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Analyse : deuxième palier

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 196-200)

Chapitre 2. Une plongée dans Coopaname

E. Analyse : deuxième palier

Pour mener à bien notre analyse, nous avons eu recours à notre outil méthodologique, la rupture, grâce à laquelle nous avons pu mettre à jour la logique de la pratique des acteurs. La rupture consiste en une interruption temporaire de la pratique, une « panne » (Sandberg et Tsoukas, 2011) qui se manifeste et interrompt l’action.

La rupture peut soit émerger d’une situation, soit être consciemment provoquée. Dans le premier cas, elle occasionne une prise de conscience des différences entre ce qui était attendu et ce qui survient, alors que dans le second, elle permet de découvrir les possibilités et les potentialités d’une situation. Les deux types de ruptures ont été étudiés ici.

Toutefois, pour les théoriciens auteurs de cette proposition (ruptures provoquées/ruptures émergentes), il nous semble que la rupture provoquée soit présentée comme étant la prérogative

des chercheurs. Or dans notre étude, il apparait nettement que les acteurs s’emparent de la rupture et l’utilisent comme un outil organisationnel à part entière comme nous l’avons mis à jour par notre analyse.

L’analyse du déroulement de chaque atelier du cycle de formation initiale destiné aux nouveaux coopanamiens montre un fort recours à la rupture provoquée. Celle-ci est ancrée dans des dispositifs empiriques appelés indifféremment des méthodes, des outils ou des exercices qui sont proposés aux participants à chaque début d’atelier. Ainsi, les porteurs de projet sont invités à confronter ce qu’ils s’apprêtent à développer et qui est le plus souvent à l’état embryonnaire d’idée, avec la réalité. Ils s’expriment d’abord sur leur intention, la situation professionnelle qu’ils visent, puis peuvent constater l’écart entre celle-ci et leur réalité quotidienne d’entrepreneur. Les ruptures qualifiées de premier ordre par Sandberg et Tsoukas (2011) et qui pourraient passer inaperçues sont mises en relief de façon délibérée et intentionnelle. Elles sont ainsi transformées en ruptures provoquées et permettent la réflexivité.

Compte tenu du fait que les ateliers sont facultatifs et qu’ils peuvent être faits dans n’importe quel ordre, ils ne sont pas suivis exclusivement par des personnes entrées le même jour. Il n’est donc pas possible de schématiser une démarche qui serait commune à tous les nouveaux coopanamiens. Toutefois nous observons que chaque atelier est toujours construit sur une base empirique, et qu’il est structuré de façon identique en deux temps que nous avons nommés pour plus de facilité le moment froid et le moment chaud.

Le moment froid

Dans un premier temps, ces exercices incitent les participants à interroger certains aspects spécifiques, pratiques, de leur projet. Outre procurer une aide pour par exemple savoir comment

déterminer le prix d’un produit ou d’un service, les ateliers sont surtout des occasions de réflexivité. Les questions posées sont ouvertes et n’appellent pas de réponse précise et définitive. L’exercice réussi est celui qui met l’entrepreneur en posture de réflexivité. Celui-ci est ainsi placé hors de sa zone de confort. Il est conduit à élargir son champ de réflexion à la fois dans l’espace et dans le temps. En développant sa réflexivité il ne se limite plus à ce qui est évident et immédiat.

Lors de chaque atelier, l’animateur amène très rapidement les participants à faire un constat personnel pratique qui procure une impulsion pour déclencher la réflexivité des entrepreneurs. Les ateliers ne sont pas conçus comme des lieux de formation à la communication, à l’établissement des prix ou au démarchage commercial par exemple. Ils constituent en revanche à chaque fois une occasion de se poser des questions pertinentes sur le projet lui-même, et au-delà de celui-ci, sur les choix de vie et les valeurs des individus. Cci construisent ainsi eux-mêmes leur propre démonstration et mettent à jour certaines incohérences de leur projet.

Même s’ils disposent ainsi d’un état des lieux de leur projet sur lequel ils peuvent ensuite travailler, bien souvent leur constat les démoralise car ils voient apparaître des problèmes qu’ils ignoraient jusque-là ou qu’ils esquivaient délibérément Nous proposons de qualifier ces premiers moments des ateliers de moments froids. En effet, les porteurs de projet se retrouvent brutalement confrontés à leurs difficultés. Ils prennent conscience des différences existant entre ce qu’ils imaginaient et la réalité de la situation à laquelle ils doivent faire face et gérer.

