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Des pratiques enseignantes comme actualisation d’une « forme scolaire »

1.4. A propos des pratiques enseignantes

1.4.2. Des pratiques enseignantes comme actualisation d’une « forme scolaire »

Enseigner est un travail qui mobilise des systèmes de représentations sociales. Ces représentations influencent notablement le mode d’institution de l’enseignement et, à l’échelle de chaque sujet enseignant, la façon de considérer son rôle vis-à-vis de ses élèves. Le concept

de « forme scolaire » situe cette relation dans son évolution socio-historique. Selon Y. Reuter

(2007 : 111 – 115), les caractéristiques majeures de ce concept sont dans la projection d’une relation pédagogique fondée sur une transmission formalisée, obéissant à des règles impersonnelles s’appliquant à tous et chacun, entre un maître et des élèves. La professionnalité du maître, l’interchangeabilité des acteurs ainsi que la dimension collective du groupe des apprenants constituent une forme spécifique de relation sociale.

La forme scolaire identifiée par Reuter (2007) s’organise autour de grandes catégories de pratiques de transmission par enseignement et apprentissage telles que l’exposition des

savoirs, les exercices, les leçons et les évaluations, et s’appuie sur des « outils spécifiques »

(cahiers, manuels, tableaux et affichages scripturaux…). De cette approche, il ressort qu’il existe pour chaque enseignant débutant des usages professionnels qu’il lui faut s’approprier.

Une des ressources du concept de forme scolaire est épistémologique. En effet, le

concept permet de « dénaturaliser certains fonctionnements en ce qu’ils sont historiquement

et institutionnellement constitués (c’est-à-dire qu’ils n’ont rien de naturel) et en ce qu’ils peuvent générer des problèmes d’apprentissage.» (p. 114). Or c’est précisément un phénomène de naturalisation de l’écrit qui est à l’œuvre dans certaines situations scolaires de grande section de maternelle. Telle est l’hypothèse de M. Laparra (2006) dans un article où l’auteur analyse des pratiques enseignantes qui recourent abondamment à des objets comportant de l’écrit et observe que, selon les enseignants, la manipulation d’objets porteurs

l’indique, encore faut-il s’interroger sur le transfert et la généralisation des connaissances induites par les objets. Dans le prolongement de ces questions, nous voudrions nous fonder

sur la visée dénaturalisante du concept de forme scolaire pour l’appliquer aux objets

graphiques très présents dans l’environnement scolaire.

Nous retenons pour l’instant que la notion de forme scolaire permet, à travers les

classes, le repérage d’invariants liant un enseignant, concepteur d’objets écrits avec une anticipation de leur usage, et des apprenants qui en infèrent des usages réels et un fonctionnement. Ce concept prend en compte les représentations des enseignants et des élèves à propos de l’écrit et leurs interactions langagières ou gestuelles en situation de classe.

1.4.3. « L’invention du quotidien »

Avec M . Altet (2006), on considère donc l’enseignement comme une pratique en partie prédéterminée, soumise à une organisation scolaire pré-existante. De même, le concept

de « forme scolaire » établit que les usages scolaires conditionnent la façon dont chaque

enseignant conçoit son rôle, ses gestes et la relation pédagogique. Pour autant, demeure une dimension d’indétermination au présent de la situation scolaire (Altet). En effet, dans les usages scolaires pré-construits que l’enseignant perpétue, il réside à l’échelle individuelle une

marge, elle-même instituée dans certaines limites toutefois, de bricolage laissée à l’initiative

du professionnel.

Notre choix du terme de bricolage mérite d’être interrogé. Appliqué aux activités

d’enseignement, ce mot comporte selon nous au moins quatre sens différents.

Le bricolage comme habileté manuelle

Ainsi, dans un premier sens directement lié au travail manuel, un enseignant réalise des objets donnant forme et "présence" à des savoirs socialement reconnus. Qu’un enseignant

soit amené à travailler manuellement n’est pas nouveau. Dans son Dictionnaire de pédagogie

et d’instruction primaire (Hachette, 1887), Ferdinand Buisson, pour des raisons tant économiques que pédagogiques, considère comme évident que fabriquer de ses mains fait

partie des compétences élémentaires attendues d’un instituteur : « L’instituteur a, lui aussi,

des devoirs propres quant au matériel : il faut d’abord qu’il s’en serve avec intelligence et qu’il le conserve avec soin, mais il importe, en outre, qu’il sache fabriquer lui-même certains petits appareils, tracer des cartes, recueillir et mettre en bon ordre des échantillons divers.

eux-mêmes sur les murs, et bon nombre confectionnaient des tableaux de lecture ou des solides géométriques. Cette habileté manuelle s’est perdue depuis que la fabrication du matériel scolaire est devenue une industrie importante (rubrique « Matériel », p. 1856). Cette dernière remarque évoque avec regret une époque où les enseignants, peu dotés en moyens financiers,

assuraient eux-mêmes la confection de la plupart des objets qui permettaient « d’éveiller

l’opinion, de montrer combien est profitable l’enseignement par l’aspect » (p. 1857). Nos observations nous amènent à dire qu’un grand nombre d’enseignants perpétuent un rapport manuel aux objets scolaires dont ils assurent la conception et la construction.

