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A propos des activités cognitives des élèves

L’objectif central de notre travail est de déterminer, le rôle en situation de classe des objets graphiques dans le processus d’apprentissage de l’écrit par les élèves.

Globalement, les situations d’enseignement intégrant des objets graphiques visent, dès la grande section de maternelle, les apprentissage de l’écrit. Apprendre à lire suppose l’acquisition de connaissances et de savoir-faire. Une partie des connaissances nécessaires est d’ordre linguistique et concerne le fonctionnement du code alphabétique, les correspondances graphophoniques et les régularités orthographiques. Etroitement associées aux connaissances alphabétiques se trouvent celles concernant les dimensions graphiques des supports écrits. Une autre part des connaissances à mobiliser est de nature culturelle et concerne les pratiques des lettrés et les objets porteurs d’écrit auxquels sont associés des usages sociaux. Les savoir-faire plus immédiatement opérationnels concernent l’activité de lecture : décoder et identifier des mots, reconstituer un énoncé en organisant des informations, produire du sens à partir de ce qui est écrit. La question qui se pose est celle du rôle joué par les objets graphiques scolaires élaborés par les enseignants dans les apprentissages scolaires qui sont visés.

Nous envisageons successivement la question de la progressivité d’une conceptualisation de l’écrit en nous référant à E. Ferreiro et une illustration de notre questionnement par l’usage scolaire fréquent des étiquettes-mots.

1.5.1. Progressivité d’une conceptualisation de l’écrit

Les travaux d’Emilia Ferreiro (2000) accordent une valeur épistémologique à la réflexion enfantine sur l’écrit. Selon cet auteur, un enfant en contact avec de l’écrit se forge une certaine conception des matériaux alphabétiques qui servent à écrire et du fonctionnement du système dans son ensemble. Dans cette logique, un enfant non alphabétisé qui est sollicité pour écrire un mot ou une phrase cherche à représenter par des tracés qui ne sont plus des dessins figuratifs les éléments du réel contenus dans les mots. Raisonnant par analogie, l’enfant cherche à retrouver des traits du réel dans les formes écrites qui lui correspondent ;

quand il réfléchit à "comment écrire", l’enfant est mobilisé par la représentation motivée du réel.

Plus précisément, à propos du concept de lettre, Ferreiro a observé que la question sur

ce que pourrait « dire » une lettre n’a pas de sens pour un jeune enfant de quatre ans et demi

car, pour lui, l’écrit, encore loin d’être un outil, existe d’abord comme objet : « Au début, les

lettres sont des objets particuliers du monde externe qui partagent avec les autres objets le fait d’avoir un nom. Elles ne veulent rien « dire », n’ayant pas encore le statut d’objets substituts » (2000, p. 20). Lors du stade élémentaire de la conceptualisation, un jeune enfant considère les écrits comme des objets du monde et les réifie : il ne met pas encore en correspondance l’ensemble constitué de lettres et une valeur sonore.

Dans le prolongement du constat de Ferreiro sur les difficultés à distinguer les "attributs essentiels" du système d’écriture et la tendance à en réifier les constituants, on conviendra de l’obstacle, pour les apprenants, à clairement identifier l’écrit sans l’"amalgamer" au support, c’est-à-dire à différencier le matériau proprement linguistique des caractéristiques de forme, de couleur, de taille du support.

Nous faisons l’hypothèse que, à la fois en amont et parallèlement à une compréhension

du fonctionnement de l’écrit, l’élève est tenu d’élaborer une conceptualisation de l’objet

graphique scolaire porteur d’écrit. Interroger l’apprentissage de l’écrit par les élèves renvoie à l’étude de l’usage qu’ont les élèves des objets porteurs d’écrit puis de l’usage spécifiquement scolaire des objets porteurs d’écrit.

Aborder la progressivité de la compréhension de l’écrit par les élèves passe par

l’observation de ce font les élèves avec les objets graphiques. Ce faire intègre les schèmes

moteurs, sociaux et langagiers "générés par" les objets graphiques. Les gestes et leur suspension, les hésitations et les silences constituent déjà des indices permettant d’inférer, partiellement, la dynamique d’un processus de compréhension en cours.

1.5.2. Rôle de l’étiquette-mot dans l’apprentissage de l’écrit

Dans notre recherche de détermination du rôle des objets graphiques dans l’activité de compréhension du fonctionnement de l’écrit par les élèves, notre attention s’est focalisée sur la mise en relation particulière de l’entité orale et de l’entité écrite, permise par l’étiquette sur laquelle figure un mot.