Ainsi la rupture est volontairement provoquée par les animateurs qui se servent pour ce faire de différents outils pour déclencher la réflexivité. Le dispositif varie en fonction des ateliers, mais il est similaire à chaque fois pour tous les participants. Pour les porteurs de projets, les ruptures mises à jour émergent à chaque fois de leur situation personnelle. Elles sont donc variables. Ce qui apparait à chacun est contextuel et spécifique. De ce fait, nous pouvons conclure que, dans

le contexte organisationnel, la rupture constitue toujours un moyen de cultiver la réflexivité, même si elle n’est pas clairement identifiée par les différents acteurs comme étant de premier ou de second ordre. En outre, celle-ci concerne d’abord des aspects pratiques, même si ceux-ci impliquent pour les participants de réfléchir également à des questions de sens.

Le moment chaud

Après le moment froid induit par la rupture provoquée, qui sort les participants de leur zone de confort, un second moment se produit alors au sein de chaque atelier auquel nous avons assisté. Les porteurs de projets sont affectés par la démonstration empirique qu’ils viennent de faire de leur projet. Ils sont parfois choqués. Tous les présents discutent et échangent collectivement sur chaque projet. La réflexion individuelle sur les projets personnels prend ainsi systématiquement une dimension collective. Aussi, il s’agit d’un moment de réconfort que nous avons nommé le moment chaud

Le rôle de l’animateur consiste à ce moment-là à aider les entrepreneurs à calmer leurs angoisses. Il dit et répète que « c’est normal, tous passent par-là » (observations). Il rassure les participants en leur rappelant qu’à Coopaname ils sont entourés, soutenus, et que l’on veille sur eux. Ils peuvent prendre tout le temps nécessaire à leur réflexion, changer d’orientation, voire d’activité. Ils n’ont qu’à se concentrer sur la réussite de leur projet. Des personnes sont là pour leur éviter de prendre des risques et de se mettre en danger.

En leur proposant de relativiser, il les incite à prendre du recul et à mettre leur projet et leurs difficultés en perspective. Il les encourage à découvrir d’autres façons de faire qui seraient plus adéquates, et leur suggère de poursuivre leur réflexion et d’explorer des potentialités qui se seraient révélées bien qu’ils n’en n’aient pas totalement conscience sur le champ. Ce moment

chaud est initié par l’animateur mais nous avons observé que l’ensemble des coopérateurs y participe. En réalisant ces exercices ensemble, ils constatent qu’ils ne sont pas seuls à rencontrer des difficultés. Ils se conseillent et s’encouragent mutuellement. Il y a de nombreuses discussions lors des ateliers et certaines se poursuivent bien au-delà.

Le moment chaud est renforcé par l’animateur qui aborde toujours en fin d’atelier le sujet de la vie collective à Coopaname. Les nouveaux entrants sont incités à aller vers les autres coopérateurs. Il présente notamment des formations internes conçues par des entrepreneurs. Il conseille de se rendre à toutes les réunions d’information et d’échanges, de rejoindre des communautés de collaboration et de coopération, des « collectifs ». Les porteurs de projets ayant constaté que rencontrer leurs pairs pouvait les aider dans leur entreprise, ils sont sensibles aux arguments présentés. Nous avons d’ailleurs rencontré un grand nombre d’entre eux lors de ces évènements, montrant que si la réflexivité est initiée par les ateliers, elle se poursuit bien après que ceux-ci se soit achevés.

L’alternance des moments froids et des moments chauds.

Notre analyse a mis à jour que chaque nouvel entrant a sa propre démarche, assiste ou non aux ateliers, dans l’ordre et aux dates qui lui conviennent. Pour ces raisons, chaque atelier est un groupe de travail éphémère. Les porteurs de projet apprennent ainsi à travailler au sein de différentes communautés. Grâce à toutes les rencontres qu’ils font, les nouveaux entrants s’acclimatent rapidement à l’entreprise. Ils s’habituent à partager leurs émotions et s’ouvrent à celles des autres. En exposant leurs difficultés, ils montrent leurs faiblesses mais aussi les valeurs auxquelles ils tiennent. Ils adoptent ainsi non seulement la façon de procéder en vigueur dans l’organisation, mais ils font leurs les valeurs et le système de référence de la communauté.

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 196-200)