Le bricolage comme recyclage habile

Le second sens du mot provient de la théorisation du bricolage élaborée par

Lévi-Strauss dans La pensée sauvage (1962). L’enjeu, ici, du terme de bricolage est de proposer

une métaphore du mode de fonctionnement de la pensée mythique. L’anthropologue présente ainsi le mode opératoire du bricoleur qui, fondamentalement, "fait avec ce qu’il a" : « Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elle à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec « les moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble (…) est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de construction et de destructions antérieures » (p. 31). Pour Lévi-Strauss, le bricolage se définit donc par la capacité à recueillir des matériaux selon les opportunité, sans anticiper clairement pour chacun d’eux quel en sera l’usage et, à terme, en les ré-agençant dans une nouvelle œuvre, en les "recyclant". Empiriquement, nous savons combien un enseignant bricole de la sorte, "fait avec" ce dont il dispose sur le moment, et pour une part "recycle" à partir de ce qu’il a "conservé" : des idées de situation d’enseignement personnelles ou rencontrées, des préparations de classe, jusqu’aux objets scolaires eux-mêmes.

Nous rejoignons alors le rapprochement effectué entre bricolage et travail enseignant

par d’autres auteurs, comme Ph. Perrenoud (1983) et J-F. Halté (2002). Dans un article intitulé « La pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage », Perrenoud

établit une similitude entre la théorisation du bricolage élaborée par Lévi-Strauss et l’activité

enseignante de préparation. Pour cet auteur, parler de bricolage à propos du travail de

disposition d’esprit entre autres par l’« envie, justement, d’inventer, de façonner soi-même l’activité, de sortir de la simple consommation de moyens d’enseignement » (p. 206). Cette même référence anthropologique pour définir le travail enseignant a été proposée par Halté

(2002) qui évoque combien « la noblesse du bricolage, et sa pertinence, n’est plus à

démontrer depuis Lévi-Strauss. Il s’agit pour l’enseignant, de s’arranger avec une collection d’objets, d’outils, de matériaux constituée, de l’enrichir (…) ou de la modifier (par la pratique…). » (p. 18).

Le bricolage comme invention du quotidien

D’une façon complémentaire au sens premier de travail manuel et au sens conféré par Lévi-Strauss de réalisation produite à partir d’un répertoire fini et hétéroclite d’objets, existe

une autre acception de bricolage chez Michel de Certeau dans L’invention du quotidien / 1.

arts de faire(1990) . L’auteur recherche toutes les manifestations de « la créativité dispersée, tactique et bricoleuse des groupes ou individus pris […] dans les filets de la "surveillance" ». Telle est bien en effet la situation d’enseignant du premier degré qui est soumis à une autorité supérieure et quotidiennement appelé à décider seul des options concrètes de son travail professionnel. C’est en cela qu’il déploie une tactique bricoleuse.

Le bricolage comme expression d’une créativité systématique et opportuniste

Rappelons enfin que, dans une approche psychologique plus qu’anthropologique, Vergnaud postule une créativité inhérente au fonctionnement même de la pensée, créativité

qualifiée de systématique et d’opportuniste. Un enseignant au travail, inséré dans un

environnement avec lequel il interagit, use de répertoires d’action tout en s’adaptant à la

nouveauté de la situation : son comportement reproduit des actions empruntées à un habitus

professionnel et produit des actions nouvelles. Au-delà d’une adaptabilité humaine, on peut penser que les enseignants, pour mettre en œuvre le travail prescrit par les Programmes, sont tenus à une inventivité quotidienne bricoleuse. Fonctionnaire non-décideur des contenus et des horaires d’enseignement, il est attendu qu’un enseignant compose avec ces contraintes instituées et le groupe d’élèves dont il a la charge. Rappelons ici l’écart irréductible dont il a

déjà été question entre tâche et activité : l’enseignant tenu à une tâche professionnelle définie

par des textes, produit, dans un environnement spécifique, une activité professionnelle qui

tient du bricolage évoqué. L’enseignant développe alors des arts de faire dialectiquement

C’est de ces diverses formes d’inventivité bricoleuse-là que nous voudrions aussi témoigner dans les monographies.

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