit. De fait, il revient institutionnellement à l’école maternelle de favoriser chez les enfants l’accès à des pratiques fondées sur l’écrit. Ainsi, selon les programmes

successifs jusqu’à ceux de 2008, un des enjeux fondamentaux de l’école est de familiariser

les élèves avec l’écrit. Il s’agit alors de se demander comment procède l’école pour introduire

de l’écrit dans des activités au sens large d’enfants qui, sinon, ne l’intégreraient pas

spontanément dans leurs échanges.

Parmi les situations observées d’enseignement visant l’écrit, nous distinguons très globalement deux approches pédagogiques complémentaires pour mettre l’élève en "relation" avec des manifestations de ce savoir culturel : d’une part divers exercices manipulant des fragments d’écrit aboutissant à des productions individuelles, d’autre part l’institution de moments collectifs abondamment outillés en objets graphiques. Parmi les modes de scripturalisation du monde de la classe par les enseignants, nous considèrerons en particulier des routines scolaires et la façon dont celles-ci instituent des passages systématiques par des écrits à agencer, déplacer, aligner, compter.

Les Programmes de 2002 et de 2008 utilisent le terme de rituel. Ce terme emprunté à

l’ethnographie se définit comme un "passage" et engage une transformation du sujet. Routine

nous paraît correspondre plus justement à l’idée d’une simple réitération de gestes fonctionnels, progressivement intériorisés, que la situation scolaire institue. Les monographies rendent compte de ces routines à propos de l’écriture de la date, d’une symbolisation de la météo, du comptage des élèves présents et absents, d’une répartition de responsabilités à l’échelle du groupe-classe. Ces routines sont outillées par les enseignants avec de nombreux objets graphiques qui présentent des écrits tels que le nom des jours et le prénom des élèves, figurant sur des étiquettes mobiles.

Si, comme l’énonce J. Goody (1977), « même si l’on ne peut pas réduire un message au moyen matériel de sa transmission, tout changement dans le système des communications a nécessairement d’importants effets sur les contenus transmis » (p. 46), alors il est sûr que le

passage par l’écrit institué dans les routines a des effets sur la façon dont les enfants

considèrent les "objets du monde" représentés. Nous adhérons à l’idée que le traitement par écrit modifie le statut des entités représentées. Par exemple, pour ne parler que de l’outillage écrit des routines, représenter par écrit les jours de la semaine en fait un objet de focalisation et leur confère une valeur scolaire "incontestable" dans le monde de la classe. Un autre exemple du changement de statut de l’objet du monde désigné concerne les enfants de la classe eux-mêmes : la manipulation quotidienne de leurs prénoms écrits atteste symboliquement de ce qu’ils sont des élèves soumis à la logique du monde de l’écrit scolaire. Les enfants-élèves intègrent ainsi qu’ils existent à l’école aussi dans un monde "de papier". Ils

sont intégrés dans une logique d’écrit qui les recense et atteste par écrit de leur existence.

Rappelons que, dès la première année de maternelle, l’usage scolaire institue cette pratique. Ainsi les élèves sont amenés à marquer quotidiennement leur présence par un système d’étiquettes comportant d’abord une photo avec le prénom puis le seul prénom à placer à un endroit convenu dès leur arrivée. Cet écrit prend valeur de substitut et est commenté comme signe de présence pendant des moments collectifs routiniers.

1.6.5.1. Des significations portées par la surface écrite

Nous nous réfèrons aux travaux de Goody (1979, 1993) pour considérer avec lui l’écrit comme intégrant, d’un point de vue sémiotique, la surface sur laquelle s’alignent les signes scripturaux. En effet, depuis ses travaux sur l’écriture, traiter de l’écrit ne se limite plus à déchiffrer les seuls signes alphabétiques, mais prend en compte leur disposition sur leur support. Grâce aux analyses de Goody, nous savons que tout écrit alphabétique, en plus de transcrire la parole, comporte des usages graphiques strictement visuels qui ne donnent pas lieu à une oralisation spécifique. La disposition organisée de signes sur un support est signifiante et parle "directement à l’œil". Cette capacité sémiotique de l’organisation du support est indépendante du caractère alphabétique des signes mais, pour autant, relève pleinement de l’écrit. Les marques graphiques porteuses de significations se manifestent par la matérialisation de limites internes, par l’usage de marges, d’espaces, de divers jeux de positionnement relatif. Selon Goody, fondamentalement, le jeu graphique des relations entre

graphique et, en aval, d’un nouveau rapport aux objets du monde auxquels les signes renvoient.

