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La réflexivité

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 70-77)

Chapitre 1. Etat de l’art

E. La réflexivité

Le bon sens – sens pratique consiste à changer de navigation, à louvoyer, voire à emprunter des chemins bizarres (les « Strange routes » de Mintzberg, 1988).Il repose sur l’observation et les ressentis de la réalité organisationnelle. Mintzberg (1988) propose d’illustrer cela par l’image des mains et de l’esprit (« Hands and minds »). Il recommande, comme le fait également Weick (1998) entre autres, de prêter attention aux interrelations, d’agir tout en pensant, et d’interpréter en étant engagé dans l’action. L’élément clef du faire est la réflexivité. La réflexivité englobe les causes, la complexité des interactions, l’interdépendance causale ainsi que tous les systèmes en présence.

L’action située (Suchman, 1987) répond à d’innombrables d’affirmations et présupposés d’arrière-plan qui requièrent de constamment s’ajuster aux circonstances, de traiter les contingences, ainsi que d’agir au bon moment en saisissant les occasions favorables. Le bon sens s’accompagne d’une vigilance constante qui permet d’appréhender la situation dans son ensemble afin de tenir compte de ce qui la rend singulière et fragmentée. Il intègre les émotions, favorise l’étonnement en faisant naitre le sentiment de perplexité (Shotter et Tsoukas, 2014).

Le bon sens – sens pratique accepte l’incertitude et tient compte de toutes les ambiguïtés. Il met à profit toutes les ruptures de sens et les étonnements qui sont autant d’occasions de réflexivité pouvant amener à sortir des automatismes (Sandberg et Tsoukas, 2011). La réflexivité ne peut pas être réservée à un moment spécifique, détaché de l’action, car elle y est imbriquée. Elle peut avoir lieu pendant, et/ou après l’action, elle se tient dans le brouillard de l’action (Yanow et Tsoukas, 2009). La réflexivité est donc transverse car elle se déroule au travers de plusieurs contextes organisationnels. L’individu est immergé dans une situation dont il n'a pas la maîtrise

(Weick, 2003). En tenant compte du fait que tout est inter-relié et donc n’est pas maitrisable, la réflexivité permet de prendre en compte toutes les particularités des situations dont il existe une infinité de cas particuliers. Le bon sens – sens pratique est une façon de voir et de savoir qui permet d’articuler ensemble de multiples éléments interconnectés.

Les travaux de Mintzberg (1988) vont dans le même sens. En assimilant le manager avec un potier, il s’intéresse à la dimension artisanale de la stratégie (« Crafting strategy »). Grâce à cette métaphore, il propose une autre vision de la stratégie que celle qui est habituellement proposée en sciences de gestions. Ainsi, les vrais artisans sont selon lui, ceux qui combinent savoir et compréhension intime de tous les éléments qui composent la situation.

«And if they are truly craftsmen, they bring to their work an equally intimate knowledge of the materials at hand. That is the essence of crafting strategy. » (Mintzberg, 1988 : 73).

En ayant une vision périphérique de ce qui se passe, ils peuvent non seulement trouver mais aussi inventer des stratégies qui peuvent soit émerger soit être délibérées.

« Now imagine someone crafting strategy. A wholly different image likely results, as different from planning as craft is from mechanization. Craft evokes traditional skill, dedication, perfection through the mastery of detail. What springs to mind is not so much thinking and reason as involvement, a feeling of intimacy and harmony with the materials at hand, developed through long experience and commitment. Formulation and implementation merge into a fluid process of learning through which creative strategies evolve. » (Mintzberg, 1988 : 72).

L’approche éthique du bon sens par le sens commun nous a permis d’identifier l’importance du jugement. Nous avons vu que celui-ci est indispensable à la pratique. L’approche que nous avons nommée opérationnelle nous permet de constater que le bon sens comme sens pratique met en lumière la réflexivité. Le sens pratique réflexivité permet à l’acteur de tirer profit de la

marge de manœuvre, l’espace de liberté dont il dispose, pour adapter sa manière de faire. En outre, si cette seconde perspective, opérationnelle, accorde plus d’importance au sens pratique, elle permet de confirmer que celui-ci se combine toujours avec des préoccupations de sens commun. Cela corrobore que les deux dimensions du bon sens sont différentes mais inextricablement liées. La réflexivité et le jugement sont centraux dans l’action, car l’acteur se réfère pour agir à des valeurs subjectives. Il doit s’accorder à des croyances normatives, de façon à procéder de façon logique, comme allant de soi, légitime aux yeux des membres de sa communauté. Etudier le bon sens dans l’organisation implique donc de nous pencher sur l’examen du jugement mais aussi de la réflexivité. Comment se cultive la réflexivité est une seconde interrogation à laquelle il nous faut répondre dans notre étude.

Conclusion de l’état de l’art

Nous avons vu que le bon sens est un concept polysémique dont il existe plusieurs définitions. Le recours aux travaux de Bourdieu (1980) nous a permis de lever les ambiguïtés en considérant le bon sens comme comportant deux notions différentes, le sens commun et le sens pratique. Nous avons ainsi pu passer en revue les présupposés des théories organisationnelles, et identifier deux perspectives principales de ce concept, que nous avons nommées pour en faciliter l’exposé mais sans toutefois établir un classement définitif fermé.

