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Le sens pratique savoir

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 62-68)

Chapitre 1. Etat de l’art

C. Le sens pratique savoir

Nous avons vu que trouver sa façon de faire nécessite de combiner des informations multiples, pratiques, sensibles et sociales. L’individu qui projette une action doit pouvoir en entrevoir les résultats. Cela n’est pas possible si la situation ne fait pas sens pour lui, si elle lui parait absurde car des informations se contredisent ou sont manquantes. La façon de faire peut être intuitive ou raisonnée. Elle varie. L’individu stocke l’ensemble de ses expériences, consciemment ou non, et utilise en pratique dans l’instant l’ensemble des connaissances qui ont été constituées en vue de l’action.

Dans la littérature en sciences de gestion, le sens pratique serait trop souvent confondu avec la rationalité. Chia et Holt (2008) écrivent par exemple qu’il existe une hypothèse largement répandue, à la fois dans le milieu académique et parmi les praticiens, que le succès d’une

entreprise serait fonction de son intelligence pratique, c’est-à-dire sa capacité à adapter l’action de façon à arriver à un but satisfaisant.

« A firm’s success is a function of its intelligence: the ability to act and modify action in the pursuit of satisfactory outcome. » (Chia et Holt, 2008 : 141).

Le sens pratique s’apparente ici à l’ingéniosité car il combine l’intuition, la clairvoyance, la feinte et un sens de l’opportunisme (Chia et Holt, 2009). Il est assimilé à la ruse (« cunning ») dont l’efficacité est étroitement liée, d’après ces auteurs, à l’habitus de Bourdieu (1980).

« [It] is a style, demeanour, and culturally mediated set of predispositions inscribed onto material bodies that result in a propensity to act in a manner congruent with the demands of a shifting and evolving situation ». (Chia et Holt, 2009 : 197).

De la même manière, Mackay, Zundel et Alkirwi (2014) attachent au sens pratique une capacité à apporter une réponse adaptée aux circonstances toujours changeantes.

« [It] includes the skill of the sailor or farmer in reading and responding to the formidable forces of nature; the flair of the politician in spinning arguments; the experienced diagnostic glance of the doctor; and, more generally, the instinctual, subtle and learned application of a craft (techne) in a situated response to unfolding circumstances (Detienne and Vernant, 1978; Klein, 1986) ». (Mackay, Zundel et Alkirwi (2014 : 45).

En outre, le sens pratique peut également constituer, d’après ces auteurs, une forme de résistance à l’évaluation et aux systèmes destinés à contrôler les acteurs. Ce point de vue est partagé par exemple par Van de Ven et Poole (2005), qui critiquent la logique causale. Pour eux, cette dernière tend à ignorer le sens pratique car elle minimise le poids de logiques autres que la sienne, alors même que celles-ci sont requises dans des situations toujours particulières.

Tsoukas et Hatch (2001) indiquent que la logique et la causalité sont parfois confondues alors qu’il s’agit de notions différentes. Cette confusion résulterait selon eux de l’absence de prise en compte du rôle de l’expérience qui se développe au fur et à mesure du temps. Cela entrainerait des paradoxes et des contradictions entre la réflexion et l’action.

« Such paradoxes and contradictions, by definition, cannot be handled by propositional logic according to which one should aim for consistency and non-contradiction in (as well as between) one’s thinking and one’s acting. » (Tsoukas et Hatch, 2001 : 994)

Le sens pratique ne peut pas être assimilé au savoir formel, même si celui-ci est basé sur l’expérience, car il ne laisse pas de place à l’intuition qui est pourtant primordiale. Comme le soulignent Chia et Holt (2009), l’action stratégique, même délibérée et planifiée, comporte toujours une part d’instinct et d’intuition liées à l’expérience de l’acteur.

« Acting strategically is as much an instinctual, habitual and unthought response to experience as it is a deliberate, planned effort. Within complex environment, strategic action […] is about attaining and sustaining a set of organized relationships nested within wider systems in order to experience the possibility of doing things differently and, potentially, better. » (Chia et Holt, 2009 : 112).

Le bon sens – sens pratique s’acquiert par l’expérimentation et l’expérience de la vie quotidienne. C’est ainsi qu’il est assimilé comme nous l’avons vu plus haut par March et Olsen (2004) à une quête de l’action appropriée à la situation. Pour Nonaka et nombre de ces co-auteurs (Nonaka et Toyoma, 2007 ; Nonaka et Takeuchi, 2011 ; Nonaka et al. 2014), le bon sens – sens pratique s’inscrit dans une triade de savoirs.

Si Nonaka and Toyama (2005) proposent tout d’abord un modèle de création du savoir organisationnel qui repose sur une dyade entre savoir tacite et savoir explicite, ils le font évoluer

en un modèle triadique en y intégrant le bon sens, qu’ils assimilent à la « glue » qui permet de faire tenir ensemble le « savoir pourquoi » de la théorie scientifique avec le « savoir comment » de l’adresse pratique et le « savoir quoi » qui concerne l’objectif poursuivi.

