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Une étude longitudinale de cas paradigmatique

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 113-120)

Chapitre 2. Stratégie de recherche

2. Une étude longitudinale de cas paradigmatique

MacKay et Chia (2013) reconnaissent que si la recherche qualitative est limitée, si elle se fait dans un seul contexte, une étude de cas unique, elle est inductive et permet de mieux comprendre la nature processuelle d’un phénomène. La nature de notre objet de recherche requérait de saisir la dynamique du bon sens dans la réalité organisationnelle telle qu’elle est vécue par les acteurs, au travers d’une étude qualitative longitudinale d’un cas unique.

S’agissant d’une première approche du concept de bon sens en sciences de gestion, nous souhaitions travailler sur une organisation qui constituait un cas non usuel pouvant être spécialement problématique ou spécialement bon. Nous devions identifier une entreprise dans laquelle le bon sens semblait proliférer. Stake (2005) recommande de ne pas avoir un cas au départ mais bien de choisir en fonction de ce que l’on cherche à étudier celui dont nous pouvons apprendre le plus. Nous ne cherchions pas dans notre étude à adresser la représentativité mais à prendre en compte la complexité et l’enchevêtrement qui se trouvent à la fois dans des évènements multiples qui se déploient dans un temps non linéaire, dans des contextes multiples et entrelacés, et mettre à jour les coïncidences plutôt que la causalité.

Pour cela, nous devions creuser en profondeur dans les significations et travailler à les relier avec le contexte et l'expérience. Un cas est une façon « d'encapsuler des significations complexes dans un rapport fini » (Stake, 2005 : 450). L’écrire sous forme de narration permet d’ailleurs aux lecteurs de découvrir les événements par procuration et d’en tirer leurs propres conclusions.

Flyvbjerg (2012 : 78) suggère que les cas atypiques ou extrêmes révèlent souvent plus d'information que les autres types de cas, car ils activent plus d'acteurs et plus de mécanismes basiques dans la situation étudiée. De plus, à la fois dans l'optique de comprendre et d'agir, il est souvent, d’après l’auteur, plus important de clarifier les causes profondes d’un problème donné et ses conséquences, plutôt que de décrire les symptômes du problème ainsi que la fréquence à laquelle il se produit. En outre, le cas atypique ou extrême permet à la fois une compréhension et une perspective orientée vers l'action (Flyvbjerg, 2006).

«The paradigmatic case transcends any sort of rule-based criteria. No standard exists for the paradigmatic cases because it sets the standard. […] It operates as a metaphor and may function as a focal point for the founding of schools of thought. » (Flyvbjerg (2013 : 80)5.

Notre étude étant de type exploratoire, le cas paradigmatique semblait tout à fait adapté. Nous avons décidé pour répondre aux besoins de cette recherche de nous attacher à un cas unique, extrême. Cependant, reconnaître qu’une organisation correspond bien avec un cas paradigmatique peut s’avérer difficile à expliquer, comme pointé par Flyvbjerg (2013) qui écrit :

« Heidegger says, you recognize a paradigm case because it shines […] Like other good craftsmen, all that researchers can do is to use their experience and intuition to assess whether they believe a given case is interesting in a paradigmatic context, and whether they can provide collectively acceptable reasons for the choice of the case. » (Flyvbjerg (2013 : 80-81)

Nous nous sommes attachés à établir des critères afin de déterminer et de justifier le caractère paradigmatique du cas retenu pour mener à bien notre enquête empirique sur le bon sens dans l’organisation. Pour ce faire, nous avons utilisé notre revue de littérature.

En effet, les deux perspectives du bon sens que nous avons nommées approche éthique et approche opérationnelle ont mis à jour non seulement l’importance du jugement pour le sens commun et de la réflexivité pour le sens pratique, mais également leurs influences réciproques et leurs interactions dans le processus dynamique du bon sens dans le contexte organisationnel.

Afin que notre terrain empirique soit un cas paradigmatique pour étudier le bon sens, deux conditions s’avéraient nécessaires. D’une part, il devait s’agit d’une entreprise communauté (Mintzberg, 2008) composée de membres attachés les uns aux autres par un sens commun « glue » de l’organisation. D’autre part, nous devions également trouver dans cette entreprise une véritable culture de la réflexivité.

Aussi, nous avons pu nous mettre en quête d’une entreprise où collecter nos données. Suivant les critères identifiés, nous avons cherché une organisation dans laquelle la dynamique du bon sens serait particulièrement « brillante », qui se différencierait des autres en mettant en avant une vision de l’entreprise comme étant avant tout une communauté de personnes. Ainsi, les membres de l’entreprise auraient un sens commun particulier reposant sur une vision commune de ce qu’est une entreprise, originale, explicite et partagée, qui les rendraient innovants dans leur pratique de l’organisation ainsi que dans leurs pratiques organisationnelles. Il nous a semblé judicieux de diriger notre recherche vers des entreprises présentant à la fois un modèle organisationnel atypique, et dans lesquelles semblait également se produire un bouillonnement d’innovations.

Notre stratégie pour trouver l’entreprise adéquate qui présenterait les caractéristiques ci-dessus énoncées, nous a conduit à nous inscrire à un cycle de séminaires intitulé « Economie et sens », proposé par l’Ecole de Paris du management.6 En effet, cette institution se présente comme un lieu de rencontre et de dialogue entre chercheurs et praticiens qui échangent pour « contribuer à un apport original au management original au management : exposé sur les développements théoriques nouveaux, témoignage d'un praticien sur une aventure qui a particulièrement sollicité ses talents, etc. » (www.ecole.org). Grâce à ces séances ainsi qu’aux archives disponibles sur internet, nous avons découvert des entreprises qui paraissaient répondre aux exigences du cas paradigmatique recherché.