L’approche que nous avons nommée éthique fait prévaloir le sens commun. C’est une perspective sociale de l’organisation vue comme une communauté de coopération. Dans cette perspective, le sens commun est crucial pour la vie organisationnelle car il établit un système de référence qui constitue la norme pour les membres de la communauté. Il leur permet d’émettre un jugement et procure un cadre pour l’action. Cela nous montre que le jugement apparait comme la propriété fondamentale du sens commun. En outre, nous avons vu que le sens commun n’est pas figé car il est confronté à la pratique.

La seconde perspective, que nous avons proposé d’appeler l’approche opérationnelle, fait prévaloir le sens pratique. Nous avons examiné ainsi le bon sens sous l’angle productif, l’organisation étant d’abord vue comme un moyen et un lieu de production. Cette étude de la littérature dévoile que le sens pratique concerne à la fois la compréhension et le savoir. Il s’agit d’un même processus qui combine des notions toujours interdépendantes. Le sens pratique intègre tous types de savoirs et les combine avec des considérations abstraites et morales qui diffèrent en fonction de la communauté. La réflexivité apparait comme la propriété fondamentale du sens pratique.

Notre revue de littérature montre que le sens commun et le sens pratique sont inséparables quelle que soit la perspective adoptée. Nous avons constaté que les deux dimensions sont inextricablement liées. Ce qui change avec la perspective est seulement le dosage entre sens pratique et sens commun.

Nous avons en outre montré que le bon sens possède deux propriétés fondamentales qui sont le jugement d’une part et la réflexivité d’autre part. Le bon sens est perpétuellement reconfiguré par les interactions sociales et par les pratiques. Les référentiels des individus et des communautés évoluent, les notions de bien et de mal varient. L’acteur doit aligner sa pratique de façon continue. Le bon sens est une attitude dynamique qui consiste à combiner et à balancer afin de trouver à chaque instant la juste mesure entre des limites variables et floues, en modification constante. La réflexion et le jugement sont en interaction perpétuelle.

Nous proposons d’illustrer le bon sens en recourant à la métaphore du tissu : Le sens pratique et le sens commun sont deux fils, qui, comme la chaine et la trame, s’entrelacent par le tissage et constituent un tissu. Le bon sens est fait de deux fils qui se tissent continuellement dans l’espace-temps. Aussi, le bon sens est bien un processus d’articulation entre trois éléments que nous proposons d’illustrer au moyen de l’œuvre de Vasarely (1978) reproduite ci-dessous.

Ce tableau (illustration 2), qui porte le nom de « Vega », est un exemple de « l’alphabet plastique » créé par l’artiste. Cet alphabet consiste à combiner et à permuter une multitude de propositions à partir de deux fils. Ici, nous assimilons par exemple le sens commun au fil blanc, et le sens pratique au fil noir. Ceux-ci s’entrelacent l’un à l’autre comme le font le sens commun et le sens pratique dans le bon sens.

Illustration - 2 : Analogie du bon sens avec le tissage.

VEGA - Vasarely (1978)

Ce tissu résulte d’un tissage, un processus dynamique qui perdure tant qu’il y a bien deux fils imbriqués. En effet, si un fil casse, le tissage se défait et le tissu n’existe plus. Cependant, nous pouvons observer que le tissage n’est pas régulier. En effet, le tissu montre des irrégularités : Tantôt le tissu comporte plus de noir que de blanc. Parfois, le tissu semble être distendu (tissé lâche) ou au contraire resserré (tissé serré). En outre, l’orientation des fils peut varier.

L’analogie de ce tableau avec le bon sens montre, d’une part, que les deux dimensions, sens commun et sens pratique, sont également indispensables au bon sens qui est une dynamique continue, et d’autre part, que celui-ci est toujours différent. Le tissage est le processus qui fait le tissu, comme l’entrelacement du sens commun et du sens pratique font le bon sens. Le tissu et le bon sens sont contextuels et spécifiques. Aussi nous proposons de voir l’œuvre en trois dimensions, en y ajoutant l’espace-temps que constitue le contexte. Si la fabrication du tissu par le tissage peut être déléguée à des artefacts non-humains, un humain intervient toujours dans le processus pour procéder aux ajustements nécessaires aux spécificités du contexte.

Nous avons constaté que la perspective du bon sens dans les théories organisationnelles semblait mener à des résultats proches de ceux qui ont été amplement étudiés dans les théories de l’apprentissage organisationnel comme par exemple celles portant sur les relations entre ce dernier et la management de la crise (voir par exemple Antonacopoulou et Sheaffer, 2014) , ou bien Nonaka, Chia, Holt et Peltokorpi (2016) qui se rejoignent afin de proposer de passer à un management de la sagesse plutôt qu’à celui de la connaissance.

Première partie : Théorie

Chapitre 2. Cadre conceptuel et question de

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