« A knowledge-creating firm must be capable of immediate action in response to the various Ba (defined as a shared context in motion) that emerge and disappear in real time, both inside and outside the organization. […] As knowledge is created in dynamic interactions with the environment, managing the knowledge creating process requires the ability to foster and manage those interactions according to the situation. […] With phronesis as the synthesizing glue, we can explain the practical, subjective, and future-creating aspects of the dynamic process of strategy building and execution in the knowledge-creating company. » (Nonaka and Toyama, 2007 : 378).

En tant que sagesse de la pratique, le bon sens serait un troisième type de savoir, différent des savoirs tacites et explicites, mais lié inextricablement avec ceux-ci. Il serait issu de la combinaison et de la synthèse de ces derniers et serait donc à la fois théorique et pratique. Le sens pratique qu’ils appellent sagesse de la pratique ou phronesis, est un savoir qui émerge de ce qui nous apparait de l’expérience, et qui s’articule avec ce que nous savons de façon tacite et implicite.

« A triad relationship of knowledge that integrates and synthesizes tacit and explicit knowledge and creates a third type of knowledge, phronesis. » (Nonaka et al. 2014:137).

Le sens pratique est ainsi la façon d’expliciter l’ensemble de nos savoirs en les articulant ensemble, sans présumer de la fiabilité de chacun des savoirs ainsi combinés. Le sens pratique permet de faire à partir d’un tout. Il combine l’expérience et l’intuition, la réflexion et l’impulsion (Weick, 1998) qui en parle comme d’une attitude :

« The attitude of wisdom: Ambivalence as the optimal compromise. » (Weick, 1998 : 1)

March (1976) déplore que seuls soient pris en compte dans l‘action individuelle comme organisationnelle, les moyens et les fins. Pour lui, il existe d’autres considérations qui ne sont pas prises en compte car elles ne sont pas considérées rationnelles, alors même qu’elles sont essentielles pour l’action.

« We justify individual and organizational action in terms of an analysis of means and ends. Impulse, intuition, faith and tradition are outside that system and viewed as antithetical to it. Faith may be seen as a possible source of values. Intuition may be seen as a possible source of ideas about alternatives. But the analysis and justification of action lie within the context of reason. » (March, 1976 : 255).

Le sens pratique est constitué de tous les savoirs constitués en vue de l’action, qu’il n’y a pas lieu de chercher à différencier comme avancé notamment par Flyvbjerg (2001) et Chia et Holt (2009). Assimilé à la ruse, le sens pratique nécessite d’appréhender immédiatement les circonstances et de trouver comment s’extraire des problèmes en passant par des brèches grâce à l’intelligence que les auteurs nomment « situationnelle » (MacKay, et al, 2014). Elle permet de découvrir des façons de faire plus à même de répondre à aux besoins d’une situation sans toutefois pouvoir être réduite à des règles qui seraient universelles.

«It may lead to alternative courses of actions in line with situational demands, while it cannot be reduced to a set of universal rules […] also presents a further alternative to the ideal of modern science. » (MacKay et al, 2014 : 421).

Le sens pratique est ainsi l’instinct de survie « basique » de celui ou celle qui reste vigilant et peut ainsi tirer avantage des situations.

« To be vigilant is to remain alive to vague and diverse and seemingly minor occurrences; it is to look beyond the abstract confines of data-based analysis; it is to absorb contradictions […]. It becomes a cultivated art for reversing unfavorable or disorienting or even unrecognized situations into ones replete with potential that involves alertness, sensitivity, and a peculiar disposition that is particularly attuned to emerging opportunities contained in unfolding circumstances. » (Chia et Holt, 2009 : 197).

Le bon sens - sens pratique est aussi un savoir de l’expérience qui concerne la compréhension et qui repose sur les perceptions des sens. L’expérience accumulée constitue un répertoire grâce auquel l’acteur dispose pour agir d’un ensemble de situations parmi lesquelles il peut trouver des critères de similarité et de congruence selon March (1976). Ce théoricien avance même que l’acteur se réfère plutôt à des probabilités ou à des valeurs afin d’agir. Il recommande de parfois suspendre temporairement le système d’intelligence raisonnée et de traiter l’expérience comme une théorie.

March (1976) propose ainsi de s’attacher à « l’activité ludique » (« playfulness »), mettant en avant que l’expérimentation est contextuelle, qu’elle est contingente à la situation et immanente à l’acteur. Dans cette perspective, le sens pratique est ce qui permet de jouer, le jeu pouvant être considéré comme l’instrument de l’intelligence. Savoir jouer nécessite de connaitre les règles du jeu, de façon à pouvoir les suspendre temporairement afin d’explorer des règles alternatives qui seraient plus pertinentes. Le sens pratique concerne le faire, la façon de trouver la réponse la plus adéquate au contexte.

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 62-68)