Nous avons ainsi présélectionné trois entreprises dans lesquelles la dynamique du bon sens semblait être particulièrement développée et avons contacté leurs dirigeants. Nos démarches vers ces entreprises ont été menées en parallèle car nous n’étions à ce moment que guidés par notre intuition. Nous ne disposions d’aucun élément sur l’entreprise autre que le discours officiel porté par un des managers lors du séminaire. Nous avons toutefois rapidement éliminé l’une d’entre elle, la société A, après nous être entretenus avec son fondateur. En effet, il est apparu que A était déjà abondamment scrutée par des chercheurs et nous préférions ne pas être attendus en tant que chercheurs par des praticiens déjà rôdés à la recherche.

Nous avons abordé des responsables de la société B afin de vérifier s’il était possible et opportun d’y enquêter. Les modalités d’une collaboration ont été discutées lors de deux entretiens menés à bien avec des responsables des départements Ressources humaines puis Organisation. Il est apparu que si notre présence était acceptée, nous n’aurions probablement pas toute la liberté dont nous pourrions avoir besoin pour accéder aux données. Les managers avec lesquels nous

avons échangé souhaitaient avoir un droit de regard et de veto sur notre travail quotidien. Au risque de devoir interrompre notre enquête ou de ne pas pouvoir la mener à bien comme nous le souhaitions, nous avons renoncé à conclure un accord avec l’entreprise B.

En approfondissant les recherches, notamment sur internet, sur l’entreprise C, nous avons pris conscience que celle-ci constituait sans doute le cas paradigmatique idéal pour réaliser la partie empirique de notre thèse. Il nous fallait toutefois vérifier que tel était le cas, et que notre collecte pourrait se réaliser dans de bonnes conditions.

Le compte rendu de l’intervention du directeur général de l’entreprise C, trouvé dans les archives de l’Ecole du Management, constitue le discours officiel de l’entreprise. Celui-ci met en avant une vision partagée particulière de l’entreprise qui tend à montrer que le premier critère (un sens commun fort) semble très présent :

« Le mode de gouvernance de la coopérative et une vision partagée plaçant l’économie au rang des moyens et non des finalités, permettent de créer entre eux une affectio societatis, alors qu’ils exercent des métiers très divers […] Cette réflexion irrigue en permanence notre action » (SV, Associé et directeur général de C, 2011- italiques dans l’original).7

La lecture d’articles et l’audition d’émissions radiophoniques portant sur cette entreprise a révélé qu’il s’agissait d’une entreprise emblématique d’un modèle organisationnel original. En effet, C est une Coopérative d’Activité et d’Emploi (CAE), une entreprise atypique au sein de laquelle travaillent des entrepreneurs-salariés. Nous avons été frappés par ce concept qui nous paraissait faire la juxtaposition de deux concepts à priori totalement incompatibles, l’entreprenariat et le salariat. Ce statut permet à un entrepreneur de percevoir un salaire et de

bénéficier de la couverture sociale d'un salarié classique. En outre, les salariés de l’entreprise C ont des activités individuelles, très diverses. Ils sont membres d’une même organisation alors que chacun travaille à son projet personnel qui ne semble pas avoir de lien avec celui des autres. L’affectio societatis évoquée par le DG serait le ciment de la communauté. Elle semble permettre à tous les entrepreneurs salariés de partager une vision commune.

Le second critère de choix de l’entreprise concernait l’existence d’une culture de la réflexivité. Dans les archives que nous avons consultées avant de rencontrer les dirigeants de C, nous avons constaté que ceux-ci revendiquent de développer l’entreprise et de la faire évoluer grâce à une démarche de recherche action, « une pratique émergente au fur et à mesure qu’elle se construit. Elle revendique, comme cadre épistémologique, la recherche-action en tant que mode privilégié de production des connaissances en économie sociale (Desroches, 1981 ; Draperi, 2008) » (Delvolvé & Veyer, 2009 : 1).

Plus nous nous sommes rapprochés de cette entreprise C, et plus celle-ci s’est révélée être atypique dans sa pratique de l’organisation ainsi que dans ses pratiques organisationnelles. Nous avons d’ailleurs rapidement dû abandonner toute tentative de rapprocher cette organisation et son fonctionnement à des modèles d’entreprises plus classiques, scindées par exemple en départements. Nous avions ainsi probablement déniché le terrain empirique idéal où le bon sens brillait, correspondant aux préconisations des chercheurs qui recommandent de

« chercher le particulier plutôt que l'ordinaire » (Staker, 2005 : 447).

Toutes les démarches que nous avons menées à bien ensuite afin de nous rapprocher de la société C nous ont confortés dans nos impressions de départ. Cette entreprise constituait un terrain idéal pour mener à bien notre collecte. La facilité avec laquelle nous avons pu prendre rendez-vous pour échanger avec le directeur général, ainsi que le déroulé de l’entretien lui-même, nous ont permis de réaliser qu’une opportunité pouvait être saisie. Il est apparu que notre

présence dans l’entreprise ne serait pas contractuelle, mais qu’elle serait conditionnée à l’accord quotidien des acteurs que nous souhaitions observer. Nous serions assis « dans un coin », avec notre ordinateur et notre cahier.

Nous avons pu ainsi mener à bien une étude ethnographique dans des conditions réellement optimales. Non seulement notre terrain semblait être le cas paradigmatique idéal, mais aussi nous pouvions y inscrire notre stratégie de recherche telle qu’induite par l’épistémologie que nous avions sélectionnée.

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 113-120)