Avant d’expliquer ce que nous entendons par mot, il importe de justifier une focalisation sur le mot par l’existence d’une difficulté de conceptualisation chez les élèves de grande section de cette unité langagière.

Psychogenèse du concept de mot

Vygotsky (1930/1985) a élaboré une conception de l’instrument intellectuel que

constitue le mot, qui insiste sur le caractère évolutif de son contenu de signification. Depuis

ses travaux, il est admis que les significations des mots sont des formations dynamiques qui

changent à mesure que l’enfant se développe. La relation mot et signifié est donc soumise à

variation : non seulement le signifié d’un mot change, mais également « la manière dont la

réalité se trouve généralisée et reflétée dans ce mot » (p. 69). C’est dans cette mesure que le mot est un instrument de pensée. Vygotsky insiste sur la nécessité de considérer les directions d’évolution opposées entre deux aspects du langage : le « langage extérieur », phonique, et le « langage intérieur », sémantique. La maîtrise progressive du langage part d’une unité mot pour construire progressivement des discours complexes et, du point de vue de la signification, l’enfant part d’un tout, d’un ensemble signifiant et ce n’est que plus tard qu’il apprend à maîtriser des unités sémantiques distinctes.

D’un point de vue psychogénétique, l’élaboration du concept de mot est un processus à

peine entamé en grande section de maternelle. C’est ce que nous apprennent S. Brédart et J.A. Rondal (1982) dans un ouvrage consacré aux activités métalinguistiques de l’enfant. Ces

auteurs traitent des relations qu’établit un enfant entre un mot oral et l’objet du monde auquel

ce mot renvoie. Ils notent combien l’enfant éprouve des difficultés pour différencier le mot et

l’objet du monde auquel renvoie le mot. Selon eux, pour un enfant de quatre à cinq ans, ce qui

correspond à la moyenne section de l’école maternelle, les mots n’ont pas d’existence propre

et indépendante de celle de l’objet du monde auquel ils renvoient. Ainsi le concept de mot est

difficile à élaborer en partie parce que l’unité linguistique de mot est difficilement isolable

dans la langue parlée. Le linguiste Ullmann (1952), rappelle que, du fait essentiellement des

phénomènes de liaison, le mot n’est pas une unité phonétique stable nettement "détachable".

Les auteurs proposent l’hypothèse explicative suivante : « La nature éphémère du mot en

langue parlée et la prégnance des propriétés non linguistiques du référent dans la pensée métalinguistique de l’enfant semblent constituer autant de facteurs pertinents dans l’explication des difficultés observées » (p. 81). La capacité d’observer le mot en soi s’améliore avec l’alphabétisation. A six ou sept ans, année du CP, les enfants considèrent les

plus du point de vue de sa représentation mentale avec celle de l’objet du monde auquel il renvoie. L’évolution de la compétence métalinguistique est favorisée par la possibilité offerte par l’écrit de présenter sous une forme segmentée par des blancs le discours oral.

Ainsi, les élèves de grande section de maternelle, en tant qu’usagers du langage, ont une expérience des possibilités de désignation des mots. Pour autant, il ne sont pas encore en mesure de les considérer à un niveau métalinguistique comme des objets en soi, nettement circonscrits et isolables de l’expérience quotidienne qu’ils en ont.

Qu’entendre par « mot » d’un point de vue linguistique ?

Dans le prolongement d’une expérience humainement partagée et ordinaire, le mot a

une acception de sens commun basée sur une association "simple" du mot à un objet ou à un

événement du monde. Chaque locuteur, à partir de son entrée active dans l’usage des signes conventionnels que sont les mots, en construit une expérience. Dans cette approche associée aux situations quotidiennes, le mot est un outil langagier opératoire dont dispose un locuteur pour désigner le monde, mettre en mots son intention de communication. En conséquence, les

élèves ont une expérience langagière quotidienne qui leur fait associer mot et objet ou procès

du monde auxquels ces mots renvoient.