Ce sont les indices graphiques non alphabétiques que l’élève doit repérer pour une compréhension fine du "message" qui nous intéressent. Parallèlement à un travail sur le code alphabétique, ces indices graphiques constituent des savoirs culturels cristallisés, des techniques visuelles d’organisation de la page que l’enfant doit être en mesure de repérer et à partir desquelles, avec les signes alphabétiques, il lui faut inférer la signification de l’écrit.

Nous postulons qu’entrer dans l’écrit intègre bien plus de "connaissances graphiques" que celles qui concernent les seules relations à établir entre graphèmes et phonèmes. Ce sont précisément les composantes spatiales de la signification d’un écrit plus que celles qui concernent la transcription phonétique de la langue orale qui intéressent notre étude.

Notre hypothèse mobilise les notions d’« espace graphique » et « graphématique

élargie » telles que les propose J. Hébrard (1983, p. 70). Se réfèrant à Goody, Hébrard considère en effet qu’il est nécessaire d’intégrer à l’étude des phénomènes de transcodage du langage, graphématique au sens communément admis, celle des indices propres à la surface occupée par les signes. Il s’agit d’explorer ce que permet la surface scripturaire que ne permet pas la successivité du discours oral. Pour illustrer son propos, le chercheur a analysé

l’évolution de la mise en page d’un ouvrage scolaire de grammaire latine entre le XVIe et le

XVIIIe siècle en observant comment la polyphonie du texte didactique (intégrant citation,

glose, note, exemple, discours rapporté etc.) était "rendue visible" par différents jeux typographiques de corps de lettre et de mise en page. Hébrard considère donc qu’une théorie

de la réception des textes doit prendre en compte l’espace graphique et les possibilités de

transmettre des informations qui sont spécifiques de la surface scripturaire. Il rappelle que, dans le cas des textes édités, ce sont les imprimeurs qui font les choix typographiques de mise en page et qui créent des usages qui influencent progressivement l’horizon d’attente des lecteurs. Dans le cas des objets graphiques scolaires conçus par des enseignants, ces derniers réalisent souvent les textes et leur mise en page. Se pose alors la question de la conscience qu’ont les enseignants de mobiliser des savoirs graphiques propres à la mise en page.

1.6.5.2. Une figure graphique particulière, la liste

Goody (1979) a étudié d’un point de vue anthropologique les premières organisations spatiales des supports écrits. Parmi les organisations graphiques relevées, il a identifié des « figures graphiques »(p. 58) telles que la liste ou le tableau usant de colonnes et de lignes. Il

s’agit de formes textuelles empruntées par les tout premiers textes écrits en Mésopotamie à

partir du VIe millénaire avant J.-C., dont la motivation était essentiellement économique et

administrative. Les systèmes d’écriture utilisés étaient logographiques.

Goody insiste sur le fait que le mode écrit n’est pas exclusivement et "simplement" une technique d’enregistrement de la parole. Il voit même dans l’indépendance de l’écrit par

rapport à la parole un « avantage » (p. 142) dans la mesure où elle favorise une fonction

proprement visuelle de l’écrit : examiner les signes durablement disponibles à l’œil, réarranger leurs agencements et, ce faisant, concevoir des classifications. Pour illustrer son

analyse, Goody décrit les « textes » auxquels les premiers systèmes d’écriture ont donné lieu,

à savoir des « listes lexicales ». Ces listes « sont à l’origine d’une branche particulière de la

connaissance connue sous le nom de Listenwissenschaft [connaissance des listes]. Cet ensemble abondant de tablettes sumériennes fournit une sorte d’inventaire de concepts, quelque chose comme un proto-dictionnaire ou une encyclopédie embryonnaire (p. 149). C’est la possibilité spatiale de rapprocher ou de séparer des signes renvoyant à des objets du monde qui a favorisé un travail classificatoire de notions.

Pour décrire les caractéristiques formelles d’une liste, Goody inventorie certains des

signes graphiques permettant d’en reconnaître la configuration : « La liste […] suppose un

certain agencement matériel, une certaine disposition spatiale ; elle peut être lue en différents sens, latéralement et verticalement, de haut en bas comme de gauche à droite, ou inversement ; elle a un commencement et une fin bien marqués, une limite, un bord, tout comme une pièce d’étoffe. […] ces limites, tant externes qu’internes, rendent les catégories plus visibles et en même temps plus abstraites » (p. 150). En effet, les limites perceptibles d’une liste, qui renvoient à une catégorisation d’objets du monde, peuvent se matérialiser par un trait, par un espace vide d’écrit, par une marge ou même le simple bord de la feuille-support.

En classe, les enseignants de maternelle utilisent les listes pour les jours de la semaine, les prénoms de la classe, des mots connus en lecture, des recettes de cuisine. Le genre textuel très ancien de la liste est un analyseur pertinent d’un certain nombre de situations scolaires proposées en maternelle.

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