Dans son acception linguistique, le mot est un signe conventionnel composé de trois éléments : 1. un signifiant constitué de la forme sonore telle qu’elle subsiste dans la conscience des locuteurs ; 2. un signifié psychiquement activé par le signifiant, un "sens" ; 3. un élément non linguistique auquel se rapporte le signifié dans la conscience des locuteurs, une chose (S. Ullmann : 1952, p. 21). Outre ces trois éléments, l’ensemble dynamique comporte les relations que signifiant, signifié et objet du monde entretiennent entre eux. Entre signifiant et signifié existe un lien direct et réciproque de nature psychique : signifiant et signifié s’évoquent mutuellement ; ainsi, le nom d’un objet du monde fait advenir une représentation mentale de l’objet et réciproquement, la vision d’un objet génère l’activation

mentale du nom qui le désigne. F. Saussure (1906/1971) qualifie le lien entre signifiant et

signifié d’« arbitraire » (p. 100). E. Benveniste (1966) adhère à ce propos et insiste, quant à

lui, sur le caractère « nécessaire » de ce lien (p. 51). Pour Benveniste, « [l]e signifiant et le

signifié, la représentation mentale et l’image acoustique, sont donc en réalité les deux faces d’une même notion et se composent ensemble comme l’incorporant et l’incorporé. Le signifiant est la traduction phonique d’un concept ; le signifié est la contrepartie mentale du signifiant. Cette consubstantialité du signifiant et du signifié assure l’unité structurale du signe linguistique » (p. 52). On peut comprendre sans difficulté qu’une expérience associée à

un usage ordinaire des mots ne permette pas de distinguer ces deux entités « consubstantielles ». Entre le signifié et la chose, existe également une relation directe : la représentation mentale d’un objet du monde est constituée par les traces mémorielles des expériences passées du sujet au cours desquelles l’objet du monde tenait une place. Mais entre le signifiant et l’objet du monde n’existe aucune connexion directe : les deux entités ne sont reliées l’une à l’autre que par l’intermédiaire du signifié.

Un recours fréquent dans les Programmes de l’école maternelle

Le choix de l’étude de l’unité linguistique du mot se justifie aussi par son emploi très fréquent dans les Programmes de 2002 et, proportionnellement, encore plus fréquent dans ceux de 2008. Les Programmes de 2002 y recourent comme unité privilégiée pour établir une relation stable entre oral et écrit. Pour construire ce savoir, les Programmes de 2002 et de 2008 proposent un dispositif mobilisant un objet spécifique, l’imagier, qui associe une représentation iconique et le signifiant écrit. Les Programmes de 2002 évoquent la difficulté d’établir une relation stabilisée entre un continuum sonore et sa représentation segmentée à

l’écrit et proposent le mot comme une unité didactique privilégiée. Les Programmes de 2008

abordent la même difficulté linguistique d’une façon nettement moins développée et sur un

ton de relative évidence : « Grâce à l’observation d’expressions connues (la date, le titre

d’une histoire ou d’une comptine) ou de très courtes phrases, les enfants comprennent que l’écrit est fait d’une succession de mots où chaque mot écrit correspond à un mot oral ». L’étude des textes officiels qui suit les trois monographies montre que le souci d’enseigner l’écrit n’a pas toujours désigné le mot comme entrée à privilégier.

Un objet graphique scolaire ordinaire : l’étiquette

Une seconde justification de l’étude du recours au mot est que cette unité appartient

pleinement au monde scolaire dès la maternelle. Cette présence des mots comme objets

d’apprentissages divers est repérable dans l’ensemble des objets scripturaux. En effet, dans l’environnement d’écrits d’une classe, un grand nombre d’objets graphiques ont la particularité didactique de segmenter la langue. Ce sont le plus souvent des objets graphiques mobiles et directement, collectivement et/ou individuellement, manipulables tels que des

étiquettes. Les monographies permettront d’illustrer combien la nature des unités linguistiques isolées sur un support est variable : lettre, syllabe, mot, groupe de mots, phrase, texte. Dans le cas fréquent où l’unité graphiquement isolée dans le rectangle de l’étiquette est

de sa langue de communication ? En quoi les objets graphiques déplaçables favorisent-ils, ou non, une mise à distance par l’élève de sa langue ?

Ainsi, l’unité mot est fréquemment mobilisée dans les discours scolaires oraux et

écrits. Dans l’entreprise de fragmentation de la langue que réalisent les objets graphiques, cette unité sémantique est tout particulièrement représentée et manipulée. Par ailleurs, les enfants de grande section ne conceptualisent pas encore clairement le mot. Dans les monographies, nous observerons en situation scolaire comment les étiquettes-mots favorisent ou non la construction d’une relation stable entre entités orales et écrites, entre continuum oral et concaténation écrite.

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